“ALBERT SECHEHAYE (1870-1946)” in “Portraits of Linguists: A Biographical Source Book for the History of Western Linguistics, 1746-1963, V. 2”
ALBERT SECHEHAYE (1870-1946)
Albert Sechehaye
Victor Martin
Aux obsèques d’Albert Sechehaye, le 4 juillet 1946, le professeur Victor Martin, doyen de la Faculté des lettres, a prononcé l’allocution suivante, au cours de laquelle il a donné lecture d’une page écrite par Charles Bally, que sa santé empêchait d’assister à la cérémonie :
S‘il est un homme à propos duquel la phrase consacrée : ‘ Il ne laisse que des regrets ‘ n’est pas une formule banale et vide mais l’exacte expression de la vérité, c’est bien celui dont la mémoire nous réunit ici. Aussi la nouvelle de sa mort, au début d’une retraite que tous lui souhaitaient paisible et féconde, a-t-elle été accueillie avec une émotion significative.
La Faculte des Lettres de notre Université, au nom de laquelle j’ai l’honneur de parler, perd en lui un maître éminent et un collaborateur fidèle d’un inaltérable dévouement.
Bien qu’il ne fût entré dans le corps professoral universitaire régulier qu’en 1929, à titre de professeur extraordinaire de théorie de la grammaire — enseignement créé expressément pour lui, ce qui atteste la valeur reconnue au savant — il était associé de longue date à l’activité de la Faculté des Lettres. Dès son retour d’Allemagne où il avait conquis à Göttingue le doctorat en philosophie et rempli les fonctions de lecteur de français, il devenait, en 1902, privat-docent et inaugurait au Séminaire de français moderne et aux Cours de vacances, ces institutions que Bernard Bouvier venait de créer, un enseignement qui s’est poursuivi jusqu’à sa retraite c’est-à-dire pendant plus de quarante ans. Cet enseignement portait sur la phonétique et la versification françaises, sur l’ancien français et sur la stylistique. Comme Ch. Bally, auquel l’attachaient une solide amitié et un goût commun pour les problèmes de la langue, il a su tirer de cet enseignement pratique les matériaux nécessaires à l’élaboration de théories scientifiques originales.
L’Université eut tôt fait de reconnaître les mérites scientifiques d’Albert Sechehaye ; preuve en soient les suppléances répétées qu’elle lui a confiées. Quand il s’agit d’occuper la chaire d’un F. de Saussure ou d’un Ch. Bally, le choix du suppléant en dit long sur les capacités de celui auquel on a recours : ce n’est pas le premier venu qui peut remplacer de tels maîtres.
Il était donc tout naturel qu’en 1939, lorsque la limite d’âge vint interrompre la brillante carrière pédagogique de Ch. Bally, son émule, collaborateur et ami Albert Sechehaye ait été appelé à lui succéder dans la chaire de linguistique générale héritée de Ferdinand de Saussure. Il y fut le digne continuateur de ses deux illustres devanciers, assurant, par l’originalité de ses travaux et de ses leçons, la pérennité de ce que le monde savant appelle désormais couramment l’Ecole linguistique genevoise.
Cependant cette responsabilité nouvelle et absorbante ne l’empêcha pas de maintenir sa collaboration au Séminaire de français moderne et aux Cours de vacances, institutions qu’il a servies avec une infatigable constance à travers les années. Il leur vouait un intérêt tout spécial ; ses goûts de pédagogue se donnaient carrière dans le cadre de ces leçons familières, à effectifs restreints, qui convenaient tout particulièrement à la simplicité et à la modestie qui étaient parmi les qualités les plus séduisantes de notre regretté collègue.
Chez lui, en effet, le caractère était aussi attachant que les dons intellectuels. Des convictions solides, acquises par l’expérience et mûries dans la méditation, lui dictaient une fidélité inébranlable aux principes dont il avait reconnu la valeur, mais l’aménité foncière dont il était doué lui permettait d’allier cette fermeté à la plus parfaite tolérance. Il était dans toute l’acception du terme un homme de paix. La franchise dans l’expression de ses opinions allait de pair avec la courtoisie et le respect pour la pensée d’autrui. Ces précieuses qualités de cœur rehaussaient les mérites du savant et lui valaient la sympathie générale. La présence d’hommes pareils est une bénédiction dans un collège comme celui que forme le corps enseignant d’une faculté universitaire et nul n’est mieux placé pour en apprécier le bienfait que celui auquel échoit l’honneur, parfois redoutable, de le présider. C’est dire le vide que laisse dans notre compagnie la disparition d’un tel collègue et le chagrin que nous en éprouvons. Il nous permet de partager celui de sa famille et particulièrement de Madame Sechehaye, à laquelle s’adresse en premier lieu notre respectueuse sympathie.
Pour esquisser la carrière scientifique du disparu j’ai le privilège de pouvoir vous donner lecture de quelques pages rédigées par M. Ch. Bally. Empêché par sa santé d’être physiquement au milieu de nous comme il l’eût souhaité, il a tenu à participer à la cérémonie qui nous rassemble par l’hommage que voici :
La carrière scientifique de notre ami débute en 1902 : lecteur à l’Université de Göttingue, il y présente une thèse sur L’Imparfait du subjonctif et ses concurrents en français. Ce premier travail montre déjà dans quelle direction s’orienteront ses recherches: c’est en approfondissant l’étude de sa langue maternelle que Sechehaye s’est élevé progressivement jusqu’aux problèmes que pose le langage en général. Et c’est le fruit de ces réflexions, — groupées en une large synthèse, — qu’il nous offre dans son premier ouvrage d’ensemble : Programme et méthodes de la linguistique théorique, publié en 1908. Ce livre n’a pas eu le retentissement qu’il méritait. Son auteur était trop modeste pour l’imposer lui-même à l’attention et, pourtant, ce large exposé où tout s’enchaîne avec une lumineuse clarté est comme une préfiguration de la linguistique saussurienne, dont personne ne parlait alors, et pour cause. On devine que notre ami était tout préparé à se l’assimiler lorsqu’elle apparaîtrait.
L’événement le montra bien. Après la mort du maître en 1913, nous entreprîmes de reconstituer d’après des notes d’étudiants les leçons que Saussure avait professées à notre Université sur les principes du fonctionnement et de l’évolution de la langue. Il faut avoir travaillé en étroite collaboration avec Albert Sechehaye pour savoir à quel point ce savant, épris d’absolu, était doué de l’esprit de finesse. Avec un tact infini, il dégageait le sens caché de telle expression, résolvait telle contradiction apparente, combinait des éléments dissociés, et réussissait enfin à donner à chaque pierre de l’édifice la place qui lui revenait. Si le ‘ Cours de linguistique générale ‘ s’est imposé d’emblée à l’attention, s’il a déterminé une révolution dans la science du langage, c’est qu’il est cohérent et lumineux dans toutes ses parties, et Sechehaye a beaucoup contribué à ce résultat. Dès lors, sa pensée s’identifie avec celle de son maître ; non qu’il l’ait reproduite servilement — elle a au contraire accentué la marque personnelle de sa production, — mais, avec une inlassable ténacité, il n’a cessé de la défendre contre les critiques injustifiées. Il s’est ingénié à en découvrir les aspects les plus cachés.
Il n’en poursuivait pas moins ses recherches propres : En 1926 parut /’Essai sur la structure logique de la phrase, le plus connu de ses ouvrages, le plus souvent cité. L’Institut de France en consacra le mérite par l’attribution du prix Volney. Mais ici apparaît un nouvel aspect de cet esprit riche et nuancé : le sens des réalités pratiques. Sechehaye ne se perd jamais dans les espaces, et l’on sent qu’à propos de chaque fait de grammaire, il se pose la question : Comment enseigner cela? C’est par ces préoccupations pédagogiques, sousjacentes dans /’Essai, qu’il a rendu de si grands services au Séminaire de français moderne, aux Cours de vacances et aux cours destinés aux stagiaires de l’enseignement primaire. Il a fait mieux : il a établi les principes d’une méthode grammaticale qu’il nomme ‘ méthode constructive ‘. Partant de la cellule linguistique qu’est la phrase simple, il montre comment, par des échanges fonctionnels et par des amplifications progressives, les formes les plus diverses de la syntaxe peuvent se ramener aux formes les plus simples. Cette méthode a déjà pénétré dans plusieurs manuels, auxquels ce trop modeste collaborateur a prêté son concours anonyme. Mais ce n’est pas tout : nous croyons savoir qu’il a pu mettre la dernière main à une grammaire française qui, je l’espère, verra le jour, pour le plus grand profit de notre enseignement.
Sechehaye avait le génie de l’organisation ; il l’a prouvé en maintes circonstances. On sait par exemple que le Congrès de linguistes qui se tint à Genève en 1931 fut une brillante réussite ; c’est que dans la coulisse un secrétaire général—c’était lui — avait tout prévu, tout préparé, veillant à tout, ne reculant devant aucune corvée fastidieuse. Sévère pour lui-même, indulgent pour autrui, telle était sa devise.
Quel fil mystérieux reliait les formes diverses de cette pensée harmonieuse ? C’est qu’un idéal l’animait, idéal très élevé et très pur. Il a prouvé qu’une attitude vraiment scientifique n’est guère concevable sans une haute tenue morale.
Sechehaye n’était pas qu’un savant: c’était un homme. Ses collègues, ses disciples, ses amis sont aujourd’hui dans la tristesse ; mais il leur reste son exemple. Cest en le suivant qu’ils trouveront le courage de se remettre en route et de reprendre le travail.
Ch. Bally
Ainsi s’exprime un de ceux qui ont été le mieux à même d’apprécier, sous ses aspects divers, la personnalité de notre collègue. Je n’ajouterai rien à cet émouvant témoignage auquel nous nous associons avec ferveur en nous inclinant pieusement devant la dépouille de celui qui fut parmi nous, non seulement un collègue affectueux et bienveillant, un pédagogue averti et un savant perspicace, mais aussi et mieux encore un homme de bien et un cœur pur.
Source : Victor Martin (incorporating some remarks of Charles Bally), ‘ Albert Sechehaye (4 juillet 1870-2 juillet 1946),’ Cahiers Ferdinand de Saussure 6.62-67 (1946- 1947). By permission of Cahiers Ferdinand de Saussure.
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