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Geneva School Reader in Linguistics: Geneva School Reader in Linguistics

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PHRASE SEGMENTÉE*

79. Nous appelons phrase segmentée une phrase unique issue de la condensation de deux coordonnées, mais où la soudure est imparfaite et permet de distinguer deux parties dont l’une (A) a la fonction de thème de l’énoncé, et l’autre (Z) celle de propos (67).

Une suite de phrases comme «Plus de joies, plus de chansons» peut être une simple énumération, et toute énumération est de nature coordinative. Mais si l’on aperçoit un rapport entre la première phrase et la seconde (par exemple un rapport de cause à effet), le resserrement peut intervenir, et «Plus de joie, plus de chansons» forme une seule phrase, synonyme de «Puisqu’il n’y a plus de joie, il n’y a plus de chansons».

Il semble que la phrase segmentée soit née, dans la coordination, de la reprise explicite de la première coordonnée: «Il pleut. Il pleut? Nous ne sortirons pas». Cela paraît encore plus vraisemblable si l’on suppose ces énonciations réparties entre deux interlocuteurs: A: «Il pleut!» - B: «Il pleut? (= Vous dites qu’il pleut?). Nous ne sortirons pas.» Alors on comprend mieux que la reprise faite par B ait pu, à la longue, créer un type nouveau par oubli de la phrase C!.

Sans poursuivre plus loin ces vues sur l’origine du type, qui seront reprises plus bas, voyons quelles formes cette syntaxe a prises dans le français actuel, qui en fait un large usage.

A cet effet, opposons la segmentation à la syntaxe liée, et comparons p. ex. «Cette lettre, elle ne m’est jamais parvenue» et «Cette lettre ne m’est jamais parvenue». Nous surprendrons deux différences principales, l’une relative à la fonction, l’autre à la forme.

80. 1) La segmentation permet de faire de n’importe quelle partie d’une phrase ordinaire le thème, et de l’autre l’énoncé proprement dit, le propos; ainsi «Je n’arrive pas à résoudre ce problème» devient «Moi, je n’arrive pas à résoudre ce problême», ou «Résoudre ce problème, je n’y arrive pas», ou «Ce problème, je n’arrive pas à le résoudre». Alors le thème pré- cède et le propos suit; mais l’ordre peut être renversé: «Je n’arrive pas à résoudre ce problême, moi», ou «Je n’y arrive pas, à résoudre ce problème», ou «Je n’arrive pas à le résoudre, ce problême».

81. 2) Comme la coordination, la segmentation est caractérisée avant tout par le jeu des deux procédés musicaux sans lesquels elle n’est pas concevable: la pause médiane et la melodie.1

On constate sans peine que, dans la phrase segmentée, A et Z sont séparés par un silence, si court soit-il, tandis que dans des phrases liées comme: «Le soleil éclaire la terre - Je vous punirai si vous désobéissez, etc.», les pauses que peuvent découvrir les appareils n’ont aucune réalité pour le sujet parlant.

82. Les inflexions de la voix sont, elles aussi, partie intégrante de la syntaxe segmentée, car non seulement elles séparent nettement les deux termes, mais surtout elles permettent de distinguer clairement les deux types AZ et ZA.

Z a l’intonation modale de toute phrase indépendante, intonation autonome, et qui comporte des variétés infinies; dans la forme la plus banale, la voix monte légèrement pour redescendre ensuite un peu (figure Le terme A comporte, au contraire, deux intonations stéréotypées très différentes l’une de l’autre, et toutes deux dépendantes de Z, à savoir: une forte montée de la voix dans AZ, tandis que dans ZA A est prononcé sur un ton bas et comme en sourdine. On peut représenter grossièrement AZ par et ZA par l’intervalle entre les deux traits symbolise la pause.

83. La montée de la voix dans AZ s’explique, comme on l’a vu, par le fait que le thème est une sorte de question, dont le propos est la réponse. Tantôt il s’agit d’une question qui serait posée par le partenaire et reprise par le parleur, comme en témoigne la forme de l’interrogation: Ou il est? Personne ne le sait. = «(Vous demandez) ou il est?»; tantôt c’est une question que le parleur s’adresse à lui-même: Où est-il? Personne ne le sait. Dans le second cas, l’intonation propre à l’interrogation a été remplacée par la montée uniforme qui est caractéristique du premier type; car Ou est-il?, prononcé avec la mélodie descendante d’une interrogation réelle, ne pourrait être qu’une phrase autonome, à laquelle la réponse serait coordonnée. Pour l’interrogation modale totale (35, 2a), la différence entre l’intonation de l’interrogation réelle et celle d’un segment A est moins sensible, puisque la mélodie monte dans les deux cas (Viendra-t-il? et Viendra-t-il? Personne ne le sait.); cependant, elle est autonome et monte plus haut dans une interrogation réelle que dans le segment A, où elle est plus ou moins figée.

84. Quant à la mélodie basse de A dans ZA, (exemple: cet élève a échoué, à son examen ), elle dérive de son caractère originel; car A procède, dans ce cas, d’une coordonnée explicative qui précisait après coup le sens de la phrase précédente (75). Cette coordonnée avait la mélodie propre à la coordination, c’est-à-dire autonome, mais la segmentée a perdu ce caractère: elle ne constitue plus une simple adjonction, mais est un thème retardé, et ce changement se marque dans la mélodie (intonation en sourdine, sans analogie avec celle de la coordination).

Comparez la mélodie des deux types, qui peuvent figurer dans un même énoncé: «C’est bon pour l’âne ou pour le bœuf (Z), de brouter dans un clos (A) ! Les chèvres (A), il leur faut du large (Z) !» (Daudet).

85. La phrase segmentée comporte des formes complexes; p. ex. A peut comprendre plusieurs segments: «Moi, accepter ce compromis, (A), vous n’y pensez pas! (Z) !)). «Il l’aimait tant (Z), son enfant, ce brave homme (A))). «Moi, je les adore, les enfants» est une segmentée ZA où Z contient lui-même une segmentée az, formule — A.La segmentée peut figurer dans une proposition subordonnée, p. ex. «(Voyons si), à force de réclamer, nous obtiendrons gain de cause» (AZ).

86. Comme la coordination, la segmentation connaît des formes à incise; d’une part, la branche A d’une segmentée AZ peut figurer, par retardement, dans le corps de Z; mais sa mélodie montante révèle son vrai caractère; comparez « Soudain, un obus éclata» et «Un obus, soudain, éclata». D’autre part, le terme A d’une phrase ZA peut figurer, par anticipation, dans l’intérieur de Z; là encore, l’intonation descendante montre la véritable valeur du terme intercalé. Le cas le plus typique est celui du vocatif: destiné à attirer l’attention de l’entendeur sur renonciation qui va lui être communiquée, le vocatif fonctionne comme un thème général sur lequel repose l’énoncé proprement dit dans sa totalité. Les jeux mélodiques de «Paul, viens ici !» (AZ) et de «Viens ici, Paul!» (ZA) sont donc parfaitement natureis. Mais le vocatif peut être intercalé dans Z par anticipation, et dans ce cas il a, comme on doit s’y attendre, l’intonation en sourdine, p. ex. dans «Viens, Paul, auprès de moi.» Autre cas connu: les phrases parenthétiques telles que dit-il, pensai-je, etc., appartiennent toujours à la syntaxe ZA, comme l’indique leur intonation sourde: «Je vous pardonne, dit-il»; or, cette intonation sera la même en incise: «Je consens, dit-il, à vous pardonner».

87. La mélodie permet de distinguer nettement des types de phrases qui, sur le papier, se confondent. Soit notre exemple Cet élève a échoué, a son examen: si les deux membres ont des mélodies parallèles, à son examen signifie «(et il a échoué) à son examen»; nous sommes ici dans la coordination explicative (75). Au contraire, avec le schéma mélodique , à son examen est le thème (postposé) d’une segmentée ZA, et n’a plus le caractère d’une adjonction. Enfin l’absence de pause et de mélodies oppositives fait de cette même phrase une phrase «liée» (104), où, comme nous le verrons, on ne peut plus distinguer le thème et le propos (sinon par le contexte et la situation).

88. L’exemple précédent montre l’importance, primordiale en syntaxe, de la mélodie: c’est ainsi que dans la langue parlée une phrase liée peut devenir segmentée par simple application de la musique de segmentation. «Je savais bien que vous viendriez» est lié si la mélodie est uniforme et la pause absente; mais la même phrase «Je savais bien, que vous viendriez» de- vient ZA si elle comporte une pause médiane et un second segment prononcé en sourdine.

Le jeu de la mélodie suffit aussi à transformer une subordonnée en principale, et inversement. «Nous étions au jardin lorsque l’orage éclata» est une phrase liée contenant une principale et une subordonnée; mais prononcez-la en AZ, elle équivaudra à «Alors que nous étions au jardin (A), un orage éclata (Z).» De même: «Nous étions à peine rentrés, que l’orage éclata» signifie en réalité «Un peu après que nous étions ren- trés (A), l’orage éclata (Z)»; là aussi, la succession des propositions est l’inverse de ce que fait prévoir la forme matérielle, et seule la mélodie décide de l’interprétation; voyez encore «Vous me menaceriez (A), que je ne céderais pas (Z)».

Il suffit encore que deux phrases présentant le schéma que nous avons appelé antithétique (78) soient intonées en AZ pour que l’interprétation syntaxique soit modifiée: Tu te reposes, je travaille peut être l’équivalent de «Tandis que tu te reposes, je travaille»;Je le croyais sain et sauf: il courait le plus grand des dangers (= «Alors que je le croyais...»);Paul n’est pas seulement paresseux: il est insolent (= «Si Paul est paresseux, il est en outre insolent»);Ou tu obéiras, ou tu seras puni intoné en AZ équivaut à «Si tu n’obéis pas, tu seras puni.»

Enfin la mélodie sépare complètement de la coordination des formes telles que A peine le maître était-il sorti, les élèves se mirent à danser; Il aurait tout l’or du monde, il ne serait pas content. C’est grâce à la mélodie AZ que II y a huit jours, j’ai vu Paul est d’un autre type que «J’ai vu Paul il y a huit jours» et «Il y a huit jours que je n’ai vu Paul» (phrases liées).

89. La segmentation présente des analogies évidentes avec la coordination: il suffit de rappeler certains exemples où seule la mélodie permet de déterminer le type auquel la phrase appartient. Ainsi, le segment Z a toujours la forme d’une phrase indépendante, comme ce serait le cas pour une coordonnée; détachée de l’ensemble, elle est syntaxiquement et mélodiquement autonome. Le terme A y est représenté dans la mesure du possible (ce qui est normal en français lorsque A contient un terme nominal2) par des pronoms: «Cet enfant, je /’aime bien»; «Je ne m’intéresse pas à cela, moi)); «Votre argent, je n’en veux pas», etc. Remarquons par anticipation (94) que toute conjonction de coordination renferme aussi un pronom.

Mais cette parenté formelle ne doit pas nous faire perdre de vue les différences essentielles qui séparent la segmentation de la coordination. Elles apparaissent dans la mélodie (82) et dans la valeur syntaxique du segment A: celuici, surtout en AZ, est un présentatif de l’énoncé contenu dans Z, qui se distingue d’une coordonnée (autonome!) par le fait qu’il équivaut toujours à une phrase subordonnée.

Cette dernière peut être explicite: «Quand il pleut, je reste à la maison» — «Si vous désobéissez ,vous serez punis», etc. Ou bien on peut la mettre en lumière par échange fonctionnel: «Il fait froid, nous ne sortirons pas» (= «Puisqu’il fait froid») «Par ce moyen, ]e réussirai» (= «En procédant ainsi, si je procède ainsi»); «Lentement, il avançait sur la route» (= «En marchant lentement, pendant qu’il marchait lentement»). Le segment A peut même avoir la forme d’une phrase autonome: «Tu mens, je ne te crois pas», mais sa valeur est toujours celle d’une subordonnée (= «Puisque tu mens»). Enfin, réduit à un simple terme nominal, on pourrait l’interpréter comme un monorème: «Cet élève, je l’aime bien;cet élève, je lui ai donné un livre; etc.»; ce cas a été appelénominativus pendens (cf. W. Havers, È F., 43, p. 207 ss.), mais ce n’est là qu’une étiquette: c’est un cas extrême où un être ou une chose est présenté comme substrat pur et simple de l’énoncé contenu dans Z, et il est lui aussi assimilable à une subordonnée (= «Pour cet élève, quant à cet élève, puisqu’il est question de..., s’il est question de ...», etc.).

90. Ce qui distingue le mieux la segmentée de la coordonnée, c’est l’interdépendance, le conditionnement réciproque des segments A et Z: on sait que les propositions «subordonnées» introduites par que équivalent à des sujets ou des compléments d’objet, que celles qui commencent par une conjonction de sens spatial, temporel ou logique sont réductibles à des compléments circonstanciels, c’est-à-dire à des substantifs à un cas oblique. A est donc essentiellement nominal, et Z (de forme autonome) essentiellement verbal, ce qui concorde avec la nature syntaxique du thème et du propos: le thème est en effet de la nature du sujet, et le propos de celle du prédicat; or, c’est le substantif, comme lieu du prédicat, qui est prédestiné à être sujet, et le verbe à être prédicat, puisque le prédicat désigne un procès, un état ou une qualité. Il y a donc entre A dans son ensemble et Z dans son ensemble un rapport de complémentarité.

91. Il ne faut pas croire cependant que A soit une simple inversion, une simple anticipation d’un élément contenu dans Z, et que le type Cet élève, je l’aime bien soit une forme de phrase liée. Nous insistons sur le fait que, même si A ne consiste qu’en un terme nominal, il équivaut logiquement à une subordonnée dont le terme nominal (Cet élève) n’est qu’une partie. Si ce terme est représenté à l’intérieur de Z en tant que mot, cela n’a rien de surprenant: nous savons qu’on peut reprendre dans une phrase principale n’importe quel terme de la subordonnée qui précède; plus généralement, n’importe quelle partie d’un syntagme peut être reprise dans le syntagme suivant sous forme d’un représentant (126): cf: «Puisque Paul nous rend visite, nous Z’invitons à dîner»: /,représente le seul terme Paul et non pas toute la subordonnée. Or, le conditionnement réciproque entre A et Z s’entend de I’ensemble de A par rapport àl’ensemble de Z, et c’est ce qui différencie nettement la phrase segmentée de la phrase liée.

92. La segmentation s’éloigne de la coordination dans la mesure où des procédés grammaticaux accentuent le caractère nominal de A (1) et marquent sa relation avec Z (2).

1) Ainsi A peut être caractérisé par certains tours périphrastiques qui lui enlèvent son apparence d’élément indépendant (v. plus haut: Cet élève, je l’aime bien = «Pour cet él., quant à. .. etc. »). Au lieu de Honnête, il l’est assurément, on dira «Pour honnête, il l’est», ou «Si quelqu’un est honnête, c’est lui».

2) La fonction de A peut être marquée par A lui-même, qui cesse alors d’être un terme de forme autonome. Cette indication anticipée, due à l’analogie de la phrase liée, a souvent pour conséquence de supprimer le représentant de A dans Z. Comparez «Moi, on ne me donne rien»et §Ömoi, on ne (me) donne rien»; «Cette affaire, je á‘en comprends pas le premier mot» et «De cette affaire, je ne comprends pas le premier mot». On voit combien ces tours nous rapprochent des inversions simples de la phrase liée.

93. L’histoire montre que la plupart des tours prépositionnels ou conjonctionnels (cela revient au même) sont nés par condensation de deux coordonnées, et plusieurs ont conservé la forme segmentée. En grec, ei «si» a commencé par être une particule optative (cf. eithe, ei gâr). Ainsi El moi peithoio, to ken polù kérdion eië a signifié d’abord «Puisses-tu m’écouter ! Cela vaudrait beaucoup mieux», et ensuite seulement «Si tu m’écoutais... ». Il est probable qu’en latin qui a d’abord été un indéfini: Quae pecunia dee st, ea sumatur = «Une certaine somme manque; qu’on l’emprunte)); et plus tard seulement «La somme qui manque, qu’on l’emprunte)), etc. (v. Kretschmer, Sprache, p. 62). D’autres tours, de même origine, ont versé dans la phrase liée (104).

En français, les constructions «absolues» du type L’ennemi vaincu, l’armée se retire relèvent de la segmentation; ce sont des termes A de phrases AZ. Là aussi, on retrouve une origine coordinative; on a commencé par dire «L’ennemi (est) vaincu; l’armée se retire»; puis l’analogie de phrases telles que «maintenant que l’ennemi est vaincu, après la défaite de l’ennemi...» a opéré un changement d’interprétation en même temps qu’un changement de mélodie. L’ablatif absolu du latin hoste victo a servi d’adjuvant, surtout pour la langue écrite; il n’est pas le point de départ unique du type.

Quant à l’ablatif absolu latin lui-même, on constate qu’il est dû à un accident exactement opposé: il résulte de la dis-jonction, par segmentation, de deux termes cohérents d’un même syntagme. Soit la phrase «Carthagine deletä Scipio profectus est». A l’origine, Carthagine deletâ était le complément de profectus est. («Il partit de Carthage détruite»), et cette in- terprétation n’est pas impossible en latin classique même. Mais, séparé de son verbe par un espace suffisant, ou simplement par une pause, ce membre de phrase a subi l’analogie de propositions du type «Cum Carthago deleta esset», et en est devenu l’équivalent. Ainsi le type Carthagine deletä, parti d’un tout autre point que Vennemi vaincu, a abouti au même résultat.

94. C’est enfin la segmentation qui rend compte de l’ori- gine et du développement des conjonctions coordinatives.

Dans une phrase telle que «Il fait froid, a cause de cela nous ne sortirons pas», le terme à cause de cela a été tout d’abord une détermination (t’, cf. § 155) du verbe nous ne sortirons pas (t), et, en cette qualité, il ne reliait pas la seconde coordonnée à la première. Mais un terme de C2 est prédestiné à devenir conjonction coordinative lorsqu’il renferme un représentant de Cx tout entier, soit explicitement (p. ex. «Il fait froid; nous ne sortirons pas à cause de cela »), soit en cumul ou zéro (p. ex. «Je me suis levé, je suis sorti ensuite », c’est-à-dire «après cela »). On voit que dans ces cas le terme en question est un déterminant de tout ou partie de C2; mais le représentant qu’il contient a ce double effet de l’attirer, par une sorte de chiasme, vers le début de la phrase, et d’en faire le signe de son sujet psychologique. Or, c’est par segmentation qu’il prend la tête de la phrase: «A cause de cela, nous ne sortirons pas» est du même type syntaxique que «Depuis hier, il fait moins froid». Ce sont des ZA transvalués en AZ; l’interprétation est dès lors «A cause de cela (t), nous ne sortirons pas(t’)»

Au fur et à mesure que se relâche le lien qui faisait d’un terme le déterminant d’un autre à l’intérieur de C2, sa relation avec C! devient plus étroite; dans «Vous travaillez, vous jouerez ensuite» (construction déjà un peu archaïque), ensuite est encore une détermination (t’) de vous jouerez. Dans «Je me levai, ensuite je sortis», la valeur coordinative du mot apparaît, sans cependant annuler son sens originel; mais son déplacement en a fait le terme A d’une phrase segmentée; il y a eu transvaluation en t.

Enfin le passage à la fonction nouvelle est accompli quand la conjonction ne peut plus fonctionner comme complément du verbe de C2; si malgré cela en est encore capable, son synonyme pourtant ne le peut plus. Comparez «Il pleut, je sors malgré cela» et «Il pleut, pourtant je sors». Alors même qu’on place pourtant après le verbe, où il pourrait être encore t’ il ne saurait plus reprendre cette valeur.

95. Ajoutons cependant qu’une conjonction coordinative peut naître aussi dans un système de trois coordonnées dont la médiane est comprise comme reliant les deux autres. Ainsi bien plus est presque une coordinative dans «Paul a perdu beau- coup d’argent au jeu;bien plus: il est ruiné». Le passage à la nouvelle fonction est consommé dans mais = lat. magis («il y a plus»). De même «Je suis resté à la maison. Pourquoi? Il pleuvait». Pourquoi? = «Vous demandez pourquoi?» Ce tour montre comment le latin quare? «pourquoi?» est devenu une pure conjonction coordinative dans le français car. Cf. aussi sanscrit param «mais», littéralement «(Il y a) encore autre chose».

Mais ce n’est là qu’une variété du type général. Les trois coordonnées ont commencé par se déterminer de proche en proche comme toutes les autres: «Paul a perdu beaucoup d’argent au jeu; àcela s’ajoute quelque chose de plus; et c’est qu’il ruiné». «Je suis resté à la maison; et j’y suis resté pourquoi? Le pourquoi, c’est qu’il pleuvait». Ensuite est intervenue l’analogie des systèmes de deux coordonnées reliées par une conjonction, et l’on a interprété comme conjonction la phrase mediane, surtout lorsque celle-ci était très courte.

96. Il semble parfois difficile d’établir la frontière entre la conjonction coordinative et les autres termes A de segmentées contenant un représentant (explicite ou implicite). Le critère déterminant n’est pas l’impossibilité de rattacher le terme initial à un verbe de la phrase, puisque cette impossibilité dé- coule de la syntaxe de toute segmentée (cf. A cet endroit, nous fîmes halte, ou: La, nous fîmes halte). Ce qui caractérise la conjonction coordinative à l’exclusion des autres termes A, c’est le fait que son représentant représente la totalité de la première coordonnée, et non un de ses termes seulement (v. plus haut: a cause de cela). Ce critère est souvent doublé du fait que la forme de la conjonction lui interdit tout rapproche- ment avec le verbe de C2 (p. ex. c’est pourquoi, aussi nous ne sortirons pas). En effet, toute conjonction de cette nature (donc, pourtant, mais, etc.) représente Cx dans sa totalité.

97. La segmentation, si caractéristique de la phrase française (par opposition à celle de l’allemand),3 est un procédé éminemment expressif. AZ et ZA relèvent de tendances opposées de l’expressivité, l’attente et la surprise. Dans AZ, le thème produit un effet de tension; il fait désirer le propos, qui prend toute sa valeur par cette préparation. Au contraire, dans ZA, le propos éclate par surprise, et le thème est comme l’écho de cette explosion.

Si la segmentation permet de distinguer nettement le thème et la fin de l’énoncé, c’est qu’elle les met l’un et l’autre en relief. C’est ce que n’ont pas vu les grammairiens qui ont effleuré cette question; ils sont partis de l’hypothèse que dans toute phrase, il ne peut y avoir qu’une seule idée dominante; aussi la segmentation a-t-elle été considérée comme un moyen de relever uniquement le prédicat selon les uns, uniquement le sujet selon les autres. Les uns et les autres ont raison. Le régime des accents des phrases allemandes correspondantes le montre (81 n.).

98. Il est facile de voir combien la syntaxe segmentée fleure la langue parlée. En effet, si la langue écrite peut présenter l’énoncé de la pensée dans une phrase organique et cohérente, les nécessités de la communication rapide exigent que les éléments de l’énonciation soient présentés pour ainsi dire par morceaux, de manière à être plus facilement digérés.

On a souvent remarqué que le français est, beaucoup plus que l’allemand, une langue «sociable», orientée vers l’entendeur, soucieuse de lui épargner l’effort. Ce n’est donc pas un hasard si la syntaxe segmentée joue ici un rôle si important; elle est, avec la séquence progressive, dont il sera question plus loin, un facteur essentiel de compréhension aisée.

Notes

1L’accent d’intensité, d’ailleurs très faible en français, semble constituer un troisième caractère de la phrase segmentée; mais en réalité il est un simple facteur concomitant, parce qu’il précède toujours immédiatement la pause, dont il est fonction: différence essentielle avec l’accent autonome de l’allemand, où le thème est souligné par l’intensité sans la pause: «Diesen Brief habe ich nie erhalten, etc.»

2Cette reprise d’un terme nominal résulte probablement, comme me le fait remarquer M. Magnenat, de la perte de la flexion nominale en français. On, constate en effet que l’allemand pratique beaucoup moins la segmentation qui l’obligerait à cette reprise: comparez « Diesen Brief habe ich nicht erhalten» avec «Cette lettre, je ne /,ai jamais reçue.»

3M. Leo Spitzer remarque fort justement (Le Français Moderne, III, p. 196, n°. 4) qu’une phrase traduite du français «Heftige Stösse scheinen ihn umzurühren, diesen Teig» n’est pas vraiment allemande. - On re- marquera à ce propos que le tour allemand du type «Er gewann es über sich, die Mädchen zu meiden» a été autrefois segmenté en ZA (cf. «Il s’y est enfin résigné, à renoncer aux femmes»); mais actuellement la phrase est liée et la virgule irrationnelle.

*fLinguistique g i k r a l e et linguistique fran~aise, 1932; 2nd ed., 1944, pp. 60-70. This extract is a section of a chapter entitled "Trois formes d'enonciation. " The author starts with the following statements: 'La pensbe qu'on veut faire connaTtre e s t . . . le but, la fin de l'enonci, ce qu'on se propose, en un mot: le propos; on l'inonce 5 l'occasion d'une autre chose qui en forme la base, le substrat, le motif: c'est le thgme. On peut figurer le thGme par A et le propos par Z" (5 61, p. 53). He also uses the symbol C,C, for coordinated sentences.

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