“ALEKSANDAR BEL1Č (1876-1960)” in “Portraits of Linguists: A Biographical Source Book for the History of Western Linguistics, 1746-1963, V. 2”
ALEKSANDAR BEL1Č (1876-1960)
Aleksandar Belic
Pavle Ivic
Né à Beograd (Belgrade) en 1876, Aleksandar Belic fit ses études en Russie et en Allemagne (1895-1900) où il suivit les cours des célèbres comparatistes Fortunatov, Brugmann et Leskien. Après avoir soutenu brillamment sa thèse Zur Entwicklungsgeschichte der slavi- sehen Deminutiv- und Amplifikativsuffixe,1 Belic rentra à Belgrade où il fut bientôt nommé à l’Université. C’est là que commença sa large activité scientifique et pédagogique qui eut à se développer pendant plus d’un demi-siècle.
En ce temps-là on ne disposait que des descriptions philologiques, souvent incomplètes, de la langue serbocroate, tandis qu’une interprétation linguistique des faits faisait complètement défaut. Doué d’un admirable esprit scientifique et d’une compétence assurée par ses vastes études, M. Belic marqua par son activité le début de la linguistique moderne en Serbie.
Pendant une période de plus de dix ans l’attention de M. Belic se porta principalement sur les parlers populaires serbocroates. Son livre Dijalekti istočne ijužne Srbije (Les dialectes de la Serbie de l’Est et du Sud, Belgrade 1905), ouvrage extrêmement riche de données et d’idées nouvelles, fournit le premier modèle de dialectologie moderne non seulement chez les Serbes, mais dans tout le domaine slave méridional. En ce qui concerne la subtilité des observations et la précision des notations phonétiques, cette œuvre ne fut jamais égalée dans la science yougoslave. L’importance capitale de ce livre fut encore augmentée par le fait qu’il dépassait par son volume tout ce qui était publié antérieurement au sujet des dialectes serbes.
Presqu’en même temps M. Belic publia sa Dialektologičeskaja karta serbskago jazyka (Carte dialectologique de la langue serbe, St.-Pétersbourg 1905) qui donna le premier exposé systématique des dialectes serbocroates. Quoique les données dont on disposait alors aient été assez pauvres, M. Belic réussit à faire une analyse pénétrante des relations interdialectales qui a conservé sa haute valeur jusqu’à nos jours. Même dans les cas où il s’agit de problèmes qu’on envisage à présent d’une façon différente, les vues de Belic ont fourni une précieuse base pour une discussion fructueuse. Les résultats de la Dialektologičeskaja karta furent complétés et perfectionnés plus tard dans les travaux de M. Belic intitulés O srpskim iii hrvatskim dijalektima (Des dialectes serbes ou croates), Glas de l’Académie Royale Serbe (78, 1908, pp. 60-164) et Zum heutigen Stand der serbokroatischen Dialektologie, Rocznik slawistyczny (Cracovie) III (1910), 82-103.
L’attention de M. Belic se concentra bientôt sur le dialecte čakavien du littoral adriatique. Sa monographie Zamëtki po čakavskim govoram (Remarques sur les parlers cakaviens, St.-Pétersbourg 1909) provoqua un vif intérêt chez les slavistes, non seulement par les matériaux d’une haute importance scientifique qu’elle contient, mais aussi par leur interprétation concise et convaincante. Le linguiste polonais Jan Baudouin de Courtenay, alors professeur à l’Université de Kazan en Russie, pria Belic de lui fournir des informations sur sa méthode d’enquête dialectologique. M. Belic lui répondit par une lettre que Baudouin de Courtenay publia, en traduction russe, dans les Izvestija Otdëlenija russkago jazyka і slovesnosti de l’Académie Impériale de St.-Pétersbourg,2 estimant avec raison qu’elle intéres-serait tous les explorateurs des dialectes slaves. Dans cette lettre M. Belic explique le procédé qui lui permet d’obtenir une image complète et absolument authentique d’un parler populaire. Rejetant les méthodes qui pourraient suggérer des fausses réponses aux infor- mateurs, il recommande la conversation libre et les questions indirectes. Ensuite tous les matériaux enregistrés doivent être soumis à un contrôle sur place avec l’aide des indigènes. En soulignant l’importance énorme d’un choix exact des informateurs, M. Belic insiste sur le fait qu’il y a des individus doués d’un sens exceptionnel pour la langue, c’est-à-dire d’un don spécial qu’on ne doit pas négliger d’utiliser, surtout pour la vérification des données assemblées. L’exploration d’un patois peut être considérée comme achevée quand un prolongement du contact avec les informateurs commence à n’apporter que de nouvelles confirmations des faits déjà constatés et quand tous ces faits ont été suffisamment vérifiés. M. Belic recom- mande aux explorateurs d’apprendre à parler le patois, ce qui les obligerait d’acquérir une connaissance vraiment profonde de celui-ci et rendrait impossible une influence de la langue de l’enquêteur sur celle de ses informateurs. Il va sans dire que les méthodes pratiquées par M. Belic ne sont pas applicables dans les grandes enquêtes dialectologiques embrassant des centaines de lieux étudiés. Des entreprises pareilles exigent une rapidité de travail plus grande. D’autre part les études approfondies du type de celles de M. Belic garderont toujours une valeur spéciale. Avant les grandes enquêtes, elles seront l’instrument le plus efficace pour obtenir un questionnaire vraiment adapté aux dialectes étudiés, et après la publication des Atlas, elles contiendront pourtant des matériaux qui, pour des raisons diverses, n’ont pas pu être représentés dans l’Atlas. Elles ne seront jamais remplacées p. ex. dans l’étude de la fréquence relative des doublettes lexicales ou morphologiques, ou bien des fluctuations phonétiques. Leur importance se fait sentir dans les langues aux systèmes morphologiques très complexes — ce qui est le cas du serbocroate, où des alternances de l’accentuation très diversifiées dans les paradigmes se joignent à la richesse des formes casuelles et des types de conjugaison. En outre les études de ce genre serviront toujours de contrôle très utile pour les données des Atlas.
Les recherches de M. Belic dans le domaine čakavien ont fourni à la grammaire comparée des langues slaves la possibilité d’utiliser plus largement les faits du système accentologique très conservateur de ce dialecte. Son ouvrage Akcenatske studije (Études accentologiques, Belgrade 1914),3 exposant une nouvelle théorie de la métatonie slave, fondée principalement sur les données du čakavien, inaugurait une ère nouvelle dans les études des accents et des intonations du slave commun. Cette découverte a une grande importance pour la reconstruction du système de l’indo-européen primitif puisqu’elle contribue à expliquer l’évolution de l’accentuation balto-slave, c’est-à-dire les phénomènes des langues qui, à l’époque actuelle, présentent le plus d’archaïsmes accentologiques dans tout le domaine indo-européen. En poursuivant ses recherches sur les accents čakaviens, M. Belic publia encore plusieurs travaux dont nous citerons L’accent de la phrase et l’accent du mot (Travaux du Cercle linguistique de Prague, IV, 1931, 183-188), O rečeničnom akcentu и kastavskom govoru (Sur l’accent de la phrase dans le parler de Kastav, Južnoslovenski filolog, XIV, 1935, 151-159, XV, 1936, 165-169), О čakavskoj osnovnoj akcentuaciji (Sur l’accentuation fondamentale du dialecte čakavien, Glas de l’Académie serbe, CLXVIII, 1935, 1-39) et Iz srpskohrvatske akcentologije i dijalektologije (Sur quelques problèmes de l’accentologie et de la dialectologie serbocroate), Južno- slovensk¡ filolog, XIX, 1951-1952, 117-131). Ces préoccupations n’empêchèrent point le grand dialectologue de continuer ses recherches sur les dialectes de l’Est de la Yougoslavie. Sa vaste monographie Galički dijalekat (Le dialecte de Galičnik), publiée en 1935, traite un parler de la Macédoine occidentale dans une région de croisements nombreux entre langues et dialectes différents, et soulève un grand nombre de questions importantes concernant la genèse de différents phénomènes.
L’histoire de la langue serbocroate attirait toujours l’attention de M. Belic. Déjà en 1901 il publia une série d’articles sous le titre Prilošci istoriji slovenskih jezika, I-IV (Contributions à l’étude de l’histoire des langues slaves, Glas, LXII, 199-242). Trois de ces quatres articles concernent l’origine de certains traits phonétiques et morphologiques du serbocroate. Une importance particulière appar- tient à l’étude Učešče Sv. Save i njegove škole u stvaranju nove redakcije srpskih čirilskih spomenika (Le rôle de l’archevêque St. Sava et de son école dans la création de la nouvelle rédaction de monuments serbes cyrilliques, Belgrade 1936) qui tient la place principale parmi les ouvrages concernant la langue littéraire slavone employée par les Serbes depuis la fin du XIIe siècle jusqu’à la première moitié du XVIIIe. Un nombre considérable de travaux fut consacré par M. Belic à l’étude de l’activité de Vuk Kažic (1787-1864), grand réformateur qui a réussi, dans une longue ‘ lutte pour la langue et l’orthographe serbe ‘, à délivrer la langue littéraire serbe de la domination des éléments du slavon russe et à lui assurer une base purement nationale. Il convient d’attirer l’attention surtout sur l’ouvrage О Vukovim pogledima na srpske dijalekte i književnijezik (Les vues de V. K. sur les dialectes et la langue littéraire des Serbes, Belgrade 1910). Les nombreux travaux de Belic traitant l’activité de Karadžič furent ultérieurement recueillis dans deux livres intitulés Vuk і Daniele (V. K. et Dj. Daničič, son collaborateur principal, Belgrade, 1947) et Vukova borba za narodni i književni jezik (Lutte de V. К. pour la langue populaire et littéraire, Belgrade 1948).
Il faut regretter que le cours universitaire de l’histoire de la langue serbocroate du professeur Belic, fondé en majeure partie sur ses recherches personnelles, n’ait pas été imprimé jusqu’à présent (à l’exception de certains fragments publiés dans l’Encyclopédie nationale de St. Stanojevic). Néanmoins ce cours exerça une influence décisive sur les nouvelles générations des linguistes serbes. Les éditions ronéographiées de la Phonétique historique, l’Histoire de la déclinaison, l’Histoire de la conjugaison et la Syntaxe historique, formant un ensemble organique, restent la meilleure histoire de la langue serbocroate dont on dispose actuellement. Il faut espérer que bientôt une édition définitive de la grande œuvre du professeur Belic viendra couronner sa féconde activité dans ce domaine.
M. Belic n’a pas manqué de s’intéresser aussi aux problèmes de la grammaire synchronique de la langue serbocroate. Parmi ses ouvrages de ce domaine nous mentionnerons Principes de la classifica- lion des substantifs en serbo-croate (Revue des études slaves, II, 1922, 69-79), Aorist imperfektivnih glagola (L’aoriste des verbes imperfec- tifs, Južnoslovenski filolog, V, 1925-1926, 171-182), O upotrebi vremena и srpskohrvatskom (Sur l’emploi des temps verbaux en serbocroate, JF, VI, 1926-1927, 102-132) et Cranica sloga i sastav reči u srpskohrvatskom jeziku (La limite de la syllabe et la composition des mots en serbocroate, Glas, CLVI, 1933, 99-123). On trouvera un exposé de l’ensemble dans son ouvrage adapté à l’usage des écoles, mais gardant le caractère scientifique, Gramatika srpskohrvatskog jezika (Grammaire de la langue serbocroate, Belgrade 1933).
Ces études menèrent M. Belic à une révision de l’orthographe serbocroate dont les principes furent expliqués dans son article détaillé O savremenom pravopisu srpskohrvatskog jezika (De l’ortho- graphe moderne de la langue serbocroate, Prosvetni glasnik, XL, 1923, fase. 3-5, 1^4-0). L’opinion publique accepta les arguments de M. Belic et son manuel Pravopis srpskohrvatskog jezika (Orthographe de la langue serbocroate, le éd. 1923, Ile éd. 1930, Ille éd. 1933, IVe éd. 1950) fut généralement reconnu comme guide orthographique.
Dans la période qui suivit la Ire guerre mondiale M. Belic s’engagea de plus en plus dans les recherches se rapportant à la grammaire comparée et à la linguistique générale. Ses ouvrages O dvojini и slovenskim jezicima (Sur les formes du duel dans les langues slaves, Belgrade 1932), Slovenski injunktiv и vezi sa postankom slovenskog glagolskog vida (L’injonctif slave et l’origine de l’aspect verbal en slave, Belgrade 1932) et Postanak praslovenske glagolske sisteme (Genèse du système verbal en slave commun, Belgrade, 1935) jetèrent une nouvelle lumière sur diverses questions compliquées, surtout en ce qui concerne le développement de certaines catégories morpho- logiques en slave. Ses articles Najmladja (treéa) promena zadnje- nepčanih suglasnika k, g i h и praslovenskom jeziku (Le plus récent [troisième] changement des consonnes vélaires k, g et h en slave commun, Južnoslovenski filolog, II, 1921, 18-39) et Srpskohrvatske glasovne grupe -jt-, -jd- i praslovensko -kti, -gti i -hti (Les groupes -jt- et -jd- du serbocroate et -kti, -gti et -hti en slave commun, JF, II, 217-226) traitent différents phénomènes de la palatalisation en slave commun d’une manière originale et convaincante.
Pendant de longues années de travail sur différents problèmes concrets M. Belic formait ses vues sur nombre de questions d’ordre plus général. Il exposa ces conceptions dans son livre O jezičkoj prirodi i jezičkom razvitku (Sur la nature et l’évolution de la langue, Belgrade 1941), œuvre où l’ampleur des horizons scientifiques se joint à la profondeur de la pensée. On y trouve de nombreuses discussions fécondes sur les caractéristiques fondamentales des parties du dis- cours, sur diverses questions de la syntagmatique, sur le mécanisme de la transposition et de la formation des mots, sur les forces créatrices et constructives dans le langage etc. M. Belic cherche toujours ce qui est essentiel dans les phénomènes linguistiques, ce qui explique leur existence. Il n’envisage jamais la langue comme une simple agglomé- ration de faits ni, d’autre part comme un système n’ayant qu’une vie purement extérieure. Pour lui le moment fonctionnel, autant que le côté formel et la sémantique, joue un rôle primordial dans le langage. Belic se range parmi ceux des linguistes modernes qui, tout en s’engageant dans des voies nouvelles, n’ont jamais négligé ce qu’il y a de positif dans les résultats de la linguistique traditionnelle.
Parmi les plus grands mérites de M. Belic pour le développement de la linguistique en Yougoslavie il faut signaler aussi son travail de rédacteur des revues Južnoslovenski filolog (Philologue yougoslave, depuis 1913) et Naš jezik (Notre langue, depuis 1932). Ajoutons que M. Belic fut aussi le fondateur de ces deux périodiques.
La formation d’une nouvelle école linguistique, nommée habi- tuellement école belgradoise, n’est qu’une conséquence naturelle de l’activité scientifique et pédagogique du professeur Belic. Ses anciens élèves, dont les travaux sont inspirés par ses idées, font actuellement la majeure partie des linguistes yougoslaves. L’enseignement de la langue serbocroate dans les centres universitaires à Belgrade, Sarajevo, Novi Sad, Skopje, et partiellement aussi à Zagreb, se trouve en leurs mains.
Une interruption dans le travail de M. Belic fut occasionnée par l’occupation du pays pendant la deuxième guerre mondiale (1941-1944). Mais, dès que le pays fut libéré, M. Belic reprit ses travaux scientifiques avec une énergie étonnante éditant ses ouvrages et déployant son activité comme professeur à l’Université et comme président de l’Académie serbe des Sciences. En même temps ses nombreux disciples poursuivent leurs recherches dans les différentes branches de la linguistique où le maître s’impose comme exemple et guide.4
Source : Pavle Ivic, ‘ Aleksandar Belic,’ Orbis 5.272-277 (1956). By permission of the author.
1 Publiée plus tard dans V Archiv für slavische Philologie, XXIII (1901), 134-206 et XXVI (1904), 321-357.
2 Année XVIII (1913), fase. 1, 229-242. Plus tard, le texte serbo-croate de la lettre fut publié dans la revue Južnoslovenski filolog., t. VI, Belgrade, 1926-1927, 1-10.
3 Les idées principales de cet ouvrage ont été exposées aussi dans les articles Promene akcenata u praslovenskom jeziku (Changements des accents dans la langue slave commune), Južnoslovenski filolog, I, 1913, 38-66 et Un système accentologique du slave commun, Mémoires de la Société linguistique de Paris, XXI, 1920, 1-17.
4 Pour la bibliographie détaillée des travaux de M. Belic v. Zbornik и cast Α. Belica (Mélanges linguistiques et philologiques offerts à M. Aleksandar Belié), Belgrade 1937, pp. XI-XXXIII, et la partie bibliographique dans les volumes de Južnoslovenski filolog parus depuis 1937.
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