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Geneva School Reader in Linguistics: Geneva School Reader in Linguistics

Geneva School Reader in Linguistics

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LINGUISTIQUE STATIQUE: QUELQUES PRINCIPES GENERAUX*

La première question qu’on ait à se poser dans la linguistique statique, c’est la question des unités ou entités à reconnaître; mais ce n’est pas celle qui permet de pénétrer le plus facilement dans ce qui constitue la langue. On peut admettre provisoirement que nous connaissons ces unités, qu’elles nous sont données, quitte à y revenir plus tard, et parler des mots de la langue comme si c’étaient des touts séparés en eux- mêmes, en s’appuyant sur ce fait empirique que les grammairiens et tous ceux qui ont écrit leur langue ont su distinguer des mots.

Voyons donc, sans scruter la question, non pas l’unité du mot, mais les mots, les unités qu’on a sous la forme des mots.

1. Nous prenons d’abord les mots comme termes d’un système; et il y a nécessité de les envisager comme les termes d’un système. Tout mot de la langue, en effet, se trouve avoir rapport à d’autres mots, ou plutôt il n’existe que par rapport aux autres mots et en vertu de ce qu’il a autour de lui. C’est ce qui devient très clair quand on se demande en quoi consiste la valeur d’un mot, quoique au premier moment une illusion nous fasse croire qu’un mot peut exister isolément. L’unité d’un mot ne vaut, à tout moment, que par opposition à d’autres unités semblables.

Toutefois, dès à présent, il faut constater que le rapport et la différence des mots entre eux se déroulent selon deux ordres, dans deux sphères tout à fait distinctes. Chacune de ces deux sphères sera génératrice d’un certain ordre de valeurs, et l’opposition même qu’il y a entre les deux rend plus claire chacune d’elles. Il s’agit de deux façons de coordonner les mots. Il y a:

a) La coordination syntagmatique (ou la sphère des rapports syntagmatique s). Exemple: contre tous. Ici il y a un  rapport qui lie d’une certaine façon contre avec tous. On peut l’exprimer ainsi:

Contremarche donne lieu à une observation semblable; mais ici, il y a deux rapports à distinguer:

De même, dans magnanimus, on distingue 1) un rapport entre magn- et animus; 2) un rapport de l’élément animus à l’ensemble, au tout composé:

Cette combinaison donnant lieu à certains rapports peut être appelée un syntagme. C’est la combinaison de deux ou plusieurs unités également présentes, qui se suivent. Si elles se suivaient sans offrir aucun rapport entre elles, nous ne les appellerions pas syntagme; mais plusieurs unités consécutives ayant rapport entre elles forment un syntagme.

Les rapports qui sont propres aux syntagme s, par opposition à l’autre genre de rapports, qui viendra ensuite, se déroulent dans l’étendue; ils ont pour support la suite des unités dans l’étendue, laquelle n’a qu’une seule dimension et une seule di- rection. Les termes opposés entre eux se trouvent dans une opposition spatiale, et le jeu qui s’établit entre eux a pour base ce principe spatial (L’espace dont nous parlons est, bien entendu, un espace de temps). Ce qui coexiste syntagmatiquement coexiste dans l’étendue, comme les pièces d’une machine, mais selon une seule dimension.

A côté de ce groupe de rapports, il y a:

b) La coordination associative, par association psychique d’un mot avec d’autres termes existant dans la langue. Exemple: un mot comme enseignement appellera, de façon inconsciente pour l’esprit, l’idée d’une foule d’autres mots qui, par un côté ou par un autre, ont quelque chose de commun avec lui. Ce peut être par des côtés très différents: enseignement se trouvera compris, par exemple, dans une série associative  avec enseigner, enseignons, enseigne, etc. Ici, il y a quelque chose de commun dans l’idée représentée et quelque chose de commun dans l’image acoustique: le signifié et le signifiant forment ensemble cette série associative.

On peut avoir enseignement dans une autre série associative reposant également sur un rapport de signifiant à signifié, mais dans une autre partie du mot:

enseignement
armement
rendement, etc.

Il pourra y avoir association seulement au nom du signifié:

enseignement
instruction
apprentissage
éducation, etc.

Il peut même y avoir association par simple communauté d’images auditives:

all. blau “bleu”

durchbläuen “frapper de verges” (pas de rapport avec blau)

On a donc, inévitablement, diverses séries d’association, tantôt au nom de la communauté double du sens et de la forme, tantôt uniquement par la forme ou par le sens. Le fait même que enseignement est un substantif crée un rapport avec tous les autres substantifs, sous la forme d’une série associative. Ces associations peuvent être considérées comme existant dans le cerveau aussi bien que les mots eux-mêmes. Un mot quelconque évoque tout de suite, par association, tout ce qui peut lui ressembler.

Cette coordination se déroule dans une tout autre sphère que la première. Elle n’a pas pour support l’étendue, et ce n’est pas au nom de leur place dans une chaîne

que l’on pourra marquer les rapports entre ces différentes unités. Du reste, enseignement n’est pas nécessairement le premier terme dans la série: il est plutôt comme au centre d’une constellation. Tout aussi bien enseigner que enseignement évoque des rapports qui se déroulent dans notre esprit, sans qu’intervienne l’espace.

Voilà les deux manières dont un mot entre en rapport avec ses congénères. Comme c’est le rapport d’un mot avec les autres qui fait le mot, cette distinction de deux sortes de rapports est fondamentale.

Observations:

1) L’expression “ce qu’un mot a autour de lui” comporte donc deux sens différents, suivant qu’on a en vue la sphère syntagmatique ou la sphère associative. Syntagmatiquement, l’en- tourage d’un mot, c’est ce qui vient avant ou après, c’est-à-dire le contexte. Associativement, c’est ce qui lui est uni simplement par le lien de la conscience. Ces deux entourages doivent être distingués.

Placé dans un syntagme, le mot agit en vertu de ce qu’il a un commencement et une fin, et de ce que les autres mots doivent le précéder ou le suivre. Ce n’est pas le cas dans la coordination associative: dans une série associative, les rapports ne dépendent pas de l’ordre des termes.1 On pourrait appeler le syntagme: assemblage in praesentia; la série associative: assemblage in absentia.

2) Les syntagmes, quoiqu’ils se réalisent dans des com- binaisons qui ne sont pas des phrases, sont cependant repré- sentés surtout par des phrases: la phrase est le type même du syntagme. Toute phrase est un syntagme. Or la phrase, avonsnous dit, appartient à la parole, non à la langue. Objection: est-ce que le syntagme n’appartient pas exclusivement à la pa- role? Et ne confondonsnous pas les deux sphères (langue et parole) en voulant distinguer les deux coordinations (syntagme et association)? La question est difficile à trancher: c’est en effet ici qu’il y a quelque chose de délicat dans la délimitation des deux domaines. La frontière de la parole et de la langue est dans un certain degré de combinaison. En tout cas, même dans les faits qui appartiennent à la langue, il y a des syntagmes. Ainsi un mot composé est un syntagme, car les rapports qui y sont impliqués supposent la suite des unités: un mot comme magnanimus appartient aussi bien au dépôt de la langue que animus. De même dans Dummheit, qui est un dérivé, il y a opposition réciproque des parties respectives. En outre, il y a probablement toute une série de phrases toutes faites, qui appartiennent à la langue et que l’individu n’a plus à combiner lui-même.

3) L’opposition ou la coordination associative peut à son tour réfléchir sur l’opposition spatiale: si Dummheit, en une certaine mesure, contient deux unités, enseigne-ment en contient deux aussi (au nom du syntagme qui passe par la sphère associative).2

On peut dire, en renversant l’ordre des deux coordinations, que l’esprit établit, en tout, deux ordres de liens entre les mots:

1°) Hors de la parole, l’association qui se fait dans la mémoire, entre les mots offrant quelque chose de commun, crée différents groupes (séries, familles), au sein desquels régnent des rapports très divers, mais rentrant dans une seule catégorie: ce sont les rapports associatifs.

2°) Dans la parole, les mots sont soumis à un autre genre de rapports, indépendant du premier, dépendant de leur enchaînement: ce sont les rapports syntagmatique s. Ici, une objection est soulevée par le fait que le second ordre de rapports semble évoquer des faits de parole: or nous nous occupons des faits de langue. Mais nous répondons: jusqu’à un certain point, la langue elle-même connaît ces rapports, quand ce ne serait que dans les mots composés, comme all. Hauptmann, ou même dans un mot dérivé, comme Dummheit, ou dans des locutions, comme s’il vous plaît.

Quand on parle de la structure d’un mot, on évoque la se- conde espèce de rapports: des unités mises bout à bout comme support de certains rapports. Si nous parlons, au contraire, d’un paradigme de flexion (dominus, domini, domino .. .), nous sommes en présence d’un groupe associatif: ce ne sont pas des unités mises bout à bout et entrant de ce fait dans un certain rapport. Dans magnanimus, il y a un rapport syntagmatique. L’idée est exprimée par la position de deux éléments mis bout à bout d’une certaine façon: jamais on ne trouverait, ni dans magn- ni dans animus, quelque chose qui signifierait “qui possède (une grande âme).” Mais si on prend animus par rapport àanima, animal, on a affaire à une famille associative; c’est un autre ordre de rapports. Ces deux ordres sont irréductibles, et tous les deux agissants.

Faisons une comparaison: dans un édifice, des colonnes sont dans un certain rapport avec la frise qu’elles supportent. Ce rapport est comparable au rapport syntagmatique: c’est l’agencement de deux unités présentes. Si je vois une colonne dorique, je peux la comparer à une colonne ionique, à une colonne corinthienne: j’associe alors à cette colonne des éléments non présents, formant une série associative. La somme des rapports par lesquels l’esprit associe au mot présent des mots absents constitue une série virtuelle ou mnémonique (fournie par la mémoire). A une telle série s’oppose l’enchaînement que forment entre elles deux unités présentes: le syntagme s’oppose à la série virtuelle comme une série effective et engendre d’autres rapports.

La conclusion que nous voulons en tirer est celle-ci: quel que soit l’ordre de rapports où un mot fonctionne (et il est appelé à fonctionner dans tous les deux), le mot se trouve toujours être, avant tout, membre d’un système, solidaire d’autres mots, tantôt dans l’un tantôt dans l’autre des deux ordres de rapports. Cela va être une chose à considérer pour ce qui constitue la valeur. Mais avant même de parler de valeur, il fallait d’abord constater que les mots se présentent comme les termes d’un système. Ainsi la signification du mot terme perce ici: dès que nous disons “terme” au lieu de. “mot,” c’est que nous en- visageons ses rapports avec d’autres; l’idée de système, de solidarité avec d’autres mots, est évoquée.

Mais de plus, il ne faut pas commencer par le mot, le terme, pour en déduire le système. Ce serait se figurer que les termes ont d’avance une valeur absolue, qu’il n’y a qu’à les échafauder les uns sur les autres pour avoir le système. Au contraire, c’est du système, du tout solidaire, qu’il faut partir. Ce dernier se décompose en certains termes, qui du reste ne sont pas si faciles à dégager qu’il ne semble. En partant du globe des valeurs pour en dégager les différentes valeurs, il est possible que nous rencontrions les mots comme une des séries de termes à reconnaître.

Entre parenthèse: le mot “mot” reste encore vague pour nous; mais le mot “terme” nous suffit. “Mot” n’a d’ailleurs pas le même sens dans les deux ordres. Il faut préciser lequel, dans la pratique: associativement, je puis appeler “mot”domi- nus, ou domino, ou domin-; syntagmatiquement, je dois prendre ou dominus, ou domini, ou domino.

* * *

2. Valeur des termes et sens des mots: en quoi les deux choses se confondent et restent distinctes.

Là où il y a des termes, il y a aussi des valeurs. L’idée de valeur est toujours impliquée tacitement dans celle de termes. Il sera toujours difficile de distinguer ces deux idées et de définir exactement celle de valeur. Quand il s’agit de la langue, valeur devient synonyme de sens, signification; c’est là un autre terrain de confusion, la confusion étant ici davantage dans les choses elles-mêmes. La valeur est bien un élément du sens; mais il importe de ne pas prendre le sens, d’abord, autrement que comme une valeur. C’est peut-être une des opérations les plus délicates, en linguistique, que de discerner comment le sens dépend — et cependant reste distinct -- de la valeur. Mais cette opération est nécessaire: là éclate la différence entre la vue du linguiste et une vue bornée de la langue considérée comme une nomenclature.

Prenons d’abord la signification telle qu’on se la représente, et comme nous l’avons nous-même figurée par le schéma:

(La flèche3 marque la signification comme contrepartie de l’image auditive). Dans cette vue, la signification n’est rien d’autre que cette contrepartie. Le mot apparaît ou est pris comme un ensemble isolé et absolu. Intérieurement, il contient l’image auditive ayant pour contrepartie un concept.

Et voici le paradoxe, en langage baconien “la caverne” con- tenant un piège: c’est que la signification, qui nous apparaît comme la contrepartie de l’image auditive, est tout autant la contrepartie des termes coexistants dans la langue.

Nous venons de voir que la langue est un système où tous les termes apparaissent comme liés les uns aux autres par des rapports:

A première vue, il n’y a pas de rapport entre les flèches de cette figure et celle du schéma de la signification.

La valeur d’un mot ne résulte que de la coexistence des différents termes; elle est la contrepartie des termes coexis- tants. Comment cela se confond-il avec ce qui est la contrepartie de l’image auditive?

Autre figure: une série de cases:

Le rapport 2 l'int6rieur d'une case est tr6s difficile 5 distinguer des rapports entre les cases.

Avant tout exemple, constatons que la valeur, prise en dehors de la linguistique, para?t comporter partout la m6me paradoxale. Dans n'importe quel domaine, il est difficile de dire en quoi elle consiste. Aussi prendrons-nous beaucoup de pr6cautions. La valeur est d6termin;e par deux 616ments: 1") par une chose dissemblable, qu'on peut changer (ce qu'on peut marquer par ); 2") par des choses similaires, qu'on peut comparer:

I1 faut ces deux 616ments pour fixer la valeur. Ainsi celle d'une pi6ce de 20 francs est dbtermin6e par une chose dissemblable, contre laquelle la pi6ce peut re 6chang6e (tant de livres de pain, par exemple); d'autre part, par la comparaison de cette pi6ce avec des pisces du m6me systsme (pi6ces de 1 fr., de 2 fr., etc.), ou avec des valeurs similaires, comme la livre sterling. La valeur de la p i k e de 20 francs est tout 2 la fois contrepartie de la chose ;changeable et contrepartie des valeurs similaires.

De mgme, on n'arrivera jamais 5 d6terminer la signification d'un mot en ne considGrant que la chose G~ h a n ~ e a b lme4 a, ~i s on est obligi de mettre aussi en regard la s6rie similaire des mots comparables. On ne peut donc pas considbrer le mot isolgment. C'est ainsi que le systgme, d70G proc6de le terme, est la source - une des sources - de la valeur: c'est la somme des termes comparables, par opposition 21'idGe 6chang;e. La valeur d'un mot ne sera jamais d6termin6e qu'avec le concours des termes coexistants qui le limitent. Ou, pour mieux appuyer sur le paradoxe relev6, ce qui est dans le mot n'est jamais d6- termin6 qu'avec 1e concours de ce qui existe autour de lui, associativement ou syntagmatiquement. I1 faut aborder le mot du dehors, en partant du syst6me et des termes coexistants.

Quelques exemples:

1) Le pluriel et les termes, quels qu’ils soient, qui marquent le pluriel. La valeur d’un pluriel allemand ou latin n’est pas celle d’un pluriel sanscrit (mais la signification, si l’on veut, est la même). C’est que, en sanscrit, il y a un duel. Attribuer au pluriel sanscrit la même valeur qu’au pluriel latin serait donc une erreur: je ne peux pas employer le pluriel sanscrit dans tous les cas où j’emploie le pluriel latin. D’où cela vient-il? De quelque chose qui est en dehors. La valeur dépend de ce qui est à côté.

2) Un simple fait de vocabulaire: mouton n’a pas la même valeur que l’anglais sheep. Car, entre autres raisons, si on parle de mouton servi sur la table, on doit dire mutton. C’est la présence, dans la langue, d’un second terme (mutton) qui limite la valeur qu’on peut mettre dans sheep et qui fait que cette valeur est différente de celle de mouton. Donc la flèche \ ne suffit pas: il faut toujours tenir compte des flèches (Exemple limitatif).

3) Décrépit et décrépi: d’où vient qu’on attache à l’ex- pression “un vieillard décrépit” un sens analogue à celui de “un mur décrépi?” C’est le mot d’à côté qui a influé: ce qui a passé dans décrépit vient de la coexistence du terme voisin décrépi (Exemple contagieux).

C’est vrai même pour le mot soleil: on ne peut pas en déterminer immédiatement la valeur en soi, à moins de considérer les termes voisins qui en limitent le sens. Il y a des langues où je puis dire: “Mettez-vous au soleil;” dans d’autres,5le mot soleil n’a pas la même valeur et ne désigne que l’astre.

Le sens d’un terme dépend de la présence ou de l’absence d’un terme voisin. En partant du système, on arrive à l’idée de valeur, non de sens: le système conduit au terme, et le terme à la valeur. Alors on s’apercevra que la signification du mot est déterminée par ce qui l’entoure. Nous en reviendrons ainsi aux sujets que nous avons traités précédemment, mais par la vraie voie: par le système, non en partant du mot isolé.

(4 juillet)

Pour arriver à l’idée de valeur, nous avons choisi de partir du système des mots, par opposition au mot isolé. Nous aurions pu partir d’une autre base. Psychologiquement, que sont nos idées, si on fait abstraction de la langue? Elles n’existent probablement pas, ou elles n’existent qu’à l’état amorphe. Philosophes et linguistes ont toujours jugé que nous n’aurions pas le moyen de distinguer clairement deux idées sans le secours de la langue (de la langue intérieure, naturellement). Par conséquent, prise en elle-même et dégagée de la langue, la masse purement conceptuelle de nos idées représente une espêce de nébuleuse informe, où l’on ne saurait rien distinguer dès l’origine. Donc pour la langue, réciproquement, les différentes idées ne représentent rien de préexistant: il n’y a pas (a) des idées qui seraient toutes établies et toutes distinctes les unes des autres, et (b) des signes pour ces idées; mais il n’y a rien du tout de distinct dans la pensée avant le signe Unguistique. Ceci est le principal.6

D’autre part, il vaut aussi la peine de se demander si, en face de ce royaume des idées tout à fait confus, le royaume du son, pris en lui-même, en dehors des idées, offrirait d’avance des unités bien distinctes. Or il n’y a pas non plus, dans le son, des unités déterminées, circonscrites d’avance. C’est entre les deux que le fait linguistique se passe:

Ce fait linguistique donnera naissance à des valeurs qui, elles, pour la première fois, seront déterminées, mais qui n’en resteront pas moins des valeurs, au sens qu’on attache à ce mot.

Il y avait quelque chose à ajouter au fait lui-même: j’y reviens maintenant. Non seulement les deux domaines entre lesquels se passe le fait linguistique sont confus et amorphes, mais l’acte qui appelle telle tranche acoustique pour telle idée, le choix du lien entre les deux, ce mariage qui créera la valeur, est parfaitement arbitraire. Sinon, il y aurait à restreindre cette idée de valeur: il y aurait un élément absolu. Mais parce que ce contrat est parfaitement arbitraire, les valeurs sont relatives.

Revenons maintenant à la figure qui représentait le signifié en regard du signifiant:

On voit qu’elle a sa raison d’être, mais qu’elle n’est qu’un produit secondaire de la valeur. Le signifié seul n’est rien: il se confond dans une masse informe. De même le signifiant. Mais le signifiant et le signifié contractent un lien en vertu des valeurs déterminées, qui sont nées de la combinaison de tant et tant de signes acoustiques avec tant et tant de découpures qu’on peut faire dans la masse de la pensée.

Que faudrait-il pour que ce rapport entre le signifiant et le signifié fût donné en soi? Il faudrait avant tout que le signifié, l’idée, fût d’avance une chose déterminée; et elle ne l’est pas. Aussi ce rapport n’estil qu’une autre expression des valeurs prises dans leur ensemble, leur opposition. Cela est vrai dans n’importe quel ordre de faits linguistiques.

Quelques exemples:

1) Si les idées étaient prédéterminées dans l’esprit humain avant d’être des valeurs de langue, les termes des diverses langues se correspondraient exactement de l’une à l’autre. Mais en regard de fr. cher, on a all. lieb; theuer (aussi au sens moral). Il n’y a pas correspondance exacte. De même entre fr. juger; estimer et ail. urtheilen; erachten: les verbes allemands ont un ensemble de significations qui ne coïncident qu’en partie avec celles de fr. juger; estimer. Nous voyons qu’il n’y a pas, avant les langues, quelque chose qui serait la notion “cher” en soi. Nous constatons donc que la figure:

tout en ayant son usage, n’est qu’une manière d’exprimer qu’il existe en français une certaine valeur “cher”, circonscrite dans le système français par opposition à d’autres termes. Ce sera une combinaison d’une certaine quantité de concepts avec une certaine quantité de sons: :

Le schéma: n’est donc pas initial dans la langue. Les contours de l’idée: voilà ce que nous donne la distribution des idées dans les mots d’une langue. Une fois que nous avons les contours, ce schéma peut entrer en jeu.

Cet exemple était pris au vocabulaire; mais il s’agit de n’importe quelles valeurs.

2) Ainsi l’idée des différents temps, qui nous est toute naturelle, est étrangère à certaines langues. Dans le système sémitique — en hébreu, par exemple — il n’y a pas de distinctions de ce genre, pas même celle de présent, passé, futur. Cela signifie que ces idées de temps ne sont pas prédéterminées, mais qu’elles n’existent qu’à l’état de valeurs dans telles ou telles langues. L’ancien germanique ne possède pas de forme propre pour le futur: il l’exprime par le présent. Mais ce n’est qu’une manière de dire: en réalité, la valeur du présent en ancien germanique n’est pas la même qu’en français. Le “présent” est donc bien une valeur, et non une idée prédéterminée.

3) De même, dans les langues slaves, nous trouvons une distinction perpétuelle entre l’aspect perfectif du verbe (action en dehors de la notion de durée) et l’aspect imperfectif (action en train de s’accomplir). Cette distinction nous rend difficile l’étude de ces langues, parce que ces catégories d’aspect nous échappent. Elles ne sont donc pas prédéterminées: ce sont des valeurs résultant de l’opposition des termes dans la langue.

Dans ce que nous venons de dire, la notion de valeur est déduite de l’indétermination des concepts. Le schéma qui va du signifiant au signifié n’est pas primitif.

La valeur, en linguistique, n’est pas plus facilement déterminable qu’en d’autres domaines; nous prenons ce mot avec tout ce qu’il a de clair et d’obscur.

En résumé, le mot n’existe pas sans un signifié aussi bien qu’un signifiant; mais le signifié n’est que le résumé de la valeur linguistique supposant le jeu des termes entre eux, dans chaque système de langue.

Dans un chapitre suivant, si nous avions le temps, nous pourrions exprimer autrement encore ce que nous avons groupé autour de terme de valeur, en posant ce principe: il n’y a dans la langue (dans un état de langue) que des différences. Une différence appelle dans notre esprit l’idée de deux termes positifs entre lesquels elle s’établit. Or dans la langue, il n’y a que des différences, mais sans termes positifs: là est la vérité paradoxale. Ou du moins: il n’y a que des différences tant qu’on envisage soit les signifiés, soit les signifiants. Quand on arrivera aux termes eux-mêmes, résultant des rapports entre signifié et signifiant, on pourra parler d’oppositions.

A proprement parler, il n’y a pas des signes,7 mais seulement des différences entre les signes. Ainsi en tchèque:

Zena “la femme” : gén. plur. Zen

Ici, il n’y a pas de signe pour le génitif pluriel (antérieurement: Zena). Mais Zena/Zen fonctionne aussi bien que Zena/ Zenü. C’est que seule la différence des signes est en jeu: Zen, comme Zenu, vaut parce qu’il est différent de Zena, et réciproquement. Il n’y a que des différences, pas le moindre terme positif. Ici c’est une différence entre signifiants: le jeu des signifiants est fondé sur des différences.

De même pour les signifiés: il n’y a que des différences, qui seront conditionnées plus ou moins par les différences de l’ordre acoustique. Ainsi l’idée de futur existera plus ou moins suivant que les différences entre le futur et le reste seront plus ou moins marquées par les signes de la langue. Autre exemple: en français, aller fonctionne parce qu’il est différent de allant, de allons. Mais en regard de aller/allant/allons, l’anglais a going (“aller, allant”). Sans trancher la question, par le fait qu’il n’y a plus de différence acoustique entre deux signes, les idées elles-mêmes ne seront plus différenciées; en tout cas, elles ne le seront pas autant qu’en français.

Il n’y a que des différences, qui sont de deux ordres et qui se conditionnent les unes les autres. On peut donc envisager tout le système de la langue comme une série de différences de son se combinant avec des différences d’idées. Il n’y a point d’idées positives données, et il n’y a point de signes acoustiques déterminés hors de l’idée. Grâce au fait que ces différences se conditionnent réciproquement, nous aurons quelque chose qui peut ressembler à des termes positifs, par la mise en regard, la correspondance de telle différence de l’idée avec telle différence du signe. On pourra alors parler de 1 opposition des termes, à cause de cet élément positif de la combinaison, et donc ne pas maintenir qu’il n’y a que des différences.

On revient finalement par là au principe fondamental de l’arbitraire du signe. Si le signe n’était pas arbitraire, on ne pourrait pas dire que dans la langue il n’y a que des différences. Or précisément, ce n’est que par la différence des signes qu’il est possible de leur donner une fonction, une valeur.

Le lien entre ce chapitre et le chapitre intitulé: l’arbitraire absolu et l’arbitraire relatif8 est celui-ci: nous avons considéré le mot comme terme d’un système, c’est-à-dire comme valeur. Or la solidarité des termes dans le système peut être conçue comme une limitation de l’arbitraire — qu’il s’agisse de la solidarité syntagmatique ou de la solidarité associative. Ainsi dans coupe-ret, il y a solidarité (lien) syntagmatique entre les deux éléments (racine et suffixe); donc, limitation syntagmatique de l’arbitraire: alors que hache est absolument arbitraire, couperet est relativement motive (association syn- tagmatique avec coupe). D’autre part,

plu
plaire

sont solidaires par association. Ici la limitation de l’arbitraire est associative.9

Notes

1Placé dans la série associative, le commencement et la fin á’interviennent pas, C (D, J, and S lack this sentence).

2This obscure statement has been correctly explained by A. Sechehaye: “C’est parce que enseignement est associé àarmement, rendement, etc. que nous l’analysons en deux éléments.” In other words, the syntagmatic character of a compound or derivated word depends on its belonging in a “série associative.” This may account for the reversing in the following lines.

3The same diagram had occurred in a previous lecture (May 2), without the arrow.

4De Saussure means the “concept,” as the counterpart of the “image auditive” (the latter being regarded as identical with the word itself). The phrase sounds strange; the only motivation for it is the comparison of the word with the coin.

5For instance, in English.

6In an earlier lecture (May 5), de Saussure had said: “Dans l’asso- ciation constituant le signe, il n’y a rien depuis le premier instant que deux valeurs existant l’une en vertu de l’autre (arbitraire du signe). Si l’un des deux côtés du signe linguistique pouvait passer pour avoir une existence en soi, ce serait le côté conceptuel, l’idée comme base du signe” (C, p. 330)(italics mine).

7De Saussure means “signifiants, “ as appears from the last sentence of the paragraph.

8Cf. CLG, Part 2, Ch. VI, § 3 (pp. 131-134 of the English transla- tion).

9This last paragraph is recorded in C and D only. The text does not seem quite reliable: e.g., instead of “limitation syntagmatique,” one would expect: “limitation de l’arbitraire par solidarité syntagmatique.” In the phrase “association syntagmatique avec coupe,” contradiction is involved.

*Last lectures of de Saussure's third course in general linguistics (June-July 4, 1911). These lectures are recorded in the notebooks of four students (until June 27), and then of only three. The following text has been established by comparing and combining the different records (C, D, J , S). Some trimming was of course necessary. I have made sty - listic emendations and corrected obvious mistakes, but have abstained from altering the original wording. Cf. CLG, Part 2, Chs. IV and V.

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