UN SYSTÈME CHINOIS DES ASPECTS*
1
Achevé et inachevé
Un maître chinois frotté de grammaire occidentale sans avoir fait de linguistique m’expliquait comme suit les trois principales particules qui, dans le parler de Pékin, tiennent la place de nos temps: na correspond au présent, laïča à l’imparfait et la au passé. Un regard jeté sur mes Peiping Sentences 1 montre immédiatement combien il est difficile de chercher, dans ce domaine, un parallèle avec les temps de nos grammaires de l’Occident.
Dans les phrases suivantes, par exemple, le na du texte chinois ne saurait être traduit par un présent, mais répond à un passé:
258. Ma grand-mère filait encore.
809. Il lui faisait la cour.
1678. Il n’est pas encore debout (en chinois: Il ne s’est pas encore levé).
On ne pourrait remplacer ci-dessous le passé français, qui correspond à laičə,2 par un imparfait:
385. Je suis allé à Pékin aujourd’hui.
1647. J’y suis allé en mars.
970. Comment est-ce que ça s’écrit déjà, ce mot?
La particule la n’exprime pas exclusivement le passé; elle convient tout aussi bien au présent:
110. J’ai sommeil.
205. Le sel est mouillé.
547. Pourquoi jeter tout ça?
802. Voilà ce type qui vient de nouveau m’embêter.
991. Oiseaux: Oui, je les vois tous les deux.
1501. Avion: Il prend de la hauteur.
1656. C’est la fin de l’année qui approche.
et au futur:
149. Ma fille sera bientôt grande.
154. Il ne passera pas la nuit (ch. Il ne vivra pas jusqu’à demain).
1067. J’aimerais vendre mon appareil (photographique).
1628. Ce sera prêt demain matin.
1633. Tout sera prêt dans 8 jours environ.
Un examen attentif des interprétations de mon témoin montre que le chinois s’intéresse moins à l’idée de temps qu’à celle d’aspect. La particule la indique que le procès est achevé, na qu’il est inachevé, indépendamment de toute différence entre présent, passé et futur. Il est vrai que laïce implique toujours une comparaison avec un état postérieur qui est le moment présent, et ne peut donc se rapporter qu’au passé, mais il s’agit d’un procès conçu comme inachevé. L’expression du temps, en chinois, est subordonnée à celle de l’aspect. Je reproduis ci-après quelques phrases caractéristiques avec, entre crochets, la réponse du témoin à ma question: “Pourquoi laïčs au lieu de lα?
385. Dit à Tientsin: Je suis allé à Pékin aujourd’hui [je suis revenu].
1024. Il l’a juré [après, il peut jurer de nouveau].
1108. Nous étions dans la même classe au temps du collêge [aujourd’hui nous sommes encore camarades; même s’il est mort on ne peut mettre la, car le rapport de camarades reste le même],
1137. Gamins: Ils ont lancé des pierres dans le jardin [ils peuvent revenir].
1647. J’y suis allé en mars [maintenant je suis ici].
970. Comment est-ce que ça s’écrit déjà, ce mot? Littéralement: Ce mot a été écrit comment? [après, il est possible que je l’écrive de nouveau].
1999. Conférence: Il y avait une cinquantaine de personnes [si l’on met la, la conférence n’est pas encore commencée: “H y a une cinquantaine de personnes déjà, et il peut en venir encore”].
On voit d’ailleurs par ces exemples que la différence entre achevé et inachevé ne repose pas nécessairement sur la réalité même, mais dépend dans chaque cas de la conception qu’en a le sujet parlant. Ce qui est conforme au principe général de l’ar- bitraire du signifié, tel qu’il a été exposé dans Le Langage et la Vie 3 de M. Bally et dans ma Grammaire des Fautes :4 de même que le signifiant est arbitraire par rapport au signifié, ce dernier, de son côté, n’est pas un simple décalque des choses.
2
Classification des signes aspectifs
Les particules lα, nα et laičd ne sont pas les seuls signes aspectifs que possède le pékinois. Mais ce sont les plus généraux. Les autres, plus spéciaux, se rangent tout naturellement, dans l’esprit de mon témoin, sous l’un des deux aspects fondamentaux:
C’est d’abord toute une série d’auxiliaires de résultat. Les verbes de perception forment en chinois un groupe de signes plus ou moins motivés, petit système qui contraste avec l’arbitraire de nos langues dans le même domaine. Pour un Chinois, «regarder» et «voir» ne sont pas deux concepts, mais le second est simplement l’aspect résultatif du premier, dont il se distingue dans l’expression par l’addition de l’auxiliaire cien:
Le système se continue parallèlement pour d’autres caté- gories, avec d’autres auxiliaires, principalement et
.
Ainsi le verbe çiaη 3 «penser» marque la pensée comme un procès de recherche et quelquefois de désir (all. sinnen, nach- denken); çiaη décrit la pensée comme aboutissant à une conception nette (all. erdenken, angl. realize) ou, avec une négation, comme n’y aboutissant pas:
1000. Je ne m’attendais pas à cette riposte.
1487. Je ne savais pas que c’était si loin.
1944. Je n’aurais jamais cru que c’est si difficile que ça.
759. C’est quand même étonnant cette victoire, avec si peu d’hommes !
Le numéro 906 (Oh, vous ne pourriez guère vous imaginer!) fait apparaître les deux emplois dans la même phrase:
Les idées de «chercher» et de «trouver» s’expriment par un seul verbe (cao3), la seconde étant conçue comme le résultat de la première:
859. Canif: Malgré toutes mes recherches, je n’ai pas pu le découvrir.
La nuance exprimée par le verbe suivi de l’auxiliaire
correspond en gros à celle de l’allemand auffinden ou du français dénicher. 8
Tous ces auxiliaires de résultat, moins abstraits que la, sont rangés dans la conscience de mon témoin sous la catégorie de l’achevé, dont ils marquent une nuance. Ils s’opposent dans leur ensemble à l’auxiliaire duratif ča,9 qui, lui, marche avec l’inachevé. Là encore, beaucoup d’oppositions conceptuelles que les langues indo-européennes rendent par des verbes différents (prendre et tenir, placer et laisser, mettre et porter) sont traitées comme de simples différences d’aspect d’un même verbe: les verbes simples na 2 «prendre», far!± «placer», c’uanÉ «mettre (vêtements)» ne sont pas accompagnés d’un signe aspectif explicite, mais ils tirent de leur opposition avec les duratifs correspondants na 2ii3 «tenir», far! Accd «laisser», c’uan^cd «porter (vêtements)» une valeur ponctuelle et relèvent ainsi, du point de vue chinois, de l’aspect achevé.10
Ici encore, ces distinctions ne dépendent pas uniquement de la nature des procès envisagés, mais aussi de la conception im- posée à mon témoin par le système sémantique de la langue. Il est aisé de comprendre que d’une langue à l’autre, et, dans la même langue, d’un parleur à l’autre, quelquefois d’une occasion à l’autre chez le même parleur, une pensée puisse être exprimée sous des aspects différents. Ainsi la phrase 180, dite à un garçon (On ne tient pas sa fourchette comme ça!), a été rendue en chinois par le verbe non duratif : On ne prend pas... En français, Il était en noir (1306), Elle portait une robe rose (1310) comportent, outre la notion du temps relatif, qui n’est pas chinoise, une valeur durative; mais dans les phrases correspondantes de mon témoin, c’uanja «a mis ou avait mis» ap- partient au domaine de l’achevé.
Il y a des cas plus difficiles à saisir. J’ai été bien surpris d’apprendre qu’attraper une balle (74. Attrape -la !), prendre quelqu’un par la main (69. Prends-moi par la main, veux-tu?) ou le saisir par le bras (70. Il m’a saisi par le bras) sont duratifs, et il m’a fallu procéder à des recoupements à l’aide de témoins différents pour m’assurer qu’un malentendu ne s’est pas glissé dans l’interprétation du questionnaire. C’est que cie 1 č čd(74), la 1ccə (69), (70), pour mon témoin, c’est «recevoir» (ciex))f «prendre» (la 1)), «saisir»
et «ne pas lâcher» (ca). L’opposition avec l’auxiliaire
, qui insiste sur le résultat, fait éclater la différence: 541. J’ai reçu pas un sou jusqu’à présent
, 883. Je suis sans nouvelles de mes soeurs depuis quelque temps (me 2 cie 1
«n’ai pas reçu»).
Descendant d’un degré de plus dans le concret, nous rencontrons d’un côté l’adverbe «bientôt», qui appartient à la sphère de l’achevé, de l’autre les adverbes c2 «sans interruption, continuellement» (1250. Il y a de la vapeur qui s’élève sur les champs) et č «juste, justement» (300. Elle fait sa toilette ), qui ressortissent à l’inachevé. L’opposition de i 3 cirj^ «déjà» (achevé) et de hai 2 «encore» (inachevé) est également caractéristique, comme on le verra plus loin.
La décomposition aspective de concepts que nos langues traitent en général comme des entités simples («voir», «entendre», «concevoir», «découvrir», «tenir», «laisser», «porter», etc.), montre que le chinois parlé se trouve, sur ce point, du côté de ce que F. de Saussure appelle l’arbitraire relatif, en face de l’arbitraire absolu de nos langues; continuant à appli- quer la terminologie de Saussure, on peut dire que c’est, sur ce point toujours, une langue plus grammaticale, par opposition avec les nôtres, qui sont plus lexicologiques.11 En définitive, donc, un système dont la solide charpente fait contraste avec l’inorganisation de nos langues dans le même domaine.
3
Degré de coercition du système
Il reste à déterminer avec quelle force ce système s’im- pose à la masse parlante. Il est difficile, dès qu’il s’agit de Saussure, de ne pas songer à Dürkheim:12 qui dit “système” avec Saussure pense “coercition” avec Dürkheim.
Or, d’après M. Maspero, “il n’y a aucune catégorie grammaticale” en chinois. *Les grammairiens européens du chinois parlent de singulier et pluriel, de temps passé et futur, d’aspect duratif, de mode potentiel dans la langue parlée actuelle. Ce sont des formules commodes, mais fausses.”13 Selon lui, “un Chinois pense ordinairement nom et verbe indépendamment de ces notions: il peut les ajouter après coup comme des indications utiles, mais elles ne sont pas nécessaires” (p. 35). On exprime le passé ou le duratif moins rarement que le futur, “mais ce n’est jamais nécessaire. Leur emploi n’est jamais qu’une sorte d’emphase portée sur le temps ou l’aspect” (même page).
M. Tch’en estime que les particules chinoises sont “dépourvues de tout sens propre.”14 Leur emploi est presque purement affectif et n’a à peu près rien de grammatical: “d’un côté l’emploi des particules dans les phrases n’est jamais exempt d’une certaine nuance de sentiments; d’autre part, une particule n’a jamais un sens limité et ne sert pas à exprimer un seul sentiment, c’est-à-dire qu’une même particule, introduite dans des phrases différentes, ne présente jamais exactement un cas pareil. Il serait donc vain de vouloir définir avec précision la fonction des particules dans l’expression des éléments affectifs de la parole” (p. 78).
Que faut-il penser de ces deux thèses négatives? Je n’examinerai la question qu’au point de vue de l’aspect, et, indirectement, du mode, sans m’occuper des autres catégories.15 Une étude attentive des phrases de mon enquête, qui ne reproduisent pas le chinois d’un sinologue,16 mais celui d’un Pékinois, permet de donner au problême une solution assez nette; les matériaux nuancés que je possède m’empêcheront d’ailleurs, grâce aux statistiques qu’ils fournissent, de tomber dans l’erreur qui consisterait à prendre simplement le contrepied des affirma- tions absolues de M. Maspero et de M. Tch’en.
Voici d’abord quelques chiffres qui sont de nature à faire réfléchir. Sur un total de 200017 phrases, les particules lα, nα et sont employées avec une valeur aspective respectivement 645, 75 et 38 fois. Quant aux auxiliaires cien,
et
, ils fonctionnent aspectivement dans 24, 7, 23 et 97 phrases. Le nombre total des phrases où tous ces signes aspectifs figurent est de 769; enfin, sur celles-ci il y en a 122 où ils appa- raissent en combinaison (côte à côte ou séparés).
Les particules et les auxiliaires forment, avec les tons, l’élément le plus difficile du chinois parlé, celui qu’un étranger ne peut guère acquérir qu’en dernier lieu. En face de tous ces signes qui me paraissaient souvent accessoires, il m’est arrivé maintes fois, à propos d’une phrase donnée, de demander à mon témoin si telle particule ou tel auxiliaire est vraiment obligatoire. Les réponses essuyées ne laissent aucun doute: “On vous comprendrait, mais la phrase ne serait pas naturelle”; ou bien: “C’est difficile à prononcer”;18 ou encore: “Nous autres Chinois, nous ne parlons guère ainsi”; ou enfin, plus crûment: “C’est le chinois des étrangers.” Il est instructif de constater que l’impression de petit-nègre qui se dégage, pour un Occidental, du chinois de certains sinologues (et qu’ils veulent faire dégager !) ne diffère pas en somme de celle que produit sur un autochtone une phrase chinoise dépouillée de son appareil d’auxiliaires et de particules.
Dans d’autres cas, mes questions ont porté sur le choix du signe aspectif. Il est arrivé à mon témoin d’hésiter entre des signes appartenant à la même catégorie générale, comme entre nα, laicd et c3, ou entre la et tel ou tel auxiliaire de résultat, signes qui, comme on le verra plus loin, diffèrent entre eux, dans chacune des deux séries, principalement par leur degré de généralité. Mais jamais, dans sa bouche, un signe appartenant à la catégorie de l’achevé n’a été employé pour un procès inachevé, ni inversement.
Cette constatation concerne les rapports mémoriels, que contractent les signes entre eux en dehors du discours. Plaçons-nous maintenant au point de vue discursif. Ici un système, dans la mesure où il présente un caractère coercitif — mais, dans le cas contraire, est-ce un système? —, doit se manifester par un jeu d’attractions et de répulsions.
Positivement d’abord: les signes aspectif s, ont une tendance à s’appeler mutuellement à l’intérieur de chacun des deux aspects fondamentaux. L’adverbe «bientôt» (achevé) figure 13 fois avec la particule achevée la, 2 fois sans. L’adverbe i 3 cin (1) «déjà» (achevé) s’accompagne, dans toutes les 12 phrases où il apparaît, de la même particule la. Inversement, l’adverbe čeη4 «juste» (inachevé) appelle à sa suite 1 fois l’auxiliaire duratif c3 (inachevé), 3 fois la particule inachevée na, 3 fois c3 et na en combinaison (côte à côte ou séparés); 7 fois il est seul. L’adverbe
«encore» (inachevé) attire 28 fois na, 1 fois
+nα, 7 fois čə +nα; 14 fois il est isolé. L’auxiliaire cd (inachevé), sur 97 emplois, fait surgir 27 fois la particule na après lui, immédiatement ou à distance.
Ces corrélations entre signes du même aspect donnent à beaucoup de phrases pékinoises une certaine teinte appliquée avec plus ou moins d’uniformité, comme par touches successives, sur l’ensemble de la chaîne parlée. Voici un exemple appartenant à l’inachevé:
350. Je suis à la recherche d’un appartement (à Pékin: d’une maison).
Le pendant de cette phrase dans le domaine de l’achevé serait: fary2 tsla, où l’adverbe achevé se combine avec un auxiliaire achevé (résultatif) et une particule achevée: «J’ai trouvé... ».
Comme contre-preuve négative, j’ajoute qu’il est impossible, plus exactement: interdit, d’associer dans la même phrase ou le même membre de phrase un signe de l’achevé avec un signe appartenant à l’inachevé. Ainsi .. .na est fréquent et i^cirj^ .. .la plus ou moins obligatoire; mais
... la et ÏßÏý .. . na, que je propose sournoisement — petit essai de linguistique expérimentale — à mon témoin, le remplissent d’indignation: il ne s’agit pas seulement de fautes de langue, ce sont des crimes de lèse-logique !
Autre indice d’un système coercitif: les signes aspectifs rangés sur la ligne du discours ne peuvent pas se suivre dans n’importe quel ordre; ils sont soumis, dans chacune des deux classes, à un enchaînement plus ou moins rigoureux: adverbe aspectif ... auxiliaire ... particule aspective ... particule modale. Dans une langue à morphologie pauvre, comme le chinois, cette séquence contribue par sa fixité à distinguer les catégories grammaticales (qui existent bel et bien, même si elles ne sont pas identiques à celles de nos langues). Ainsi l’auxiliaire ne peut venir qu’après le verbe, jamais avant; une particule as- pective ne figure devant un verbe que dans des conditions tout à fait déterminées;19 elle ne sera jamais répétée sans un autre signe entre deux;20 et ainsi de suite, une série de règles précises qui cadrent mal avec le caractère amorphe sous lequel des observateurs de surface nous présentent cette langue dont l’architecture prodigieuse, mais discrète, apparaîtra mieux au fur et à mesure que les méthodes de la linguistique saussurienne l’auront pénétrée davantage.
Et l’organisation ne s’arrête pas là. Il y a des corrélations générales entre le système séquentiel et le domaine sémantique, d’une part, le domaine de la phonologie non-articulatoire de l’autre. Nous retrouvons ici, sous une forme plus large, quoique moins apparente, le problème de la limitation de l’arbi- traire, avec de nouveau la même réponse. Une langue où tout est en correspondance avec tout: ordre des catégories grammaticales ~ ordre des catégories sémantiques ~ ordre prosodique, est évidemment du côté de l’arbitraire relatif.
On a vu que le temps peut être exprimé par cumul dans un signe aspectif, ainsi le prétérit dans la particule de l’inachevé . Mais il est subordonné à l’aspect au point de vue de la séquence aussi, car les déterminations temporelles, aussi bien que les spatiales, figurent autant que possible en tête de l’énoncé, sous forme d’adverbes ou de propositions adverbiales. Et de même que le temps est subordonné à l’aspect, ce dernier est subordonné au mode: dans la phrase chinoise la particule modale, quand il y en a une, vient toujours après la particule aspective, sans aucune exception, et ferme la marche. Il s’agit surtout de mα (interrogatif), pα 21 (atténuatif)et a 22 (exclamatif):
1844. Etoffe: (Trois mètres,) est-ce que ça suffira?
1973. Est-ce qu’il habite (toujours au même endroit)? ču 4ča nα mα?
1668. Est-ce qu’il y a eu (quelque chose, le jour avant)?
1583. (Ça prend trop de place,) laissons (ça)! suan4lα pα !
1555. Photographe: Restez immobiles, ne bougeons plus! (En chinois: je photographie!)
Cette séquence temps-aspect-mode s’insère dans un principe qui peut être vérifié jusque dans le détail: les déterminations successives de la phrase chinoise tendent à procéder du particulier au général, ou, si l’on veut, du concret à l’abstrait, ou même, du sémantique à l’asémantique.
Des deux particules de l’inachevé, et na, la première, en vertu de la notion de temps passé qu’elle implique, est plus particulière (ou plus concrète, ou plus chargée de sens);23 or
, quand il se combine avec na dans la même phrase, vient toujours avant (nα
est impossible):
258. Rouet: (Ma grand-mère) filait encore.
(adverbe demi-concret + verbe + particule mixte + particule pure).
Le cas, fréquent dans le langage si vivant de mon témoin, où la particule lα figure deux fois, n’est pas moins démonstratif:
405. Nous avons perdu notre chemin.
Dans tous les exemples de ce type,24 la première particule a, chez mon témoin, sa valeur aspective, tandis que le sens de la seconde est affaibli à tel point qu’il la considère tantôt comme modale tantôt comme asémantique. En revanche, c’est en général la première qui est facultative, et la seconde obligatoire, mais cette dernière assume, dès qu’elle fonctionne seule, le rôle aspectif: uo3 men mi2 la (achevé).
La contre-partie phonique du principe, c’est que plus un signe est chargé de sens, plus son ton apparaît avec netteté: le cas se vérifie pour les adverbes aspectifs et une partie des auxiliaires; au contraire, plus un signe est asémantique, plus il est atone, comme le montrent certains auxiliaires et toutes les particules. La courbe prosodique de la phrase chinoise va donc de 1’intoné à l’atone.
4
Prolongement modal du système
Outre le caractère coercitif par lequel il s’impose à l’individu, tout système a quelque chose d’impérialiste, en ce qu’il tend à se propager au delà de son domaine propre.
Les particules aspectives prennent souvent une valeur modale, la le sens de la certitude et na celui de l’incertain. Soit la phrase
445. Ça y est, nous entrons dans le port.
Le procès n’est pas achevé, et la fonctionne comme une simple particule affirmative qui correspond assez exactement à l’exclamation Ça y est. Autre exemple: 1114. Eh bien, pour moi c’est le chapitre III qui est le plus intéressant. L’incertitude qui flotte au début de cette phrase («vous n’êtes peut-être pas du même avis... ») est marquée en chinois par na: uo 3 nα, uo 2 (moi, je trouve ... ).
Il en résulte que la et na finissent très souvent par correspondre à un simple point d’exclamation ou d’interrogation qui clôt la phrase pour lui donner sa teinte modale définitive:
117. (Le médecin dit que le malade) est en bonne voie.
1949. Tu sors sans parapluie: Et s’il pleut?
Dans ce domaine du mode comme dans celui de l’aspect, la coercition plus ou moins forte du système se manifeste par des formules ou un signe relativement concret de valeur modale tend à faire surgir au bout de la phrase une particule modale de même couleur. L’adverbe «trop» figure 35 fois avec la, 6 fois sans; le verbe
«devoir, il faut» l’appelle 6 fois, 4 fois il est seul; l’adverbe prohibitif pie 2 le réclame 7 fois, 3 fois il s’accompagne de l’exclamation a, 8 fois il est isolé:
459. (L’aérodrome est) trop loin (de la ville): üan3 la.
796. Réussite de Vexamen: Quel bonheur ! C’est lui qui sera content! En chinois: ... il devra se réjouir:
782. (Allons,) ne t’énerve pas! la.
Quant àna, on l’attend tout naturellement à la fin des phrases qui contiennent une construction interrogative ou un mot interrogatif.25
Tout vise à concorder, non seulement à l’intérieur de cha- cun des deux systèmes, aspectif et modal, mais encore de l’un à l’autre. La possibilité d’échanger certaines formules en est une preuve. Ainsi le type d’impératif atténué: verbe + lα (achevé) +pα peut être remplacé dans presque tous les cas par la construction: verbe redoublé26 +pα:
63. (Tu as les mains toutes tachées d’encre, va vite te) laver: ... çi 3lα pα ou çi 3çi pα. On voit comme les deux domaines sont proches.
* * *
J’ai connu dans une école de langues orientales un maître chinois qui avait la douce manie d’expliquer par le mot rythme tous les mystères de sa langue, l’emploi des particules notamment, qui ne se laissaient pas ramener à des règles grammaticales visibles, mais son explication n’allait guère plus loin que ce mot. M. Tch’en croit pouvoir rendre compte des particules par 1 9affectivité, encore un de ces mots à tout faire qui servent à expliquer par une étiquette ce qu’on ne comprend pas très bien.
Le système que je viens d’exposer s’inscrit en faux contre ceux qui prétendent que le chinois ne possède pas de catégories grammaticales et que l’usage des particules dans cette langue n’a à peu près rien de grammatical. Si ces dernières n’existaient pas, la linguistique saussurienne aurait à les inventer, car rien ne révèle mieux qu’elles, derrière les dehors flous qui l’estompent, ce que c’est qu’un système avec sa force coercitive et son impérialisme.27
Notes
1Sur cet ouvrage encore inédit, collection de 2000 phrases dites et interprétées par le même témoin, cf. Qu’est-ce qu’un Dictionnaire de phrases? dans Cahiers Ferdinand de Saussure 1 (1941).
2Au lieu de . qui est un pékinisme, on emploie aussi l’adverbe ts’əη2; mais ce mot appartient à un style trop élevé pour qu’il apparaisse dans le parler de mon témoin.
3Zurich (Niehans) 19352, p. 120 et suiv., p. 188 et suiv.
4Genève (Kundig) et Leipzig (Harrassowitz) 1929, p. 134 et suiv.
5Les petits chiffres au bas des syllabes désignent les 4 tons; ceux entre parenthèses indiquent les tons qui sont prononcés avec une inten- site plus faible. Les divergences qu’on trouvera dans la notation des tons pour certains mots, par exemple uo 3 et uo 2,, ou pu A et pu 2,, obéis- sent à des règles précises qui relèvent de la phonologie discursive (sandhi des tons) et ne sauraient être étudiées ici.
6La barre verticale figure une pause légère, moins importante que celle marquée par une virgule.
7L’insertion de la négation puA entre un verbe et son auxiliaire forme un potentiel négatif; il faut supposer la présence d’un verbe td 2 ««pouvoir», mais qui est implicite et n’apparaît qu’au mode positif: çiαη 3 Les Occidentaux qui parlent le chinois en y mêlant les habitudes de leur langue maternelle ignorent ce sinicisme et emploient la construction négation + pouvoir + verbe: pu 4 nəη 2 çiαη 3,cce qui donne au sens une acception spéciale et n’est pas très chinois.
8Mais sans l’acception familière de ce dernier.
9Dans la transcription chinoise du pékinois, les auxiliaires et td sont rendus par le même caractère, bien qu’il s’agisse de mots distincts, conçus comme appartenant à deux mondes opposés.
10Pour s’asseoir (t suuo4)) et être assis (t suuo4 čə ) ),se mettre debout on peut dire que le français et le chinois marchent à peu près de conserve. Chose curieuse, certains concepts que nos langues distinguent, non seulement sont exprimés cou- ramment en chinois par le même verbe, mais ne sont pas différenciés aspectivement; c’est le cas de
qui répond aussi bien à «se coucher» (110. J’ai sommeil, j’ai envie de me coucher) qu’à «dormir» (107. Il dort).
11Cette vue est exactement l’inverse de celle de Saussure, selon lequel «le type de l’ultra-lexicologique est le chinois» (Cours, 1ère éd., p. 189-190); «en chinois, la plupart des mots sont indécomposables» (p. 234). Le maître genevois tablait sans doute sur le chinois des sinologues, qui connaissent en général mieux la langue écrite que la langue parlée; son affirmation ne vaut pas pour cette dernière.
12Cf. W. Doroszewski, Quelques remarques sur les rapports de la sociologie et de la linguistique: Dürkheim et F. de Saussure, dans Psychologie du Langage, Paris (Alcan) 1933, p. 82-91.
13Henri Maspero, La langue chinoise, Conférences de l’Institut de linguistique, Année 1933, Paris (Boivin) 1934, p. 34.
14Ting-Ming Tch’en, Etude phonétique des particules de la langue chinoise, Paris (Héraklès) 1938, p. 47. Cf. mon compte rendu: Acta Linguistica 1 (1939), p. 119-123.
15Ainsi a, utilisé entre autres particules par M. Tch’en pour son argumentation, n’a qu’une valeur modale et ne joue pas de rôle aspectif.
16 J’ai soumis à mon témoin les matériaux à l’aide desquels M. Maspero entend démontrer que le chinois n’a pas de catégories grammaticales. Soit qu’ils appartiennent en partie à la langue écrite, soit qu’ils soient en partie artificiels, ou dialectaux, ou inintelligibles pour une autre raison, mon ami Tchang n’est guère parvenu à comprendre les exemples cités. J’ajoute qu’il ne possède aucune langue étrangère et ne peut donc être suspect d’avoir été influencé par nos grammaires.
17Ce chiffre serait trop élevé pour servir de base à des calculs de pourcentage, car il s’en faut de beaucoup que toutes les phrases com- portent une valeur aspective. Mais seul un autochtone saurait faire le départ des phrases avec aspect ou sans, puisque, comme il est apparu plus haut, la répartition des pensées entre les aspects ne se recouvre pas d’une langue à l’autre.
18En chinois: pu 2 Sun 4 t suue3,, litt, “(cela) ne (pu 2)) convient ßunj à la bouche (t suue3))”; sans doute parce que la phrase ne lui semblait pas étoffée.
19A savoir quand elle s’insère entre les deux termes d’un verbe qui est répété en vue d’atténuer le sens: 59. Pour m’avertir: Il m’a touché (t’uη3’’la t’uη3)) le bras; 1942. Pour obtenir le poste: Il a fait une vague tentative (litt, il essaya-essaya: s4la š).
20405. Nous avons perdu notre chemin: mi2la taol4la (verbe + particule + objet +particule).
21Quelquefois pâ.
22Quelquefois à.
23Au point de vue du chinois, le temps est plus particulier (ou plus concret, ou plus chargé de sens) que l’aspect.
24Il y en a plus de 40.
25Ici les statistiques mèneraient vers un chemin glissant, car sur ce point l’harmonie du système est dérangée par la collision fréquente de na avec la particule exclamative a lorsque cette dernière est précédée d’un á de transition (explosif) après un mot terminé en á (implosif): Le mot cfuan A «conseil» à la fin de la phrase 766 (Pourquoi n’as-tu pas voulu écouter mon conseil?) est-il suivi d’une interrogation (c’uan 4 na) ou d’une exclamation ? La confusion est si fréquente que mon témoin, dans sa peine à faire la distinction, est allé jusqu’à dire qu’il s’agit d’un seul et même mot susceptible de deux emplois différents,
26En chinois, on répète le verbe pour l’atténuer (cf. note 19): c’est un procédé modal, à la différence du redoublement indo-européen, qui est aspectif ou qui l’est devenu.
27Le système ici décrit est celui du parler de Pékin. S’il se rencontre ailleurs en Chine, il doit en tout cas se réaliser en partie sous d’autres formes. Ainsi la est panchinois, mais est un pékinisme. D’autre part, dans les dialectes qui, comme celui du Se-tch’ouan, ne connaissent pas de distinction phonologique entre l initial et á initial, la différence entre achevé et inachevé, si elle existe, ne saurait se mar- quer par l’opposition de la et de na.
*Acta Linguistics 2 (1940-1941), pp. 137-150. D'aprds une communication pr6sent6e ri une reunion de linguistes 5 Geneve le 18 mai 1940 sous l e titre YL' e x p r e ~ ~ i odnes aspects dans le chinois d'aujourd'hui (parler de ~ e k i n ) .