EMBOÎTEMENT DE LA PHONOLOGIE DANS LA MORPHOLOGIE STATIQUE*
Nous entreprenons maintenant de chercher si les disciplines concernant les procédés doivent être emboîtées dans celles qui concernent les sons, ou si c’est l’ordre inverse qui s’impose.
Pour répondre à cette question, nous examinerons séparément la partie statique et la partie évolutive de la linguistique théorique. Les différences essentielles que nous venons de constater entre ces deux sortes de disciplines, nous invitent à diviser ainsi le problème. Traiter en même temps des deux morphologies pour les comparer d’un seul coup aux deux sciences des sons, ce serait faire une comparaison dont chacun des termes serait double. Ce que les disciplines unies dans un même groupe ont de divers, l’emporte ici sur ce qu’elles ont de commun, et si nous voulons poser les questions sous une forme claire et pratique, sans complication inutile, nous ferons mieux de distinguer; notre marche pour être plus lente n’en sera que plus sûre.
Nous commençons naturellement par les disciplines des états de langage, et nous opposons la morphologie statique à la phonologie.
Quand on se demande laquelle de ces deux sciences doit être emboîtée dans l’autre, il semble d’abord naturel de répondre que la morphologie doit suivre la phonologie et par conséquent s’emboîter en elle. Tel est l’usage, justifié d’ailleurs, dans les exposés de grammaire descriptive. On commence par dire quels sont les sons dont une langue dispose avant d’en présenter le système grammatical. On peut facilement être induit à étendre cette manière de procéder à la science théorique sous prétexte que les sons étant la matière dont la langue est construite, il convient de connaître d’abord cette matière, ses qualités, ses lois, parce que la construction linguistique va être conditionnée par elle.
Albert Sechehaye
Cette manière de voir contient un élément de vérité, cela est évident, et la suite de notre exposé fera voir en quoi cet élément consiste; mais elle contient aussi une part d’erreur: la conclusion n’est pas exacte, et la raison en est, que les sons du langage ne sont pas assimilables à une matière brute.
Nous affirmons au contraire que la science des sons doit s’emboîter dans la science des formes et des procédés, et que la morphologie du langage (dans le sens étendu que nous donnons à ce terme) est nécessaire pour comprendre ce que les sons articulés deviennent quand ils sont mis au service de la parole.
La vue erronnée que nous combattons, repose sur la confusion de deux choses très distinctes: la science de la voix comme phénomène physique et physiologique, et la phonologie ou étude des sons du langage organisé. La première de ces sciences fait partie de la connaissance générale de l’homme au simple point de vue de l’histoire naturelle, et elle trouve déjà sa place dans la psychologie physiologique individuelle, quand il s’agit d’expliquer les mouvements expressifs et le langage prégrammatical. Cela est antérieur à tout langage organisé. La phonologie au contraire ne trouve son objet que là où le langage grammatical existe; et nous disons que dans le phénomène grammatical, l’étude de son aspect morphologique abstrait doit précéder l’étude de son aspect phonologique concret.
Si les lois générales de l’emboîtement sont applicables ici — et elles doivent l’être — cette conclusion nous est déjà impo- sée par ce que nous venons de dire: l’étude du concret, s’emboîte dans l’étude de l’abstrait. C’est ce que nous avons appelé le troisième caractère de toute subordination correcte entre deux sciences. Il n’est pas difficile de montrer que le premier caractère est aussi parfaitement constatable ici.
Il est évident que le facteur formel de la langue, l’idée gé- nérale des procédés mis en œuvre, se peut fort bien concevoir abstraction faite des sons conventionnels qui servent de support matériel à ce mécanisme. Nous l’avons montré en définissant l’objet de cette morphologie grammaticale (p. 111 sv.). Nous avons assimilé déjà cette science à une espèce d’algèbre, et nous dirons bientôt plus exactement dans quelle mesure cette assimilation se justifie. Ce que nous avons déjà dit suffit pour affirmer que de même que la forme, le nombre et le mouvement peuvent être pensés par les mathématiciens en dehors de toutes les applications particulières qu’ils trouvent dans la nature, de même la grammaire peut être pensée dans sa forme sans que la qualité des sons mis en œuvre soit prise en considération.
On dira probablement que la réciproque est vraie, et que l’aspect phonologique du phénomène grammatical peut tout aussi bien être pensé abstraction faite des procédés de grammaire.
Le son d’une phrase, ses articulations, avec leur intonation, leur rythme et toutes ses qualités matérielles, ne peut-il pas être un objet d’étude sans que le sens de la phrase entre en ligne de compte? C’est ce que nous nions. Ceux qui parlent ainsi confondent la phonologie théorique avec l’acoustique et la physiologie de la voix. Les sons d’une phrase sans leur sens, ne constituent qu’un bruit, un phénomène inintelligible et inexplicable. Tandis que le phénomène morphologique est intelligible en lui-même, dans son abstraction pure, à peu près comme une formule algébrique, le phénomène phonologique n’est jamais explicable que dans sa relation avec la fin suprême du langage: l’expression de la pensée. Le phénomène phonologique, c’est- à-dire cette organisation spéciale des sons dont nous nous ser-vons, n’est là que pour permettre à la grammaire — qui est d’abord une forme de la pensée — de se réaliser en actes. L’acte existe pour la pensée et non inversèment.
En dernière analyse la phonologie est aussi une science qui nous renseigne sur un procédé d’expression; seulement il ne s’agit plus de la combinaison abstraite de symboles quelconques, mais de la formation de symboles concrets au moyen d’actes d’un ordre déterminé. Pour que ces symboles soient aptes à jouer leur rôle dans le système du langage, il faut qu’ils remplissent certaines conditions, et ces conditions ont leur principe naturellement aussi bien dans la nature abstraite du langage qui doit s’exprimer, que dans l’organisme psychologique et physiologique du sujet parlant.
C’est ainsi que la phonologie se base à la fois sur la connaissance de la voix et sur celle de la forme du langage, c’est- à-dire sur la morphologie statique dont elle est une discipline complémentaire. La morphologie statique fondée elle-même sur certaines notions de psychologie et de logique que nous déterminerons ailleurs plus exactement, et qui sont empruntées à la psychologie individuelle, n’a aucun besoin de la phonologie pour exister.
Il faut avouer cependant qu’il y a un caractère de l’em- boitement qu’on ne saurait trouver ici. C’est celui qui n’est pas indispensable, le second. La nature ne nous offre nulle part un phénomène morphologique pur. Forme et sons restent inséparables en grammaire. La réalité n’offre pas plus l’un sans l’autre qu’on ne saurait constater dans la nature un nombre, une figure ou un mouvement sans une substance qui les manifeste. Il faut renoncer a priori à découvrir quelque phénomène qui puisse être attribué à l’ordre morphologique seul, soit d’une manière absolue, soit par son caractère prédominant. Mais nous savons qu’à défaut de cette marque de l’emboîtement, les deux autres sont parfaitement suffisantes.
*Programme et méthodes de la linguistique théorique (Paris, Leip- zig, Geneva, 1908), pp. 131-134.