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Geneva School Reader in Linguistics: Geneva School Reader in Linguistics

Geneva School Reader in Linguistics

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DE LA THÉORIE DU SIGNE AUX TERMES DU SYSTÈME*

Si une langue est un système de signes, ce qui n’est plus guère contesté, il faut bien qu’on puisse dégager les termes de ce système. Tel paraît être, pour Saussure, le premier objet de la linguistique synchronique.1 Quelle méthode, quels critères convient-il d’employer? Les éléments d’une réponse sont épars dans trois chapitres du Cours de linguistique générale, intitulés: Nature du signe linguistique (Ire partie, ch. I); Les entités concrêtes de la langue (2e partie, ch. II); Rapports syntagmatique s et rapports associatifs (2e partie, ch. V). Cette dispersion n’est pas le fait des éditeurs du Cours : Saussure a envisagé sous trois angles différents le problème des entités de la langue.

1. La définition qu’il a donnée du signe linguistique2 est d’abord celle du signe en général. La relation arbitraire du signifiant au signifié n’est pas particulière au langage: il y a d’autres signes arbitraires que ceux-là. Ce qui leur est propre, en revanche, c’est le caractère linéaire du signifiant.

Comme exemples, Saussure a pris des mots simples: arbor; bœuf, sœur, cher, juger. Il aurait pu prendre tout aussi bien des signes complexes: mots composés, groupes de mots, phrases. Rien, en effet, dans la définition, ne limite l’étendue du signe. La figure qui le représente:

est celle d’une chose finie, isolable, d’une entité. Toutefois, le cercle qui enferme signifiant et signifié doit marquer avant tout leur union nécessaire: une suite de sons ou de syllabes dénuée de sens ne serait pas un signifiant, ni une idée sans support verbal un signifié. Mais rien d’extérieur, de matériel par exemple, n’entre dans la constitution du signe: il n’existe que par cette union de deux éléments, l’un et l’autre psychiques.

1.1. Saussure a donc envisagé d’abord le phénomène sémiologique dans son essence, non dans ses manifestations particulières.

En effet, chaque fois qu’on utilise un signe, le signifiant est réalisé, c’est-à-dire rendu perceptible: un feu rouge s’allume; un disque avec une flèche est placé à un certain endroit; une phrase, un mot est prononcé ou écrit. Du même coup, le signifié se trouve mis en relation avec le moment, le lieu, les personnes. On peut dire que le signe devient alors un signal: la différence par rapport au signe immatériel apparaît bien dans le cas où un mot constitue à lui seul le signal: Danger. Fragile. Ralentir, etc. C’est cela qui fonde et justifie une distinction entre langue et parole, plus généralement entre code et message: «Le «signe» appartient à la langue conçue comme système de «valeurs», entités abstraites en conditionnement mutuel. Le «signal» appartient à la langue conçue comme instrument des interactions humaines, ce qui est tout autre chose».3

1.2. Dans ses derniers cours, Saussure a opposé la valeur à la signification .4 Les notes des étudiants, sur ce point, ne sont pas bien claires, et on a pu en proposer plus d’une interprétation. Comme les valeurs sont fixées par les relations des signes dans le système, il semble logique de rapporter la signification à la parole.

1.2.1. C’était l’idée de Charles Bally:5 il entendait par valeur «le concept virtuel attaché au mot dans la mémoire, sans aucun contact avec la réalité»; par signification, le «reflet linguistique» de la «représentation sensorielle actuelle». En conséquence, «c’est seulement dans la parole, dans le discours, que le signe, par contact avec la réalité, a une signification [...], et c’est seulement dans la langue, à l’état latent, que ce même signe déclenche un faisceau d’associations mémorielles qui constituent sa valeur [...]» (p. 194-195). La valeur n’est donc rien de plus que le signifié (p. 199); la signification inclut la référence du signe à la chose pensée.

1.2.2. Plus récemment, André Burger est revenu sur la question.6 Pour lui, ce qui oblige à distinguer la signification de la valeur, c’est, bien que Saussure ne l’ait pas dit expressément, le fait très général de la polysémie: «La polysémie n’est pas un phénomène exceptionnel, elle est inhérente à la nature même de la langue» (p. 7). Or il faut bien que les variétés sémantiques d’un mot (par exemple, mouton, dans tondre un mouton, manger du mouton) soient contenues dans sa valeur et en découlent: sinon, l’identité du signe s’évanouirait. Mais il faut aussi qu’elles ne risquent pas de se confondre: autrement, la communication en serait gênée. «Comment se distinguent les différentes significations d’un même signifié, Saussure ne l’a pas dit explicitement, sans doute parce que la chose va de soi: c’est évidemment les rapports syntagmatique s, dans le dis- cours, qui font apparaître, à chaque fois, la signification voulue» (p. 8). Ainsi, les significations dépendent de la valeur; elles se réalisent dans la parole:7 elles appartiennent donc à la langue. Les significations d’un mot, par exemple, ce sont les diverses acceptions de ce mot: des variétés sémantiques «reçues», c’est-à-dire inscrites dans le code linguistique.

1.2.3. On voit qu’André Burger, tout en situant, comme Bally, la signification dans le «discours», en conçoit tout autrement le rapport avec la valeur. Il rejoint probablement la conception de Saussure luimême; et sur ce point, je lui rends vo- lontiers les armes. Toutefois, l’idée de Bally mériterait d’être retenue: il est exact que, dans la parole, les signifiés s’accordent à la réalité du moment, et il y a peut-être avantage à ap- peler signification ce qui résulte de cet accord. Bally a pris comme exemples des noms communs: arbre, bœuf, etc., ce qui l’a amené à définir la valeur comme un «concept virtuel». L’argumentation eût été plus incisive s’il avait considéré, par exempie, le cas des formes modales et temporelles, ou des noms propres de personnes, des pronoms personnels, des déictiques, etc.,8 où l’écart entre la valeur (le signifié) et la signification est bien plus sensible.

On peut donc reconnaître une valeur à chacun des éléments qui appartiennent au système d’une langue, y compris les phonèmes, l’accent, etc. La signification, en revanche, est d’abord une propriété de l’énoncé. Elle ne procède pas uniquement des valeurs utilisées pour la composition du message, c’est-à-dire du signifié de phrase: elle dépend aussi de la situation, des relations des interlocuteurs, de leurs préoccupations communes. Il peut arriver que la signification et le signifié de phrase coincident: c’est le cas d’énoncés tout impersonnels et généraux, comme la terre tourne ou cinq et cinq font dix. Dans l’usage ordinaire du langage, cette coïncidence est rare. D’autre part, des énoncés différents peuvent produire la même signification: dans une circonstance donnée, je peux dire indifféremment, de telle personne: un de mes amis ou un ami à moi; de tel événement: la séance commencera à huit heures et demie, ou: . . . à vingt heures trente. On ne peut pas dire que les signifiés soient identiques, puisque les signes ne le sont pas.

1.3. De tout ceci, il n’est pas encore possible de déduire une analyse du système. On voit seulement que des signes comme sœur, juger, etc., entrent dans des assemblages très divers, mais non quelconques, qui sont aussi des signes: sœur aînée, une âme sœur, frère et sœur, la sœur de Paul, etc.

2. Le principe d’une analyse réside dans le caractère linéaire du signifiant.9 La première opération est de délimiter dans une chaîne parlée (un énoncé) des unités de langue, c’est- à-dire des «tranches de sonorité)) (on dirait aujourd’hui: des segments) qui soient des signifiants. Ce qui permet et justifie la délimitation, ce n’est pas la succession ou l’agencement des phonèmes, puisque la même tranche /sffr/, qui correspond à une unité dans /frçresor/ ou /lasörddpol/, ne serait, dans /profesör/, qu’une découpure arbitraire. Il est vrai que, dans bien des langues, certains indices formels, tels l’accent, les particularités de l’initiale ou de la fin de mot, l’harmonie vocalique, etc., marquent des divisions dans la chaîne. Mais ceci est accessoire. C’est sur le signifié que doit se régler la délimitation des unités: «Une délimitation correcte exige que les divisions établies dans la chaîne acoustique (a, β, y...) correspondent à celles de la chaîne des concepts (a’, β ’ y’.. .))),10c’est-à-dire à celles du signifié de phrase, puisqu’on néglige la signification dès qu’on envisage l’énoncé comme un «document de langue)), non comme un acte de communication: on ne retient que les valeurs.

La correspondance se vérifie par la comparaison avec d’autres chaînes, partiellement semblables. Une unité apparaît alors comme le plus petit segment commun à plusieurs chaînes, par ailleurs différentes: /sör/ ęne/, /fręre/sör/, /la/sör/də- pol/, etc., ou, inversement, comme le plus petit segment qui différencie une chaîne d’autres chaînes, par ailleurs semblables: /la/sör/ddpol/: /la/kuzin/dəpol/, etc.11 Cette double vérification est utile dans les cas d’homophonie: pour être sûr que force, dans la force du vent, n’est pas la même unité que force, dans il me force à parler, il n’est pas indifférent de noter que les unités substituables forment des séries hétérogènes: la force (violence, vitesse ...) du vent: il me force (oblige, in- vite ...) à parler.

2.1. Dans le passage cité, il est question de la «chaîne des concepts)). L’expression ne surprend pas. En fait, elle est singulière. à va de soi que concepts dénote ici, faute d’un meilleur terme, les signifiés des unités. Mais s’il est naturel de décrire comme une chaîne le signifiant d’une phrase ou de n’importe quel signe complexe, en raison de son caractère linéaire, en est-il de même du signifié? Le signifié de phrase n’est pas simplement la somme des signifiés partiels, correspondant aux unités alignées: il procède à la fois de ces derniers et de l’agencement des unités, de leurs rapports dans la phrase. Or ces rapports ne jouent pas toujours entre unités contiguës: rien de plus banal, en français, que des phrases comme: Vous ne m’avez peut-être pas tous approuve, ou en allemand, comme: Schlägst du denn einen anderen Tag vor? Beaucoup de langues usent ainsi de signes discontinus. Une inversion dans l’ordre des termes peut aussi être imposée (Je lui parle, en regard de: Je parle à mon voisin) ou admise (La joie que m’a causée cette nouvelle, en regard de: la joie que cette nouvelle m’a causée), sans que le rapport varie.

Le membre de phrase, la phrase simple (la proposition) ont, dans les langues modernes surtout, une structure qui normalement est conçue et comprise d’un seul coup. Le destinataire d’un message peut très bien en reconnaître et en saisir la structure sans en comprendre tous les termes: ainsi dans les phrases d’un exposé technique, ou dans une locution qui contient des mots désuets (je n’en ai cure, vous aurez maille à partir avec lui). On a pu s’amuser à fabriquer des phrases absurdes, dont la structure grammaticale est parfaitement claire, comme Colourless green ideas sleep furiously.12 On a produit aussi, ce qui est plus sérieux, des exemples de «phrases homonymes». Deux cas sont à distinguer: ou bien les unités alignées ne sont pas les mêmes, comme dans l’exemple donné par Saussure: /sižlaprã/ (Si je la prends; si je l’apprends). Il y a simplement homophonie, mais non identité des signifiants. Ou bien les signifiants sont identiques, mais les mêmes unités, disposées dans le même ordre, représentent deux structures différentes: Il en est tombé (de la neige; quelqu’un, du haut d’un toit).13 Comme dans les cas d’homonymie ordinaire, l’identification du signe dépend de la situation ou du contexte. Dans le passage suivant, le contexte donne le change sur la structure de la seconde phrase: «Il (Commodien) nous apprend qu’il a vécu longtemps dans l’erreur, qu’il a fréquenté les temples [...] et qu’il est revenu à la vérité par la lecture de la loi. Il ajoute qu’il appartient à ceux qui se sont longtemps égarés de montrer le chemin aux autres, quand ils l’ont euxmêmes trouvé».14

On peut supposer que la chaîne des concepts implique la structure. Mais alors, est-elle vraiment parallèle à la chaîne acoustique? L’expression n’est au fond qu’une image, et on ne confondra pas la démarche du grammairien qui analyse un document de langue avec l’opération du locuteur qui formule un message, ou celle de l’auditeur (ou lecteur) qui le comprend: avec l’encodage ou le décodage, comme on dit aujourd’hui. Il est bien difficile de dire dans quelle mesure ces opérations sont graduelles: on vient de citer des faits qui les supposent plutôt globales, dans les limites de la phrase simple. Mais les termes d’une énumération, par exemple, doivent bien être enregistrés successivement, comme les phrases d’un discours. On sait aussi les effets que produisent, dans les langues qui s’y prêtent, les variations de l’ordre des mots: cela suppose, chez l’auteur et le destinataire d’un message, un certain sentiment de son déroulement. On ne fait qu’indiquer ici en passant un problème qui relève d’abord de l’étude de la parole. Mais pour la des- criptionde la langue même, il serait utile de savoir quels as- semblages de signes sont toujours pensés globalement, lesquels se laissent construire et interpréter de façon progressive: cela touche à la question du syntagme.

L’analyse, en tout cas, est libre de progresser de segment en segment; et puisqu’elle ne vise qu’à délimiter des unités, le résultat peut être figuré par deux chaînes parallèles, celle des «tranches de sonorité» et celle des «concepts». Représentation toute provisoire, car il faudra encore classer ces unités, qui sont très diverses, et formuler des règles d’assemblage qui permettent de recomposer les phrases analysées et d’en former de nouvelles.

2.2. Est-il vraiment nécessaire d’appliquer à tous les cas la méthode de délimitation? Beaucoup d’unités sont souvent délimitées effectivement par des coupures dans la chaîne, des pauses: appositions, par exemple, ou termes d’une énumération, sans parler du cas fréquent où le message se réduit à une seule unité: Mouton à l’étalage d’un boucher;chant, dans la lecture du palmarès d’un conservatoire;15 (Comment trouvezvous ce spectacle?) —Médiocre, etc. Π y a aussi délimitation effective quand une unité fait l’objet d’un message renvoyant au code:16le mot juger; Comment dit-on sœur en russe? Chariot ne prend pas deux r, etc. Dans l’écriture, une unité peut être distinguée de son entourage par des procédés typographiques (italiques, gesperrt, guillemets).

Ces faits ont leur importance. Mais d’abord, les emplois qu’on vient d’évoquer conviennent aussi bien à des signes complexes qu’à des signes simples. De plus, ils sont propres à certaines sortes d’unités, alors que la méthode de délimitation doit permettre de les inventorier toutes, y compris celles qui ne sont pas effectivement isolables.

2.3. Aussi bien, la méthode que Saussure a appliquée, dans son dernier cours, à des exemples pris au français lui avait d’abord servi à résoudre le problème posé par la morphologie des langues indo-européennes anciennes: à démontrer, en d’autres termes, que les sous-unites, c’est-à-dire les segments qu’on distingue dans les mots dérivés et fléchis, ne sont pas des abstractions imaginées par les comparatistes, mais sont — ou ont été, dans un état de langue antérieur — des entités linguistiques réelles, au même titre que les unités alignées dans une chaîne de parole.17 Les raisons qu’on a d’analyser, par exemple, désir-eux ou in-succès ne sont pas radicalement différentes de celles qui font qu’on distingue plusieurs unités dans la force du vent ou à bout de force : dans les deux cas, la délimitation se règle sur le signifié.

2.3.1. Toutefois, les conditions de l’analyse ne sont pas du tout les mêmes. Dans le cas des mots composés ou dérivés, des formes fléchies, l’assemblage est compact: il n’admet ni pause ni insertion entre les sous-unités, ni variation de l’ordre. Il en résulte que la comparaison, ici, ne sert plus seulement à vérifier la délimitation: elle en est la condition même. C’est la comparaison avec des formes partiellement semblables qui permet, ou même impose l’analyse: faute de formes comparables, aucune analyse n’est possible.18

Si la morphologie est régulière, les sous-unités se délimitent sans peine: on les retrouve identiques dans toutes les formes comparables. C’est le cas, en général, dans une langue comme le turc. Si la morphologie est diversifiée, comme dans les langues indo-européennes, les formes comparables peuvent suggérer des analyses différentes, et la délimitation des sous- unités est alors incertaine: comment délimiter, par exemple, radical et désinence dans lat. ciuis, N sg., en regard du G ciuis? On n’y parviendrait qu’en posant soit deux radicaux, ciui- et ciu- en distribution complémentaire:

ciui-s (N sg.), ciui-um

ciu-is (G sg.), ciu-em, ciu-es, soit une désinence de N sg. -is (ciu-is) en alternance avec -s (urb-s, par-s). Le signifié s’accommode de l’un comme de l’autre, et l’analyse n’est ici rien de plus qu’une astuce de grammairien.

On dira que, dans les cas de ce genre, la marge d’incertitude est du moins limitée: les formes comparables autorisent ciui-s ou ciu-is et excluent toute autre division. Mais dans d’autres cas, aucune division n’est permise: *chev-al, *chev- aux, par exemple, n’est pas plus admissible que *ci-uis. Et on se heurte enfin à des séries de formes éminemment comparables, comme œil, yeux; angl. man, men; take, took, etc., dans lesquelles rien ne peut être délimité, et qu’il faut donc bien considérer comme des monèmes. 19

La situation inverse peut être illustrée par des formes du verbe latin, celles de l’imparfait, par exemple. La délimitation des sous-unités y est aussi nette qu’on peut le souhaiter: ama- ba-m, dele-ba-m, i-ba-m ..., et donc: ag-e-ba-m, audi-e- ba-m. On a ainsi un segment -e-, sans aucune contrepartie définissable du côté du signifié. On pourrait éliminer l’anomalie en imaginant, ici encore, des variétés du radical (ag-/age֊) ou du suffixe (-ba֊/ -eba֊): il faudrait alors poser des règles de distribution, ce qui ne servirait, en fin de compte, qu’à compliquer la description des conjugaisons latines. Il est vrai que ce risque serait, pour beaucoup de linguistes, plus excitant que décourageant. Mais au nom de quoi dénierait-on à ce segment -e- le statut de sous-unité qu’on reconnaît à ses voisins? Il est en effet porteur d’une certaine valeur, qui n’est pas celle d’un phonème, comme /a/ ou /g/ dans cette même forme agebam, mais qui n’est pas non plus un signifié. Or il serait facile de montrer que la figure saussurienne du signe, qui s’applique àagebam comme à toute autre forme du paradigme latin, n’est pas applicable sans plus aux sous-unités: cette figure suppose en effet que le signe est isolable.

Il y a bien une correspondance entre les segments du signifiant agebam et les caractères du signifié, tels qu’on les enumère à l’école en définissant la forme verbale: Ire p. sg. de l’indicatif imparfait actif de agere. Mais cette correspondance est indirecte: il n’est pas nécessaire qu’on ait autant de segments que de traits sémantiques; et ces derniers sont donnés, non dans l’ordre linéaire des segments, mais ensemble, comme les traits pertinents qui constituent les phonèmes. Les sous- unités ne sont donc que des divisions du signifiant, fondées sur la comparaison des formes parallèles, et justifiées par l’ensemble des caractères du signifié.20 Si on veut les appeler des «signes», ce sera par extension et pour simplifier: en fait, ce sont des composants de signes. Dès qu’on désintègre l’assemblage, les valeurs qu’ils portent s’évanouissent, ce qui n’arrive pas quand on isole de son entourage un mot simple comme sœur, cher ou juger. En aucun cas, ag- ou age- ou ~bam ne pourrait servir de signal.

2.3.2. Dans ses leçons sur l’analyse subjective et la délimitation des sous -unités,21 Saussure n’a pas utilisé l’image des deux chaînes parallèles, qui apparaît dans le 3e cours, à l’occasion des exemples français. En distinguant unités et sous- unités, il a tenu compte de la différence entre deux types de signes complexes qu’on peut appeler, faute de mieux: assemblages syntaxiques et assemblages morphologiques. La division traditionnelle de la grammaire en morphologie et syntaxe, fondée sur la notion un peu fuyante de mot, est contestable, et luimême en a fait la critique. Cette division s’applique tout de même assez bien à des langues comme le grec ancien ou le latin, pour lesquelles elle a été conçue; plus difficilement aux langues modernes, où le statut de certaines unités, des articles, par exemple, ou des verbes auxiliaires, se laisse mal définir dans ce cadre. Toutefois la différence qu’on a relevée, et qui réside dans les conditions de l’analyse délimitative, empêche d’abandonner sans plus la distinction classique entre mots et divisions du mot (radical, suffixe, préfixe, etc.) pour y substituer les monèmes: il faudra toujours distinguer des classes d’unités.22

Pas plus que la délimitation, le classement ne peut se fonder sur des caractères purement formels, c’est-à-dire sur l’examen des signifiants sans égard aux signifiés. Mais un classement idéologique ne donnerait pas non plus une idée du code linguistique, qui est essentiellement une grammaire.23 La méthode de délimitation, en revanche, suggère la voie à suivre. En comparant des chaînes de parole différentes, où se retrouve une même unité(la force du vent, une force herculéenne, a bout de force, employer la force, etc.), on est amené à observer les rapports de celle-ci avec les unités voisines et à en définir les fonctions dans la phrase, le groupe de mots, voire dans le mot. On constatera seulement que, dans ce dernier cas, le rapport est invariable et la fonction unique: ainsi pour in- dans insuc- ces, impatience, incompréhension, etc. D’autre part, en comparant la force du vent avec la violence du vent, la vitesse du vent, etc., ou défaire avec faire, refaire, contrefaire, surfaire, on aperçoit le principe d’un classement linguistique: l’identité de fonction définit une classe d’unités, et plus généralement, de signes, puisqu’un signe analysable, comme vitesse, appartient à la même classe qu’un monême comme force.

3. Dans les trois cours de linguistique générale, il est question des rapports qui font qu’une langue n’est pas une nomenclature, une collection de signes totalement arbitraires, mais un système, et qui, d’une manière ou d’une autre, réduisent la part de l’arbitraire par la solidarité qu’ils établissent entre les termes de ce système.24

Il y a deux sortes de rapports: ceci est constant, mais l’expression varie quelque peu. Saussure a d’abord opposé l’ordre discursif (signifer) à l’ordre intuitif (signifer : fero). Dans son 2e cours, il désigne comme les deux sphères de rapports le discours et la mémoire: dans le discours, les mots (ou les unités) se groupent en syntagmes (quadru-pes; désir- eux; que vous dit-il?); dans la mémoire, en familles (dominus, domini, dominum ... ; désireux, soucieux, malheureux .. .). Il y a donc des rapports syntagmatique s, qu’on peut appeler aussi discursifs, et des rapports associatifs, ou intuitifs. Enfin, en 1911, Saussure oppose la coordination syntagmatique à la coor- dination associative, les assemblages in praesentia (contre tous; contremarche; magnanimus) aux assemblages in absentia (contremarche : contre; magnanimus : animus : anima : animal), et il montre que ces coordinations ont pour effet de limiter l’arbitraire.

3.1. Les rapports syntagmatique s sont directement observables: ils s’établissent dans le discours, c’est-à-dire dans la chaîne de la parole.25 Pour les étudier et les décrire, on n’aura donc, semble-t-il, qu’à prendre des énoncés où les unités auront été délimitées. Mais comment déceler les rapports associatifs, dont les termes ne sont pas donnés ensemble? Dans ses deux premiers cours, Saussure a indiqué un critère: tout rapport associatif repose sur la combinaison d’un élément constant de forme et de sens avec un élément variable. C’est ce qui se passe dans la flexion et la dérivation régulières, d’où sont pris les exemples. Mais la formulation est trop restrictive: prise à la rigueur, elle ne se vérifierait pas dans des séries telles que cheval : chevaux; savoir : saurai : su; angl. take : took, etc. On ne peut pas dire, en effet, que chev- ou s- ou t֊k sont des éléments constants de forme et de sens. A moins que, par éléments, on doive entendre autre chose que des sous-unités: mais alors quoi?

Toujours selon le même critère, des signes simples ne sauraient être associés qu’à leurs dérivés ou composés: désir: désireux; animus: animal, magnanimus. Il y aurait association entre neuf et dix-neuf, vingt-neuf, neuf cents, mais non entre neuf et dix, vingt û¹ cinquante.

On comprend que la règle ainsi formulée ne reparaisse pas dans le 3e cours. Là, outre les associations fondées sur l’identité du radical (enseignement: enseigner) ou de l’élément formatif (enseignement: armement .. .), Saussure en reconnaît d’autres par les signifiés seuls. Celles-ci font-elles partie du système de la langue? Il faudrait alors qu’on puisse les distinguer des simples associations d’idées, comme aiguille, fil, coudre, etc.26 Dans l’exemple qui en est donné(enseignement: instruction, apprentissage), l’association sémantique joue entre des signes de même classe. Ce n’est sans doute pas fortuit: Saussure ajoute qu’il peut même y avoir association de tous les substantifs.

3.2. C’est probablement dans la morphologie qu’il faut chercher l’origine de la théorie des rapports associatifs. Ils sont tout d’abord apparus à Saussure sous l’aspect de séries flexionnelles (dominus, domini...; enseigner: enseignons ...) ou de classes de dérivés (désireux, chanceux, malheureux...). En réalité, dans les deux cas, on a affaire à des paradigmes: toute classe de dérivés repose en effet sur une relation iden- tique entre deux signes: le mot de base et le dérivé (désir: désireux; chance: chanceux, etc.) et ceci importe plus au système que le nombre des dérivés existants. L’unité d’un paradigme consiste dans les variations ou modifications régulières du signifié: celles du signifiant ne sont pas nécessairement régulières. Tous les verbes français, par exemple, déploient sous des formes diverses un même système de modes, de temps, de personnes; et les valeurs des formes irréguliêres sont rigoureusement homologues de celles des formes nor- males. De même, dans amer: amertume, le rapport est identique à celui de doux: douceur, faible: faiblesse, etc., en dépit du fait que la forme du dérivé est unique en son genre.

Dans son dernier cours, Saussure a élargi sa conception des rapports associatifs. De ce qui a été noté par ses étudiants, on est tenté de conclure, avec les éditeurs du Cours, qu’«un mot quelconque peut toujours évoquer ce qui est susceptible de lui être associé d’une manière ou d’une autre».27 L’idée d’un système s’accommode mal d’une formule aussi vague. On devra plutôt retenir l’association, indiquée par Saussure, de tous les substantifs. Et pareillement, de tous les verbes, de tous les numéraux cardinaux, etc. En d’autres termes, l’identité de fonctions, qui seule permet de classer les signes linguistiques, constitue aussi un lien associatif entre signes de même classe, ou de même sous-classe (en français, par exemple, le genre introduit une division dans la classe des substantifs). A son tour, l’identité de fonctions découle d’un trait sémantique, commun aux membres de la classe: c’est ce caractère du signifié qu’on exprime en disant, par exemple, que théière, princesse, victoire, différence, etc., sont des substantifs féminins.

3.3. On a ainsi reconnu deux réseaux d’associations: celles qui engendrent les paradigmes de flexion et de dérivation, et celles qui fondent les classes et sous-classes de signes. Dans le mécanisme de la langue, les premières conditionnent les transformations possibles de l’énoncé. A cet égard, il faut marquer l’importance de la dérivation, qui englobe — ou devrait englober, dans une grammaire bien faite, les formes nominales du verbe (infinitifs, gérondifs, participes), aussi bien que les noms d’action et d’agent: le rôle de ces formes est capital dans ce qu’on appelle la «grammaire transformative». Quant aux associations par classes, elles conditionnent les substitu- tions possibles à l’intérieur de l’énoncé. «Tout le mécanisme de la langue roule autour d’identités et de différences».28L’identité est d’abord celle des signes mêmes, ou des unités délimitables, comme le radical enseign- ou le suffixe de nom d’action -ment (enseignement). Mais l’existence de sous-unités homophones (enseigne -ment/lente-ment; angl. teach-er/strong- er) suffit à montrer que l’identité réside essentiellement dans les valeurs. Elle dépend des fonctions et des rapports: des fonctions pour les membres d’une même classe; des rapports associatifs pour les séries de même paradigme.

Ce point n’a pas toujours été clair pour Saussure. Dans son premier cours, il hésitait à reconnaître une association entre des formes comme lat. regibus et lupis, dont les signifiants n’ont rien de commun. En 1911, à propos des diverses formes du génitif en latin, il constate qu’il y a là «la conscience d’une certaine valeur, qui est la même et qui dicte un emploi identique». Cette valeur est fixée par l’identité des rapports dans les déclinaisons parallèles, variétés du même paradigme: de rex àregis, la modification du signifié est la même que de dominus àdomini .29 On peut invoquer aussi, bien sûr, l’identité de fonctions: regis peut être substitué àdomini dans le même entourage. Mais l’identité des fonctions résulte de celle des rapports. Un paradigme de dérivation, on vient de le dire (3.2), est plus essentiel au système que la série des dérivés qui y sont conformes, puisque le paradigme inclut tous les dérivés possibles. Ceci est également vrai des formes flexionnelles: le paradigme de la déclinaison latine, par exemple, importe plus, pour la valeur du génitif, que la classe de signes qu’on pourrait constituer en réunissant toutes les formes de génitif connues: regis, ciuis ...; domini, lupi, filii ..., etc.

3.4. Dans les séries paradigmatiques comme dans les classes de signes, les membres peuvent être aussi bien des monèmes que des signes complexes. Il n’est pas rare que tous les membres d’une série flexionnelle soient des signes complexes (j’aime, j’aimais, j’ai aimé .. .). Dans un paradigme dé- rivationnel, seul le mot de base peut être, mais n’est pas nécessairement, un monème. Il apparaît donc qu’en délimitant les unités on ne définit pas, du même coup, les termes du systême.

Les termes sont aussi en jeu dans les rapports syntagmatiques. La question se pose de savoir si les termes de syntagmes sont les mêmes que ceux des séries ou des classes associatives, ou s’ils réclament une autre définition: si par exemple on doit dire, comme il est d’usage, qu’il y a dans tout syntagme autant de termes que d’unités délimitables. à y aurait lieu, probablement, de revenir sur la notion même de syntagme, qui est loin d’être aussi clairement définie qu’on ne l’imagine.30Mais cela mènerait loin.

4. On conclura, de tout ce qui précède, que les expressions saussuriennes de signe, unité et valeur ne se recouvrent pas exactement. Un signe peut être formé de plusieurs unités; les unités délimitables ne sont pas toutes des signes, mais toutes représentent des valeurs. Il n’y a sans doute pas de signe qui ne soit une valeur complexe, non seulement parce qu’il unit un signifié et un signifiant, mais parce que le signifié d’un mot n’est jamais simple: autrement, il n’y aurait pas de différence, par exemple, entre le verbe anglais walk et le substantif walk. Rien n’empêche, d’ailleurs, d’appeler signes simples (ou monêmes, si on préfère) ceux dont le signifiant est indécomposable.

Notes

1Troisième cours (1910-1911), dernières leçons. Résumé dans R. Godel, Les sources manuscrites du Cours de linguistique générale, Droz 1957, p. 89-92. On y renvoie ici par le sigle SM.

2CLG, Ire partie, ch. I. Pour le paragraphe sur l’arbitraire du signe, voir le texte critique établi par R. Engler, Kratylos IV. 2 (1959), p. 128-131.

3E. Benveniste, dans Zeichen und System der Sprache, II. Band, Akademie-Verlag, Berlin 1962, p. 93.

4Deuxième cours, Introduction, CFS 15 (1957), p. 48-49. Pour le 3e cours, voir n. 1.

5L’arbitraire du signe. Valeur et signification, FM VIII (1940), p. 193-201.

6Significations et valeur du suffixe verbal français - ę -, CFS 18 (1961), p. 1-15.

7«Ce n’est pas la valeur qui se réalise dans la parole, mais les significations» (p. 8).

8R. Jakobson, Shifters, Verbal Categories, and the Russian Verb, 1.3 et 1.5, Harvard University 1957. Sur les noms propres, voir aussi H. Frei, Désaccords, 7. CFS 18, p. 49-51.

9CLG, 2e partie, ch. II. Cf. H. Frei, Critères de délimitation, Word 10 (1954), p. 136-145.

10CLG, ib. 8 2, p. 150 (146). Cf. les formulations citées dans SM p. 214-215.

11Le second critère a été indiqué par E. Buyssens, Mise au point de quelques notions fondamentales ..., CFS 8 (1949), p. 58-59. Il n’est pas utilisé dans le chapitre du CLG sur les entités concrètes de la langue; mais on verra plus loin que Saussure ne l’a pas méconnu.

12Trouvaille, souvent citée, de N. Chomsky, Syntactic Structures, La Haye 1957, p. 15.

13E. Buyssens, Les langages et le discours, Bruxelles 1943, § 61. Exemple repris (avec d’autres) dans Speaking and thinking. A Symposion edited by G. Révész, Amsterdam 1954, p. 155.

14G. Boissier, La fin du paganisme, 3e éd (1898), vol. II, p. 29. Pas d’italiques, bien entendu, dans le texte original.

15Ces exemples montrent que synonymes (champ, chant) ou acceptions se distinguent même en l’absence de contexte: la situation, en principe, suffit à l’identification d’un signe simple.

16R. Jakobson, op. cit. 1.4.

17SM, p. 40-42 (N 7); 210-211 (citations).

18Deuxième cours, Introd ., CFS 15, p. 85; pour le 1er cours: SM, p. 58-59 (Le classement intérieur). Cf. CLG, 2e partie, ch. VI, § 2, p. 183-185 (177-179)

On remarquera qu’une sous-unité apparaît tout ensemble comme le plus petit segment commun aux formes comparées (ainsi dé- dans dè- faire, déplacer, déranger ...) et comme le plus petit segment différenciateur (défaire : refaire, faire .. .), Cf. n. 11.

19Terme proposé par H. Frei, CFS 1 (1941), p. 51-53, pour désigner «tout signe dont le signifiant est indivis», donc les unités et sous-unités saussuriennes. Ce terme semble utile: Saussure a usé trop librement de celui d’unité(SM p. 208); et on ne suivra pas volontiers E. Buyssens, qui réserve «signe» à l’unité linguistique indécomposable (voir la cri- tique de H. Frei, Lingua 12 (1963) p. 423-428).

20Cf. ma discussion sur des formes arméniennes, CFS 11 (1953), p. 38. Mario Lucidi a proposé de distinguer signe et hyposème: L’equi- voco de «l’arbitraire du signe)). L’iposema, Cultura Neolatina X 1, Modena 1950, p. 185-208. Je dois à l’amabilité de Rudolf Engler la connaissance de cet article remarquable, publié dans une revue généralement ignorée des linguistes.

21CLG, Appendices aux 3e et 4e parties, B (d’après le 1er cours). Saussure a fait aussi, au semestre d’été 1910, un cours de Morphologie.

22CFS 15, p. 37. Cf. CLG, p. 159-160 (154).

23Cf. H. Frei, Ramification des signes dans la mémoire, CFS 2 (1942), p. 15, n. 3.

24SM p. 58 (Le classement intérieur); 72-73 (Divisions dans le champ synchronique [CFS 15, p. 79-84]); 89-90 (Les mots comme termes d’un système). Cf. CLG, 2e partie, ch. V; VI § 1 et 2.

25CFS 15, p. 79.

26Pour la raison que j’ai donnée ailleurs (SM p. 248), je ne fais pas état des associations par simple communauté (ou ressemblance) d’images auditives.

27CLG p. 180 (174).

28Troisième cours, D p. 196 (SM, p. 83). Cf. CLG, p. 156 (151).

29Cf. SM, p. 139-141.

30Voir mon compte rendu de G. F. Meier, Das Zero-Problem in der Linguistik, dans Kratylos VIII (1963), p. 163 et 168. Dans un article tout récent sur Le mot («Diogène», N° 51, 1965, p. 39-53), A. Martinet écrit: «On désigne, sous ce terme [de syntagme], tout groupe de plusieurs signes minima» (p. 51), et plus loin: «Dans Jean part demain, il n’y a pas de syntagme, mais trois monèmes qui épuisent l’énoncé» (p. 53).

* Cahiers Ferdinand de Saussure 22 (Genève: Librairie Droz, 1966), pp. 53-68.

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