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Geneva School Reader in Linguistics: Geneva School Reader in Linguistics

Geneva School Reader in Linguistics

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ALBERT SECHEHAYE, CHARLES BALLY, HENRI FREI

POUR L’ARBITRAIRE DU SIGNE*

Voir: (1) Damourette et Pichon, Des mots à la pensée, vol. I, 1927, p. 95. (2) G. Esnault, compte-rendu du précédent ouvrage, Mercure de France du 1er juin 1935. (3) E. Benveniste, Nature du signe linguistique, Acta linguistica, vol. I, pp. 23-29. (4) E. Lerch, Vom Wesen des sprachlichen Zeichens, ibid. vol. I, pp. 145-162. (5) f Ed. Pichon, Sur le signe linguistique, complément à l’article de M. Benveniste, Acta linguistica, vol. II, pp. 51-52.

Ferdinand de Saussure, envisageant le problème linguistique sous son aspect strictement objectif et scientifique, a vivement éclairé, par la solution qu’il en a donnée, l’étroite connexion qui existe entre le développement de la langue, institution sociale au service de la parole, et le développement de la pensée humaine.

Les unités de la langue, soit les signes, sont des produits contingents de la vie collective. Elles ne reposent sur aucune relation naturelle entre un ensemble phonique et une idée ou un objet, mais seulement sur la convention qui se trouve établie à un moment donné dans un certain milieu social. Leur caractère propre, c’est d’être purement différentiels et de constituer ensemble, dans leur position et leur équilibre réciproque, une forme pure à deux faces, dont l’une est phonique et l’autre intellectuelle. De même que, dans la langue, la forme articulée est identique à la forme pensée qu’elle recouvre, de même, dans chaque signe, le signifiant recouvre exactement le signifié et se trouve lié à lui par un lien de nécessité découlant du système. Cette nécessité, bien loin d’exclure la contingence, ou comme le dit Saussure »l’arbitraire du signe«, la suppose, car il y a deux procédés d’expression parfaitement distincts: un signifiant expressif par lui-même en vertu d’un lien naturel avec la chose signifiée (Øύσει) n’a pas besoin d’être encadré dans un système formel, et inversement, un signifiant associé à son signifié en vertu d’un système oppositionnel de signes imposé par la contrainte sociale ( θέσει) n’a pas besoin d’être naturellement expressif.

Pour Saussure la langue, institution sociale, est par nature une forme pure, un système de signes différentiels, et si certains signes de la langue se trouvent affectés par leur sonorité (onomatopées) ou par leur forme abstraite (dérivés) d’une certaine expressivité naturelle, ils ne sont jamais que partiellement motivés, ce qui ne change rien au caractère général du phénomène langue.

Telle est cette doctrine dont toutes les parties sont étroitement solidaires et qui, dans la pensée de son auteur, doit servir de base ferme à toute théorie linguistique.

Les textes dont on trouve ci-dessus la liste représentent dans leur ensemble une sorte de campagne dont le but est de contredire la pensée saussurienne et d’ébranler un des points importants du système.

Tandis que Ton maintient avec insistance la thèse du maître selon laquelle, au sein d’un système de langue, le signifiant et le signifié sont liés l’un à l’autre par un lien de nécessité, on rejette, comme fausse et en contradiction avec la première, la thèse qui veut que le signe soit arbitraire dans le sens indiqué ci-dessus.

Pour réfuter cette façon de voir les choses, il n’est pas indispensable de reprendre tout ce qui a été écrit sur ce sujet, il suffit de soumettre à un examen critique l’exposé de M. Benveniste (3), qui, plus que tous les autres textes en question, est à la fois médité dans le détail et bien centré sur le problème de l’arbitraire du signe.

Nous ne nous arrêterons pas sur la critique à laquelle M. Benveniste soumet au début de son exposé certaines définitions du signe de langue qu’on trouve dans le Cours de Linguistique générale (spéc. pp. 102-104 de la 1ère éd.). Ces définitions effectivement ne sont pas parfaites et il faut les mettre sur le compte des conditions dans lesquelles l’œuvre a été publiée. Elles sont remplacées d’ailleurs, dans d’autres passages du même livre, par d’autres formules plus parfaites et à la lumiêre desquelles il convient d’interpréter les premières. Nous renvoyons à ce sujet aux remarques pertinentes qu’a faites M. Ch. Bally dans un article paru récemment: L’arbitraire du signe, valeur et signification, Le Français moderne, juillet 1940.1

Cette correction nécessaire n’a du reste qu’un rapport in- direct avec notre débat et de toutes façons la conclusion de M. Benveniste resterait la même (p. 24): «Il y a donc contradiction entre la manière dont Saussure définit le signe linguistique et la nature fondamentale qu’il lui attribue» — à savoir d’être arbitraire.

Qu’il y ait contradiction ou pas, qu’il s’agisse d’un trait fondamental ou accessoire, cet arbitraire existe cependant. Entre la série de phonèmes b -ö - f et l’animal que cette série sert à désigner en français, il n’y a aucun lien de nécessite’ naturelle en vertu duquel l’une appellerait l’autre. On peut mettre quiconque au défi de prouver le contraire et M. Benveniste le sait bien puisque, contrairement à d’autres, il évite de le nier tout à fait. Il se contente de le concéder en l’entourant de réserves: «C’est seulement, dit-il p. 24, si l’on pense à l’animal “boeuf” dans sa particularité concrète et «substantielle» que l’on est fondé à juger arbitraire la relation entre böf d’une part, et oks de l’autre, à une même réalité.» Et ailleurs (p. 29): «La part de contingence inhérente à la langue affecte la dénomination en tant que symbole phonique de la réalité et dans son rapport avec elle.» Comme Saussure n’a jamais voulu dire autre chose, il n’y a pas là une réfutation de sa doctrine. La divergence commence seulement quand il s’agit de savoir quelle importance il convient d’attacher à cette constatation.

Selon notre contradicteur elle n’aurait, semble-t-il au premier abord, aucune conséquence quelconque: «Arbitraire, oui, mais sous le regard impassible de Sirius, ou pour celui qui se borne à constater du dehors la liaison établie entre une réalité objective et un comportement humain, et se condamne ainsi à n’y voir que contingence. ... Le vrai problème est autrement plus profond.» (p. 25).

Ce vrai problème, c’est naturellement de savoir comment la pensée revêt une forme dans la langue. L’arbitraire du signe n’y est pour rien, ou du moins — nouvelle concession (p. 26) — il a bien un certain rapport, ou, si l’on veut, une apparence de rapport plutôt qu’une connexion réelle avec la question primor- diale; il touche au fameux problème: QeoeÉ ou 0uae1: les signes de la langue sont-ils de convention ou de convenance? Mais derrière cette question il y a, pense M. Benveniste, une autre question beaucoup plus importante, une question de métaphysique, celle de l’accord entre l’esprit et le monde. Question «que le linguiste sera peut-être un jour en mesure d’abor- der avec fruit» (p. 26); mais l’arbitraire du signe ne lui apporte pour le moment qu’une fausse réponse, une réponse tout à fait grossière et provisoire.

Nous voici arrivés au centre de tout le débat. Nous découvrons ici des préoccupations qui ont sans doute été déterminantes dans toute cette affaire (voir le texte 1 in fine). Mal préparés pour discuter des rapports entre la pensée et le monde, nous refusons d’entrer, comme notre partenaire nous y invite, sur un terrain où d’ailleurs il ne s’aventure pas lui- même; mais nous osons, avec Ferdinand de Saussure, opposer à ces visées métaphysiques une solution de bon sens et de clarté dans le cadre et les limites de la science objective.

D’ailleurs M. Benveniste, qui semble avoir de la peine à se séparer du maître, dont il goûte la pensée forte et subtile, nous y aide en faisant lui-même une nouvelle concession qui l’éloigné passablement de son scepticisme initial. Il reconnaît (p. 27) que Saussure a tiré de cette constatation sans consé- quence de l’arbitraire du signe «des conséquences qui retentissent loin,» et qu’il a «admirablement montré qu’on peut parler à la fois de l’immutabilité et de la mutabilité du signe: immutabilité parce qu’étant arbitraire, il ne peut être mis en question au nom d’une norme raisonnable, mutabilité parce qu’étant arbitraire, il est toujours susceptible de s’altérer.» Et M. Benveniste cite ici Saussure à l’appui (Cours p. 112): «Une langue est radicalement impuissante contre les facteurs qui déplacent d’instant en instant le rapport du signifié et du signifiant, c’est une des conséquences de l’arbitraire du signe.» On ne saurait être plus saussurien et pour le coup nous voilà de nouveau sur la terre en plein dans la réalité concrète de la langue vivante.

Bien, mais alors, pourquoi donc ne pas suivre le Cours de Linguistique générale jusqu’au bout? Quel scrupule nous oblige d’enfermer obstinément le signifiant et son signifié dans le cadre systématique de la langue (p. 28), et pourquoi nous seraitil interdit de procéder à la confrontation des signifiants avec les objets et les concepts d’objets qu’ils peuvent servir à désigner? Nous le comprenons d’autant moins que les sujets parlants procèdent constamment à cette confrontation par le moyen des significations dans la parole. N’est-ce pas grâce à ce processus mille et mille fois répété que «la vie mentale et la vie linguistique qui en est le reflet» procèdent à «des attributions successives depuis un état de relative grossièreté, jusqu’à un état d’intuitive finesse» (texte 1)?

Et comment enfin parler de ces attributions sans faire entrer en ligne de compte l’arbitraire du signe qui en est la condition négative? D’ailleurs, remarquons-le bien, M. Benveniste vient de le faire lui-même en termes généraux mais parfaitement clairs, lorsqu’il citait tout à l’heure avec approbation Saussure qui disait: «Une langue est radicalement impuissante contre les facteurs qui déplacent d’instant en instant le rapport du signifié et du signifiant. C’est une des conséquences de l’arbitraire du signe. »

En vérité nous n’arrivons pas à voir en quoi la doctrine de l’arbitraire du signe a été entamée: on l’attaque ouvertement, mais quand on en vient au fait et au prendre, on concède en passant tout ce qui la constitue.

Notes

1Voir aussi du même auteur: Sur la motivation des signes Unguistiques, Bulletin de la Soc. de Ling, de Paris, tome XLI, pp. 75 sv.

*Acts Linguistica 2 (1940-1941), pp. 165-169. Cette dgclaration a 6th rhdig6e 2 la suite d'une dhcision prise par la cornit6 de la ~oci6t6 genevoise de Linguistique, le 7 juin 1941.

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