PHONÉMATIQUE1 ET DIACHRONIE À PROPOS DE LA PALATALISATION DES CONSONNES ROMANES*
La distinction saussurienne entre la synchronie et la diachronie est d’une telle évidence qu’on ne saurait sérieusement la contester. Ce qu’on a contesté, ce qu’on conteste toujours, c’est que les faits synchroniques soient, de nature, radicalement différents des faits diachroniques et qu’ils ne s’expliquent pas les uns par les autres. De la part des historiens de la langue formés à l’école des néogrammairiens, cette attitude n’a rien d’inattendu : ils sont convaincus, en effet, qu’un état de langue ne saurait s’expliquer que par son évolution antérieure et il y a là une part de vérité : son aspect extérieur, cela va sans dire, résulte de son passé; si le français oppose, par exempie, roue : rue, c’est que plus anciennement le latin opposait de même rota : rüga et qu’entre les deux états de langue il s’est produit une série de changements. Mais cela ne nous apprend rien sur la nature de l’opposition soit latine, soit française et le rapport historique lat. û > fr. ü paraît bien être d’une autre nature que le rapport fonctionnel de l’opposition française u : ü.
Il est plus surprenant que plusieurs phonématiciens de l’école praguoise aient également attaqué l’idée d’une antinomie foncière entre le synchronique et le diachronique; leur point de vue est du reste exactement l’opposé de celui des néo- grammairiens : pour eux, ce n’est pas l’évolution qui doit expliquer le système, mais le système qui doit expliquer l’évolution. Dès le congrès de la Haye, en 1928, Troubetskoy et MM. R. Jakobson et S. Karcevski soutiennent la thèse que «l’antinomie de la phonologie synchronique et de la phonétique diachronique se trouverait être supprimée du moment que les changements phonétiques seraient considérés en fonction du système phonologique qui les subit» (Actes du 1er Congrès des linguistes, p. 33). Si ces derniers mots signifiaient simplement que tout changement a des conséquences pour Tensemble du système, il n’y aurait là rien de nouveau; Saussure Ta enseigné très clairement, ainsi dans sa comparaison avec le jeu d’échecs, CLG, p. 126 s.; mais il a enseigné aussi que ces conséquences sont fortuites; cela ne signifie pas sans cause, mais résultant de la rencontre de deux ou de plusieurs séries causales indépendantes; ainsi, si on dit que l’opposition, en français, de ciel et de sel est fortuite, cela signifie que les changements qui ont fait passer lat. caelum à fr. ciel sont indépendants de ceux qui ont fait passer lat. sal à fr. sel. C’est ce caractère fortuit des résultats de l’évolution phonétique que les linguistes praguois ont contesté et ils n’ont pas reculé devant la nécessité où dès lors ils se trouvent de faire appel à la notion de finalité. Ainsi M. R. Jakobson écrit, dans ses Remarques sur l’évolution phonologique du russe (TCLP II, 1929), p. 17: «Ce n’est pas en renonçant à la notion de «loi phonique» qu’on dépasserait la tradition des néogrammairiens, mais bien en abandonnant la conception mécanique de cette notion et en l’interprétant téléologiquement»; et avec plus de force encore, Troubetskoy, Journal de Psychologie XXX (1933), p. 245 : ...«l’évolution du système phonologique est à chaque moment donné dirigee par la tendance vers un but. Sans admettre cet élément téléolo- gique, il est impossible d’expliquer l’évolution phonologique».
Nous nous proposons d’examiner ces affirmations à la lumière d’un exemple précis, la palatalisation des consonnes ro- manes, que MM. Haudricourt et Juilland ont tenté d’expliquer téléologiquement dans leur livre récent Essai pour une histoire structurale du phonétisme français, p. 79 et suivantes. Leur explication porte sur l’évolution des groupes ty et ky et du k devant i ou e, du latin aux langues romanes. Selon eux, l’évolution purement phonétique devait aboutir à la confusion de ty et ky, comme c’est effectivement le cas en roumain et en italien du sud : roum. put et fata, de lat. puteum et facia, en face de cer, de caelum. Leur non-confusion dans le reste de la Romania serait «difficilement explicable du point de vue strictement phonétique»; la différence de traitement s’expliquerait par le caractère «rustique, illettré» du latin oriental, «plus urbain, plus littéraire» du latin occidental : dans la partie orientale du domaine, l’évolution phonétique se développant librement, ty et ky se confondent en c,2 tandis que ke՛1, dont révolution est plus lente, oblique vers c pour éviter de se confondre avec c; dans la partie centrale, par contre, le latin plus soigné maintient la distinction de ty et ky, ce qui a pour résultat de ralentir l’évolution de ky qui se laisse rattraper par celle de ke>1; ty arrive le premier à l’étape c, c’est pourquoi ky et ke>1 obliquent ensemble vers c, d’où it. pozzo, mais faccia et cielo; enfin, dans la partie occidentale, «le soin de distinguer entre Ky (1) et Ty (2), en s’opposant à la palatalisation, a tellement ralenti leur évolution qu’ils ont été rattrapés dans leur évolution palatale par Ki (3) qui évoluait vers le même but : V (1, 2, 3). De telle façon qu e Ky (1), Ty (2) et Ki (3) se sont confondus en V (1, 2, 3)». De là v. fr. puiz, face, ciel, esp. pozo, haz, cielo.
Sans insister sur quelques erreurs de fait (le toscan ne confond pas ky et ke,1, cp. acciaio et vicino; le >2 de pozo est en vieil espagnol une sonore qui se distingue de la sourde de braço), ni sur l’hypothèse gratuite et contestable d’une différence de qualité entre le latin oriental et occidental, ni sur le résultat curieux d’un effort pour maintenir une triple distinction qui aboutirait (à l’ouest) à une triple confusion, nous relèverons que le point de départ de l’explication est erroné : non seulement rien ne fait croire que l’évolution phonétique libre de ty et ky aboutisse nécessairement à leur confusion, mais en fait, dans le domaine slave, ty et ky, qui se sont confondus en russe, en serbo-croate et en Slovène, sont restés distincts en vieux- slave, en bulgare et en slave occidental (voir Meillet-Vaillant, Le slave commun, p. 89 et 94) : personne, sans doute, ne son- géra à invoquer des différences de qualité à l’intérieur du slave commun. D’autre part, si en daco-roumain ke>1 aboutit àc, en istro-roumain et en aroumain il aboutit àc (note t), tout comme en roman occidental. Dès lors, toute la construction de MM. Haudricourt et Juilland s’écroule, et avec elle leur idée, préconçue, d’un but où tendrait l’évolution.
C’est aussi qu’ils n’ont considéré qu’une petite partie du problème, ce qui peut surprendre après leur vive critique de 1’«atomisme positiviste» de la linguistique du XIXe siècle (o.e. p. 1 s.). En réalité, le phénomène de la palatalisation s’étend à toutes les consonnes, sans exception; toutes peuvent se placer devant un y et tout groupe «consonne +y» a abouti à une consonne mouillée; le système consonantique du latin s’est ainsi dédoublé en roman commun, opposant une série de mouillées à la série des non mouillées, p : p, t : t, etc., et ces oppositions sont distinctives; en voici quelques exemples:
Le point de départ du phénomène est indiqué par un fait de métrique qui apparaît chez les poètes de la fin de l’époque républicaine (la métrique de Plaute et Térence est ambiguë sur ce point) et qui assure une réalisation [y] du i devant voyelle:
Lucr. à« 991 Denique caelesti sumus omnes semine oriundi
Cat. LV, 10 (phalécien) Camerium mihi, pessimae puellae
Virg. G. I, 482 Fluuiorum rex Eridanus camposque per omnes
Hor. Sat. II, 1 Vt Nasidieni iuuit te cena beati?
La scansion de ces vers suppose une prononciation oryundi, Cameryum, fluuyōrum, Näsidyem, celle, probablement de la conversation familière, qui, un peu plus tard s’étend aux e en hiatus, comme le montrent des graphies, telles que ualia, peria, CIL IV, 1173 (Pompéi), pour ualeat, pereat.
Ce changement, est-il besoin de le dire, est purement phonétique et du type le plus banal; la réalisation [ya] est plus économique, physiologiquement, que [ia]; elle ne touche pas au système associatif qui connaît y et probablement comme simple variante de i (voir R. Godel, Studia lingu., 1954, p. 92). Sur le plan syntagmatique, toutefois, elle multiplie les groupes «con- sonne + ;y» qui jusque là n’existaient que dans des composés comme ab-, ad-, con-iurâre, et seulement pour un petit nombre de consonnes. C’est là l’amorce du développement ultérieur, mais personne, je présume, ne songera à l’interpréter téléologiquement.
A partir du 1er siècle de notre ère, un autre fait nous donne une indication précieuse sur la prononciation du y latin: la confusion graphique entre i [y], di devant voyelle et z, dont les exemples les plus anciens proviennent de Pompéi; ainsi
Il ressort de là que le y latin tendait à se confondre avec le résultat de l’évolution de di en hiatus, c’est-à-dire que tous deux tendaient vers d; et en effet, dans toutes les langues românes, ils se sont confondus : iam, diurnum aboutissent à it. gia, giorno, v. fr. ja, jorn; iacëre, Diana, à roum. zäcea, zinâ; ianua, Diana, à log. yanna, yana. Au point de vue physiologique, le passage de y àd implique un renforcement, une exagération du relèvement de la langue; au point de vue fonctionnel, tant du moins que la confusion avec di en hiatus n’est pas accomplie, il ne s’agit que d’une réalisation différente du même phonème; le système n’en est pas touché. Mais les conséquences de ce changement n’en seront pas moins considérables.
On ne saurait, en effet, séparer cette réalisation nouvelle du y du passage des groupes «consonne +y» aux consonnes mouillées correspondantes, dont les premiers indices apparaissent au Ile siècle de notre ère, dans des graphies comme mundiciei CIL VI, 975 a (de 136), Crescentsian[us] CIL XIV, 246 (de 140; mais l’original est perdu). A partir du IVe siècle, les graphies de ce genre deviennent nombreuses et il s’y ajoute les témoignages de grammairiens. Ce passage suppose toujours une anticipation du mouvement de relèvement de la langue qui caractérise le y : il se produit pendant l’articulation de la consonne précédente, au lieu d’en attendre l’explosion; ainsi l’articulation du Z est une combinaison des articulations du l et du y. En outre ce relèvement est très nettement renforcé, comme on peut l’observer aisément pour les labiales où l’articulation des lèvres et celle de la langue, bien que simultanées, restent distinctes. Soit le p, étudié par Rousselot, Principes II, 604, à l’aide du palais artificiel (il s’agit d’un ρ «mou» du russe); le tracé montre que pendant l’occlusion des lèvres la langue s’est relevée non comme pour un y, mais comme pour un t : il y a ii la fois anticipation et renforcement du relvement de la langue, par rapport 5 py. Ce simple changement articulatoire suffit 2 expliquer les resultats si divers de la palatalisation des consome s romanes.
Nous devons nous borner ici à quelques exemples instructifs.3 Le groupe ly > l aboutit en logudorien à l’affriquée siffiante notée dz, en vieil-espagnol à l’affriquée chuintante notée j [J], passée ensuite à [z], puis à [x]: *fi la > log. fidza, esp. hija. Ces traitements supposent qu’au moment de l’explosion les bords latéraux de la langue étaient relevés contre le palais, d’où la réalisation [ldd]. De même n a pu se réaliser en [nd]: uinea > *bîna > log. bindza; l āneum > *lanu > fr. lange, etc. Dés lors la confusion de á et de nd s’explique d’elle-même: uerecundia aboutit à it. vergogna, fr. vergogne, pg. vergonha, etc., comme cicōnia à it. cicogna, v. fr. ceoigne, pg. cegonka. On a vu plus haut que, pour l’articulation du p, la langue se relève dans la position d’un t; au moment de l’explosion, il en est resuite, dans plusieurs langues romanes un son transitoire, soit [pt], d’où rét. sapt’a, v. pr. sapcha, fr. sache, it. du sud saccia. De même le k s’est réalisé en [kt], d’où la géminée de it. acciaio et la sourde de fr. acier, v. esp. acero, issus de *akaru; et c’est pourquoi kt s’est confondu avec k : it. trac- ciare, v. fr. trader de *traktare, comme nd s’est confondu avec n. Par contre, t et y s’articulant tous deux dans la partie antérieure de la bouche, t ne pouvait avoir cette articulation complexe; de là la sonore de it. ragione, fr. raison, v. esp. razón, de *ra tone.
Enfin, des formes comme esp. sepa, pg. saiba, de *sapat, roum. roib } de *robu, s’expliquent tout aussi facilement: simplement l’anticipation est ici plus forte, la langue a commencé à se relever dès avant la fermeture complète des lèvres, fai- sant diphtonguer le a en ai, le o en oi; en compensation, elle se détache aussi plus tôt du palais, avant l’explosion, d’où l’absence de son transitoire après la consonne. De même esp. era, fr. aire, de *ara, en face de roum. arie, it. aia, etc.
On le voit, les faits de palatalisation s’expliquent de la même façon d’un bout à l’autre de la Romania et par des procès purement phonétiques. Il n’en est pas moins résulté, en ajoutant le passage de w et de b intervocalique à S, un système consonantique tout nouveau; le simple inventaire des phonèmes des deux systèmes en fait apparaître à la fois les analogies et les différences:
Le trait le plus caractéristique du nouveau système est la corrélation de mouillure qui le traverse d’un bout à l’autre, enchaînant toutes les consonnes dans une même série d’oppositions bilatérales proportionnelles. Cela a entraîné une conséquence : les consonnes non mouillées se sont dorénavant réalisées différemment selon qu’elles étaient suivies d’une voyelle antérieure, i, ę (pour į ,ę voir plus bas, p. 29) ou d’une voyelle postérieure. On a prononcé, p. ex., [liętu], mais [luơku], [p1ęde], mais [puçtet]: simples variantes combinatoires, mais qui dans la plupart des langues romanes auront un résultat considérable, le passage de ę àye et de p àwo.
Cette affirmation risque de surprendre les romanistes; aussi ne sera-t-il pas inutile de rappeler brièvement les faits slaves dont le parallélisme avec les faits romans est remarquable et ne peut être l’effet du hasard.4 Entre l’indo-européen et le slave commun, il y a eu également passage des groupes «consonne +j>» à «consonne mouillée», avec la même consé- quence: les non mouillées ont deux variantes combinatoires, «molle» et «dure», selon qu’elles sont suivies de voyelles antérieures ou postérieures. Par exemple, le vieux-slave oppose encore un l à un l non mouillé, mais ce dernier comporte les deux variantes ð et l u (voir Meillet-Vaillant, Le slave commun, p. 17 et 86 s.). L’évolution ultérieure a été différente en russe et en slave occidental, d’une part, en serbo-croate et en slovène, de l’autre; en russe, les molles se sont confondues avec les mouillées, d’où il est résulté une opposition générale «molles»: «dures» (voir Jakobson, Remarques sur l’évol. phonol. du russe, T C L P II (1929), chap. VII). Le serbo-croate a suivi une autre voie : la plupart des mouillées ont perdu leur mouillure dans leur évolution subséquente (la langue actuelle n’en connaît plus que quatre) et, en conséquence, la distinction des molles et des dures a disparu aussi; le serbo-croate oppose un È à un l, le même, phonématiquement, devant i, e et u , o. On peut résumer les deux évolutions de la manière suivante:
Or le serbo-croate a gardé des traces de l’ancienne mollesse des consonnes non mouillées devant i, e. Ainsi les gutturales ki, gi ont passé à a, č ž(c, z dans certaines positions) : le pluriel de òko «œil» est òči, le vocatif de dr ûg «compagnon» est drûže. Un autre effet de cette mollesse est offert par les dialectes dits «jékaviens» et «ikaviens», par opposition à l’«éka- vien» : au è, bref, de l’ékavien, le jékavien répond par je [ye], au é, long, par ije [iye]; l’ikavien y répond par i, bref et i, long; ainsi en face de ék. mlikār «laitier», on a jék. mljèkār, ik. mlîkār; en face de ék. mléko, jék. mlijèko, ik. mliko (voir Meillet-Vaillant, Gramm, de la l. serbo-croate, p. 5); il est clair que je, i et ije, 1 résultent de l’ancienne prononciation molle des consonnes devant i, e : lie est devenu lye, li, et liè est devenu liye, lî.
Les langues romanes ont suivi la même voie que le serbo- croate; elles ont toutes perdu la corrélation générale de mouil- Iure et, en conséquence, la distinction des molles et des dures. De cette distinction, le logudorien n’a presque pas gardé de traces, mais les autres langues ont, comme le serbe, fait passer les gutturales molles aux affriquées correspondantes : rom. comm. *kibitate est devenu roum. cetate, it. cittā, eng. čited, v. fr. citet, v. pr. ciutat, v. esp. ciudad, etc., et *kielu est devenu roum. cer, it. cielo, eng. čiel, v. fr. ciel, v. pr. cel, v. esp. cielo, etc.; mais le logudorien a kelu et kimige (de clmicem). Pour les autres consonnes, l’amollissement n’y a en général laissé que peu de traces; par exemple, s passe à š devant i en engadin et en vieux-lombard : r.c. *siik > eng. schi, v. lomb. sci; de même, sporadiquement, ailleurs : it. scimmia, esp. jimia (cp. lat. slmius); it. vescica, eng. vschia, log. busika, esp. vejiga, du latin uessïca. On trouverait beaucoup de faits de ce genre dans les dialectes; mais c’est en roumain qu’ils sont le plus clairs et de date sûrement ancienne; ici en effet, non seulement s, mais la plupart des dentales ont été attaquées par la mollesse et ont passét àt [c], d à z, s à ş [s], l ài [y] en passant par l qui subsiste dialectalement:
En macédo-roumain, cette palatalisation atteint aussi les labiales p, Í« ƒ, v , m:
(voir Densusianu, MsZ. rfe Za È roum. I, p. 307 ss.)
Il apparaît ainsi clairement qu’en roman comme en serbe le passage de ę àie est la conséquence de l’amollissement des consonnes. Le passage de p à wo résulte de même de la labio- vélarisation des consonnes dures, parallèle à la palatalisation des molles et qui souvent l’accompagne pour renforcer la différence, comme le remarque Troubetskoy, Principes p. 145 (trad. Cantineau) : «La nuance i des consonnes mouillées est obtenue par l’élévation de la partie moyenne de la langue vers le palais dur, et, pour souligner d’une façon particulière l’opposition, dans les consonnes non mouillées la partie postérieure de la masse linguale s’élève souvent vers le palais mou)).5 De même, M. A. Martinet, TCLP 8 (1939), p. 283 : «La marque de corrélation de palatalisation consiste en une tendance à rapprocher la partie antérieure de la langue du sommet de la voûte palatale. Pour opposer la série non palatale à la série palatale, on ne se contente pas en général de laisser la langue dans une position neutre; on tend à la relever en arrière dans la direction du voile.)) Le fait s’observe dans plusieurs parler s slaves, voir O. Broch, Slavische Phonetik, p. 203 ss. (Palatalisierung) et p. 224 ss. (Labiovelarisierung) et la réalisation comporte souvent un son transitoire : [!1e], [lu0], etc. Il s’agit là d’oppositions phonématiques; mais il en va de même des variantes combina- toires «molles))/«dures»; à un pie ou un lie répond un puo et un luo : *plede, *lletu, mais *puotet, *luoku.
II n’y a dès lors plus lieu de s’étonner de la diversité des résultats de la diphtongaison romane ni de son absence dans une partie du domaine. En roman commun il ne s’agit que de variantes combinatoires dont les effets se sont développés (ou ne se sont pas développés) parallèlement, mais indépendam- ment dans les diverses langues. Par contre, ce qui est plus surprenant, à première vue, c’est que le e et le \ n’aient pas amolli les consonnes précédentes; le fait est net en roumain qui, en face de tar ă, zece, sapta, iepure, garde intactes les consonnes correspondantes’dans
L’engadin oppose de même schi de sic et sek’ de siccum, Vin de lïnum et leungua de lingua. C’est là un héritage du latin; en effet, le u de Hercules et de adul ēscens prouvent une prononciation vélaire du l devant ë; en roman commun il en va de même devant i qui se confond avec e presque partout. En position non accentuée, l’opposition ç : e est neutralisée et le phonème se réalise en [e], ce qui explique le o de v. it. utole, it. fievole, prov. frevol et le u de cal. pisule (de pensilem). 6 Seules les gutturales se sont amollies, assez pour s’affriquer, pas assez pour produire une diphtongaison, et même en végliote elles sont restées intactes : cëna > kaina, cēra > kaira, en face de cïuitatem > cituot, centum > cant.
Si nous essayons de dégager les enseignements de cette évolution, nous remarquerons qu’elle est commandée tout entiêre par deux changements purement phonétiques, le passage de i et e entre consonne et voyelle ày et le passage des groupes «consonne +;y» à «consonne mouillée». Le système n’y est pour rien. La phonétique en explique le comment, mais le pourquoi nous échappe; nous pouvons seulement observer que ces changements, le second en particulier, coïncident avec l’expansion du latin dans l’empire et il est naturel de penser que cette expansion n’a pas été sans conséquences pour la langue; mais nous ne sommes pas en mesure d’établir aucun lien nécessaire entre le fait historique et le fait linguistique. De finalité, il n’en est pas question; ce n’est certainement pas dans le but d’aboutir au système du roman commun que les contemporains de Catulle ont pris l’habitude de réaliser le i en hiatus en y; c’est pourtant là la condition nécessaire de tout le développement ultérieur.
On a vu plus haut que la naissance des variantes ll/lu semble liée à un système qui possède une corrélation générale de mouillure. Faut-il parler dans ce cas d’une action du système? Je ne le pense pas. Il s’agit de simples variantes combinatoires où le système n’est pas engagé mais qui relèvent seulement de la réalisation dans la parole. Sans vouloir tirer une règle générale des deux exemples slave et roman, nous dirons qu’il semble bien que les sujets parlants dont la langue possède une corrélation générale de mouillure ont tendance à prendre l’habitude de marquer plus nettement la différence de réalisation des consonnes selon qu’elles sont placées devant une voyelle antérieure ou postérieure.
L’action des habitudes articulatoires semble en effet beaucoup plus importante pour l’évolution de la langue que l’action du système. Pour expliquer le passage en vieil-espagnol de ƒ- àh- (sauf devant r et w), MM. Haudricourt et Juilland supposent un intermédiaire ρ-, dont la faiblesse articulatoire rend compte de l’aboutissement àh- (o.e., p. 62 ss.). Cette hypothèse est rendue très vraisemblable par la répétition du même procès en espagnol moderne dans certaines prononciations dialectales, particulièrement américaines. Ainsi en Argentine on peut ob- server pour un mot comme fuego les prononciations populaires [pwego], [hwego], [wego] (voir B. Malmberg, Etudes sur la pho- nétique de l’espagnol parlé en Argentine, p. 95 ss.). Mais quand nos auteurs voient la cause de cette évolution dans le «type de corrélation à trois séries de consonnes» caractéristique de l’espagnol, il semble bien qu’ils prennent l’effet pour la cause. Le type de corrélation à trois séries de consonnes ne se constitue qu’au cours du XVIe siècle, avec la confusion de x [s] et j [z] et leur passage à x et celle de ç [c] et z [j] et leur passage à alors que «la langue ancienne distinguait un b explosif sonore et un v fricatif sonore» (Menédez-Pidal, Gram. hist, esp., p. 67; de même R. Lapesa, Hist, de la lengua esp., p. 239). Ce type de corrélation apparaît donc comme le résultat d’une longue évolution déterminée par les habitudes articulatoires des habitants de la Vieille-Castille, car tout indique que ces changements se sont produits d’abord en castillan. Dès lors l’hypothèse d’une action du substrat, proposée par M. R. Menéndez-Pidal, a toutes les chances d’être la bonne. Il est vraisemblable que le t du roman commun a subsisté tel quel dans cette région et que le ƒ a fini par se réaliser parallèlement en [p] (sauf toutefois devant r et w), qui passe à, h avant que le nouveau type de corrélation se soit constitué.
L’exemple classique d’une évolution dont la direction est donnée par les habitudes articulatoires du groupe est celui des mutations germaniques des occlusives. Dans un article fort intéressant paru dans Lingua I, p. 77 ss., M. J. Kurylowicz a interprété ces mutations comme un renversement du rapport entre les deux séries corrélatives p , t , k et b, d, g; d’une opposition «sourdes (non marquées) : sonores (marquées)» on est passé à une opposition «fortes aspirées (marquées) : douces sourdes (non marquées)». Mais quand il veut expliquer ce renversement «par l’identification de p , t , k situés après s, avec les phonèmes Í«d, g se trouvant dans d’autres positions», c’est de nouveau l’effet pris pour la cause. Du moins si l’on en croit Troubetskoy, Principes, p. 84 (trad. Cantineau) : «tout terme d’opposition qui est admis dans la position de neutralisation est, au point de vue du système phonologique en question, non mar- que, tandis que le terme opposé est marqué)). La position après s, dans le cas considéré, étant position de neutralisation, il en résulte que tant que p , t , k sont non marqués, les occlusives après s s’identifieront nécessairement avec eux; pour qu’elles puissent s’identifier avec b d g, il faut que p , t , k soient déjà devenus les termes marqués et b, d, g les termes non marqués de l’opposition, autrement dit que la mutation ait déjà eu lieu. Dès lors l’explication traditionnelle par l’articulation à glotte ouverte, avec l’hypothèse d’une action du substrat, reste la plus plausible.
Il peut cependant arriver que le système provoque un changement. On en trouve un bon exemple dans l’ouvrage de M. B. Malmberg déjà cité (ci-dessus, p. 22), p. 87 ss. Dans le parler populaire argentin, bw- a passéàgw (ou gw), ainsi bueno se prononce [gweno]; c’est que le système possédait une série de variantes combinatoires suivant la position forte ou faible de la consonne : b/b, d/d-, g/g; or dans les mots commençant par w, le w- a été renforcé sur ce modèle en gw (gw), en position forte; ainsi huevo est prononcé [gwebo/webo]; comme la forme faible de bueno est [weno], la réalisation de bueno en [gweno] résulte évidemment d’une adaptation de la variante bw-/w- au type gw-/w- plus conforme au système. Il n’y a pas là de fina- lité, il y a un procès psychologique analogue à celui qui, sur le plan des signes, fait remplacer, p. ex., v. fr. post par pondu, créé sur pondre, d’après l’opposition répondre : répondu, etc. L’action analogique ne se produit pas pour améliorer le sys- tème, mais parce que le système est interprété de telle façon par le sujet parlant.
Mais en général le rôle du système dans l’évolution de la langue est essentiellement négatif et conservateur : il laisse le champ libre aux innovations qui n’entraînent pas de gêne pour l’intercompréhension; il empêche ceux qui la gêneraient. On a observé, dans la première moitié de ce siècle, une tendance des jeunes générations parisiennes à confondre les nasales à et ō d’une part, ō et ē, de l’autre. Cette tendance n’a abouti que dans le second cas; c’est que l’opposition ō : ē est d’un rendement presque nul, sa disparition ne gêne pas le fonctionnement de la parole; au contraire, 5 et à restent distincts parce que le rendement de leur opposition est considérable; il serait gênant de confondre angle et ongle, lent et long, fendre et fondre, etc. Il est naturel que l’enfant qui apprend sa langue maternelle en interprétant les faits de parole de son entourage se rende maître des oppositions utiles; car l’enfant a un but, qui est d’entrer dans la communauté linguistique et l’acquisition des oppositions phonématiques utiles est le moyen indispensable pour y parvenir. Mais les innovations sont dépourvues de but, elles sont toujours une interprétation erronée de la norme antérieure, qui se traduit par une réalisation nouvelle:7i en hiatus interprété comme la variante consonantique du phonème et réalisée en [y]; un groupe comme ky interprété comme un seul phonème et réalise en [k];bw- interprété comme la variante forte de m;- et réa- lise en [gw];S interprété comme identique àë et confondu avec lui dans la réalisation unique [ë], etc. Il s’agit là de phénomènes d’ordre physiologique, psychologique, et, en tant qu’ils se généralisent, sociologique; ils sont en dehors du domaine de la phonématique.
L’absence de finalité dans l’évolution phonétique et la possibilité même du changement découlent du principe formulé par Saussure, CLG, p. 100 : «Le lien unissant le signifiant au signifié est arbitraire.» Pour distinguer les signifiés «fils» et «fil», il est indifférent d’opposer filius : fïlus ou fi lus : filus ou figlio : filo ou hijo : hilo ou encore Sohn : Faden. L’opposition seule est nécessaire, la forme sous laquelle elle se manifeste est contingente.
Est-ce à dire que la phonématique n’aurait pas de place dans l’étude diachronique du langage? Loin de là. Seulement son rôle n’est pas de rechercher les causes, mais d’interpréter les résultats des changements phonétiques. Ces résultats sont de nouvelles oppositions, donc d’ordre synchronique, radicale- ment différents des faits historiques qui les ont produits, et ils sont fortuits; ils n’en sont pas moins des effets dont les change- ments sont la cause et c’est ce rapport de cause à effet que la phonématique est en mesure de mettre en lumière. Il lui suffit pour cela de comparer deux synchronies, celle d’avant et celle d’après le changement; ce dernier ni ses modalités ne l’intéressent en eux-mêmes, ils sont du ressort de la phonétique. C’est là, en somme, ce qu’a fait M. R. Jakobson dans ses Re~ marques sur l’évolution phonologique du russe, et c’est ce qu’il nous invite à faire dans ses Principes de phonologie historique (dans Troubetskoy, Principes de phonologie, p. 315 ss., trad. Cantineau). Il y a là un vaste champ de recherches et dont on peut attendre les plus beaux résultats, mais à condition de maintenir rigoureusement la distinction entre les faits syn- chroniques et les faits diachroniques et de bannir de l’étude de ces derniers toute considération téléologique : «la langue ne prémédite rien» (Saussure, C L G, p. 127).
Notes
1Nous préférons le terme de phonématique à celui de phonologie parce que le second a été employé dans un autre sens, entre autres par Saussure, et parce que tous les composés français en phono- se réfèrent au son et non au phonème.
2Nous notons par c Paffriquée sifflante sourde, it. zio; par j la correspondante sonore, it. zero.
3Pour plus de détails, voir mon article de la Revue des études indoeuropéenes III (1943), p. 183 ss. Comme il semble avoir passé inaperçu, nous ne nous sommes pas fait scrupule d’en résumer ici 1’essentiel.
4Pour plus de détails, voir mon article de la Romania LXI (1935), p. 129 ss. Pour d’autres hypothèses sur la diphtongaison romane, voir Fr. Schurr, R.F. 50 (1936), p. 275 ss.; H. Lausberg, ib. 60 (1947), p. 297 ss.; W. von Wartburg, Die Ausgliederung der rom. Sprachräume, p. 139 ss. Aucune de ces explications ne me parait rendre compte de l’ensemble des faits romans, non plus que les hypothèses téléologiques de MM. Haudricourt et Juilland, o.e., p. 25, 27, 44 ss.
5Notons encore cette remarque, ib. p. 146: «L’opposition entre consonnes mouillées et non mouillées exerce en outre une forte influence sur la réalisation des voyelles environnantes et l’observateur étranger ne remarque parfois que les variantes combinatoires des voyelles, sans percevoir les différences de timbre des consonnes.»
6Voir aussi les observations de Meillet, à propos d’une communication de Dauzat sur la vélarisation du l intervocalique dans une partie de la Romania, B.S.L. XXXII, fasc. 2, p. XIV s.
7Nouvelle en tant que normale; ainsi i en hiatus a pu se réaliser en [y] occasionnellement, dans un débit rapide, etc. Mais le changement n’a abouti que quand la réalisation [i] est considérée comme anormale.
*Cahiers Ferdinand de Saussure 13 (1955), pp. 19-33.