C’est une illusion de croire qu’on peut se mouvoir dans le domaine du sens pur quand on fait de la syntaxe.
F. de Saussure1
Classes d’indications22
1. Sous le terme d’assiette, qu’ils définissent comme «un certain degré de détermination touchant l’identité permanente de la substance», J. Damourette et E. Pichon3 ont établi pour le français d’aujourd’hui une classification des espèces d’indications qui est essentiellement psychologique, c’est-à-dire qui appartient, comme eût dit Saussure, au «domaine du sens pur».
1.1. Le point de vue p s e udo -1 ingui s t ique. — Ils estiment que «l’entité de la substance peut être, quant à son identité permanente, envisagée de quatre façons»: «comme d’existence imaginaire ou à tout le moins douteuse (assiette illusoire))): «comme réelle, mais n’étant encore déterminée par aucun signe ni aucune circonstance (assiette transitoire))): «comme repérée dans un ensemble mal limité(assiette présentatoire))): «comme déterminée absolument dans un ensemble déterminé(assiette notoire))).
Quatre phrases parallèles servent d’illustration: un même substantif, explication, y «apparaît chaque fois avec une nuance de définitude particulière» et qui «va en croissant»:
a) Phénomène dont on n’a jamais donné d’explication: «On indique simplement que le phénomène n’a pas été expliqué, et l’explication en est envisagée comme hors du monde réel.»
b) Phénomène dont on n’a jamais donné une explication:«l’espèce substantielle des explications est conçue comme réelle, et.. .par conséquent il aurait été ou il sera possible qu’un individu de cette espèce soit choisi comme convenant à la solution du problême envisagé.»
c) Phénomène dont on n’a jamais donné cette explication:«dans l’espèce substantielle des explications, l’un des individus, en dehors du problème actuel, en dehors même de toute condition de congruence, a été arbitrairement choisi et dénommé: «cette explication». On constate ... que cette explication n’a pas été donnée comme convenant au phénomène envisagé.»
d) Phénomène dont on n’a jamais donné l’explication: «Dans l’espèce substantielle des explications, il en est une qui, dans l’Absolu, répond au phénomène envisagé. C’est l’explication du phénomène. Le tout est de la trouver et de la donner. La phrase exprime qu’on ne l’a pas fait.»
1.2. Le point de vue lingui stique. — La base de la classification de Damourette et Pichon est exclusivement psychologique. Si nous essayons de sortir du «domaine du sens pur» pour fonder la répartition sur un critère proprement linguistique, nous constatons que les espèces d’indications se réduisent exactement à deux.
Ce critère consiste dans la possibilité ou l’impossibilité de substituer l’un des deux pronoms ou représentants en et le respectivement dans leur compatibilité ou leur incompatibilité avec l’un ou l’autre des deux types d’indications:
Entre I et II, il est strictement impossible d’intervertir en et le.
Tous les autres exemples que l’on pourrait rencontrer ou imaginer se distribuent entre les deux espèces: On n’en a jamais donné, deux explications (plusieurs explications, etc.);4mais: On ne les a jamais données, les deux explications (mes preuves, etc.).
Le partitif, qui ne peut entrer normalement dans la phraseexemple des auteurs, appartient au type en: Il en a, de la chance !
Puisque l’indéfini et le partitif appartiennent à la même classe (Il en a, une chancel; Il en a, de la chance!), les deux types le et en seront appelés, du point de vue sémantique, le défini et le non-défini.
Classes d’articles
2. En partant de l’inventaire traditionnel, qui distingue en français moderne trois articles, on peut classer ceux-ci soit d’une manière ternaire si on les considère comme coordonnés, soit d’une manière binaire si l’on réunit deux d’entre eux dans une même classe; ce qui donne, à priori, quatre classifications possibles:
défini: indéfini: partitif
défini + indéfini): partitif
(défini +partitif): indéfini
(indéfini + partitif): défini.
2.1. Le point de vue p se u do - 1 ingui s t ique. — Chacune de ces quatre possibilités théoriques se retrouve dans les exposés des grammairiens. Mais dans presque tous les cas les distinctions de pensée en sont le seul critère; en fait, dès qu’on se meut «dans le domaine du sens pur», c’est-à-dire en dehors du système de correspondances entre découpures de signifiants et découpures de signifiés qui constitue la langue, n’importe quel arrangement est concevable.
Beaucoup de grammairiens se contentent de poser les trois espèces d’articles comme des entités coordonnées. Ainsi H. Bonnard,5 qui les définit à l’aide de deux oppositions: «sens indéterminé» et «sens déterminé», «notions nombrables» et «notions continues», ce qui l’amène cependant à établir un tableau quadripartite où l’article défini figure dans deux cases, en contradiction avec le postulat saussurien de la correspondance signifiant - signifié :
Selon W. von Wartburg et P. Zumthor,6 «il faut distinguer, d’une part les articles déterminatifs proprement dits, défini et indéfini, d’autre part l’article partitif.»
Pour l’Académie7 aussi, il n’y a que «deux sortes d’articles», mais ce sont: «1’article défini, qui peut aussi être employé dans le sens partitif, et Varticle indéfini ». «Précédé de la préposition de, l’article défini peut indiquer une partie d’un objet; on l’appelle alors partitif: Donnez-moi de l’argent. Il a mangé des fruits.)) F. Brunot8 remarque à ce propos: §à est bien vrai que ce partitif existe et qu’il est commun. Mais les exemples donnés sont plus que contestables. De l’argent n’éveille pas l’idée d’une partie d’un tout.9 Quant àdes fruits, il n’aurait un sens partitif que si on complétait en disant: des fruits qui sont sur la table. Dans manger des fruits, des est simplement le pluriel de un, et exprime un nombre indéfini.»
Enfin, Damourette et Pichon rangent l’article indéfini et l’article partitif dans la même classe: «Un, des et du sont... respectivement les formes numératives et massive de l’article transitoire.» (t. I, § 348). «.. .un substantif nominal peut en somme être assis transitoirement de façon absolument pure par les formes articulaires suivantes: un, une; du, de la; des.)) (t. I, §380). M. Grevisse10 opte pour la même répartition: «On distingue souvent trois espèces d’articles: l’article défini, l’article indéfini et l’article partitif. Mais l’article partitif peut se rattacher, par la forme, à l’article défini, et par le sens, à l’article indéfini. Nous le considérerons comme une variété de l’article indéfini». «L’article partitif n’est autre chose, pour le sens, qu’un article indéfini placé devant le nom des objets qui ne peuvent se compter, pour indiquer que l’on ne considère qu’une partie de l’espèce désignée par le nom; c’est essentiellernent la préposition de détournée de sa fonction habituelle, qui est de marquer un rapport: J’ai bu du vin, de la bière, de l’eau. Manger des confitures.))
2.2. Le point de vue lingui stique. — Le critère linguistique utilisé au § 1.2. montre que c’est la quatrième solution qui est la bonne.
2.2.1. On a vu, à la fin du dit paragraphe, que l’indication indéfinie et l’indication partitive appartiennent à la même classe, le non-défini (type en); or, l’indication et l’indiquant sont des espèces parallèles, et les articles ne sont que des sortes d’indiquants (à savoir, les indiquants les plus généraux).
2.2.2. La démonstration peut être faite d’une autre manière encore.
On dit souvent que l’article partitif n’a pas, ou presque jamais de pluriel: «On observera qu’au point de vue de la signification, des n’est presque jamais un véritable article partitif, mais doit être regardé, à peu près dans tous les cas, comme le pluriel de l’indéfini un.. .» (Grevisse, § 327 N. B.). Pour F. Brunot et Ch. Bruneau,11 «l’article partitif n’a pas de pluriel... Il n’existe de forme plurielle de l’article partitif que dans un cas particulier, quand un nom susceptible d’être précédé de cet article n’a pas de singulier. Pour les personnes qui disent: «faire les confitures», «prenez des confitures»(de la confiture) offre un «des» partitif.» Au contraire, G. Cayrou, P. Laurent et Mlle J. Lods12 distinguent les deux pluriels (partitif: J’ai pris des gâteaux de cette assiette; indéfini: J’ai écrit des lettres à mes amis), mais conviennent qu’il est souvent très difficile de décider: «Ainsi: Manger des raisins, peut être le pluriel, soit de: Manger du raisin, soit de: Manger un raisin.»
On observera d’abord que le partitif et le pluriel ne sont pas des notions incompatibles et que, en dehors de l’article partitif, le pluriel partitif existe dans le français d’aujourd’hui comme une espèce distincte. C’est le cas, fort courant, mais guère enregistré par les grammairiens, du démonstratif ou du possessif transposés en partitifs au moyen de de: J’ai appris de ces choses sur lui!; Vous aurez de mes nouvelles!:
Il suffit dès lors de construire le paradigme:
pour constater que des neutralise le partitif et l’indéfini, qui dans ce cas sont distingués, quand ils peuvent l’être, uniquement par le contexte. Or, on sait depuis N. Trubetzkoy13 que la neutralisation, à la différence de l’homonymie, ne peut se produire qu’entre éléments appartenant à une même classe. Elle est donc un indice de l’identité de classe; en l’espèce, des peut être considéré comme 1’«archisigne))14* pluriel de la classe du non-défini.
Justification
3. La méthode utilisée ci-dessus pour fonder les classifications sur un critère linguistique (§§ 1.2. et 2.2.1.) se justifie par l’axiome et le théorème suivants:
Axiome: Une langue donnée, à tout moment de son histoire, forme un système.
Théorème: Deux parties d’un système linguistique ne peuvent être contradictoires entre elles (sinon, il n’y a pas système).
Le sous-système formé par les pronoms et représentants (en, le) chargés de se substituer aux indications, ou de les annoncer ou reprendre dans le discours, peut être plus simple que celui formé par ces dernières, mais il ne peut lui être contradictoire. De même pour le rapport entre articles (qui sont des indiquants) et indications.
Le critère employé est donc fondé sur l’hypothèse que, entre des sous-systèmes parallèles, les classes les plusgénéraies sont les mêmes.15
Notes
1Cours de linguistique générale, 1908-1909, notes d’étudiant, m s. A. Riedlinger, p. 58 (= déc. 1908).
2Sur la notion d’indication, cf. H. Frei, Caractérisation, indication, spécification (For Roman Jakobson, Leyde 1956, p. 161-168).
3Des mots à la pensée, Essai de grammaire de la langue française, t. I, § 298.
4Il va sans dire que si, dans tous ces exemples, on supprime la virgule, c’est-à-dire la pause, en a une autre fonction, correspondant à de + régime: On n’en a jamais donné l’explication (en = “de ce phénomène”).
5Grammaire française des lycées et collèges, Paris 1950, § 61. (Sens de l’article).
6Précis de syntaxe du français contemporain, Berne 1947, § 753.
7Grammaire de l’Académie Française, Paris 1932, p. 35 et 36. Ici, c’est pour ainsi dire le «son pur», c’est-à-dire le son indépendamment du sens, qui sert à établir la classification.
8Observations sur la Grammaire de l’Académie Française, Paris 1932, p. 39-40.
9Ici, l’exemple n’est pas contestable, mais la définition.
10Le bon usage, Bruxelles 1949, §§ 307 N. B. et 326.
11Précis de grammaire historique de la langue française, Paris 1949, § 316.
12Le français d’aujourd’hui, Paris 1949, § 145 N.B.
13Grundzüge der Phonologie (TCLP 7), Prague 1939, p. 70-71; J. Cantineau, Principes de phonologie (traduction du précédent), Paris 1949, p. 81.
14Cf. F. Kahn, Le système des temps de Vindicatif chez un Parisien et chez une Bâloise (Soc. de publications romanes et françaises, 46), Genève 1954, p. 42 et n. 3.
15Pour la justification de la même méthode appliquée à un domaine voisin, cf. H. Frei, Cas et dèses en français, CFS 12 (1954), p. 29-47, §§ 4.0. et 4.1.
**Zeitschrift für Phonetik und allgemeine Sprachwissenschaft 10 (1957), pp. 26-29.