“JOSEPH VENDRYES (1875-1960)” in “Portraits of Linguists: A Biographical Source Book for the History of Western Linguistics, 1746-1963, V. 2”
JOSEPH VENDRYES (1875-1960)
Joseph Vendryes
(1875-1960)
Émile Benveniste
Quand Joseph Vendryes est mort, le 30 janvier 1960, il était entré dans sa quatre-vingt-sixième année. Tous ceux qui l’ont connu savent que les grandes charges qu’il a occupées, les honneurs qui lui sont échus nombreux n’ont jamais altéré la simplicité de son caractère. Il n’aurait pas souhaité que sa mémoire fût évoquée dans la pompe des discours. Nous voulons ici nous souvenir du linguiste qui a honoré notre discipline, du maître auquel tous, des plus anciens aux plus jeunes, nous devons quelque chose, et certains beaucoup.
Dans cette Société, nous nous sentions attachés à lui non seulement par le respect et l’admiration dus au doyen toujours actif des linguistes vivants, et par les liens plus personnels de l’amitié, mais aussi par le sentiment qu’il incarnait dans nos études une permanence. Il appartenait à cette Société depuis soixante-deux ans. C’est en mai 1898 que, jeune agrégé de 23 ans, il y était entré. Après avoir passé l’année 1898-99 à Fribourg-en-Brisgau pour étudier sous R. Thurneysen, il apportait dès 1899 ses premières communications sur le celtique. Depuis lors il n’a cessé de contribuer aux publications et de participer au développement de la Société. Il n’y a guère d’année — mises à part les périodes de 1914-1918 et 1940-1944 — où il n’ait parlé à nos séances et jusqu’à ces tout derniers temps. Malgré les nombreuses fonctions qu’il a successivement remplies dans l’enseignement, il est toujours resté associé à la vie de notre Société, qu’il s’est employé à maintenir dans son rôle et sa position.
Sa carrière a été unie, exceptionnellement aisée, brillante dans l’ordre du ‘ cursus honorum ‘. Entré de bonne heure dans l’enseignement supérieur, il a enseigné aux Universités de Caen et de Clermont-Ferrand, puis accédait à la Sorbonne en 1907, à trente-deux ans, où il recueillait la succession de Victor Henry. Il y a professé la grammaire comparée, en y joignant plus tard la direction d’études de langues celtiques à l’École Pratique des Hautes-Études. Mais il s’est chargé volontairement d’autres enseignements, occasionnels ou permanents, outre les conférences qu’il donnait souvent dans des Universités étrangères. De plus le sens vif qu’il avait des institutions universitaires l’avait désigné pour des charges administratives qu’il accomplissait avec conscience ; assesseur, puis doyen de la Faculté des Lettres avant et pendant la guerre, il s’est beaucoup dévoué à l’Université. Les obligations officielles ont tenu une large place dans sa vie. Il a été assidu jusqu’au bout aux séances de l’Académie des Inscriptions, où il avait été élu en 1931. On admire d’autant plus l’étendue de l’œuvre qu’il a produite sans effort visible, la sérénité enjouée qu’il a su conserver jusqu’au terme de sa vie.
C’est par le celtique qu’il entre dans la grammaire comparée des langues indo-européennes. On peut dire sans faire tort à aucun de ses devanciers, d’Arbois de Jubainville, Gaidoz, Dottin, surtout J. Loth, pionniers des études celtiques, qu’il a été le premier en France à intégrer le celtique dans une grammaire comparée qui renouvelait alors ses cadres. Le linguiste qui au tournant du siècle abordait les langues celtiques devait faire l’apprentissage d’une philologie qui ne disposait à peu près d’aucun instrument de travail. En peu d’années J. Vendryes y avait acquis une maîtrise réelle et tout au long de sa carrière il a montré dans ses travaux celtiques l’érudition du philologue rompu au maniement des textes. Après plus d’un demi-siècle, sa thèse latine sur les mots latins passés en irlandais (1902) garde encore sa valeur. Dans le celtique, c’est surtout à l’irlandais ancien et moyen qu’il s’est intéressé, sans négliger cependant le brittonique. Sa Grammaire du vieil-irlandais (1908) donnait l’exemple d’un bon exposé descriptif appuyé sur des données nombreuses et exactes. Cet ouvrage, tiré à peu d’exemplaires et rapidement épuisé, n’a pas eu la diffusion qu’il méritait.• U aurait dû être réimprimé, avec les additions que son auteur a certainement préparées. Peut-être en a-t-il été dé- tourné par l’apparition du Handbuch de R. Thurneysen (1909, refondu en 1946), puis de la Vergleichende Grammatik de Holger Pedersen.
Toute la carrière scientifique de J. Vendryes a été déterminée par deux circonstances personnelles. L’une a été l’influence et l’amitié d’Antoine Meillet dont il avait été un des tout premiers élèves. Pour celui qui a fait son apprentissage avec ces deux maîtres, c’est une douceur de les évoquer ensemble, tels qu’ils nous apparaissaient à nous débutants. Si bien ils s’entendaient, malgré leurs dissemblances, que la linguistique prenait à nos yeux, selon ses parties, l’image tantôt de l’un, tantôt de l’autre et qu’elle nous semblait se configurer entièrement dans leurs traits complémentaires. A travers Vendryes, c’était encore pour l’essentiel l’enseignement de Meillet qu’on recevait. Ils ont pu collaborer sans effort dans ce Traité de grammaire comparée des langues classiques que des générations d’étudiants ont pratiqué. Ils maintenaient ensemble dans l’enseignement l’unité vivante d’une doctrine linguistique qui était avant tout modelée sur leur expérience des langues indo-européennes, et que leurs élèves prolongeaient à leur tour dans les différents secteurs de leurs recherches propres.
Là est la seconde circonstance qui a favorisé le destin de J. Vendryes : l’accord comme prédestiné entre son caractère et sa carrière. Il a eu la vie qu’il souhaitait. Nommé jeune à la Sorbonne, maître de son programme, il attirait les étudiants ; il avait le goût et le talent d’enseigner. Il aimait avoir des élèves, et il en a eu beaucoup. Il les retenait par sa bienveillance personnelle autant que par l’élégance et la clarté de ses leçons. Celui qui écrit ces lignes gardera toujours le souvenir de cette année 1919-1920 où il préparait en Sorbonne pour le diplôme d’études supérieures un mémoire qui, un peu abrégé, fut son premier travail imprimé (BSL, XXIII, p. 32-63). On trouvait en J. Vendryes un maître accueillant qui, sans imposer de dogme, encourageait les vocations, ne critiquant qu’avec indulgence. Des générations d’étudiants l’ont suivi : tous ceux qui en France s’occupent de linguistique — cela va de soi ; aussi bien d’autres qui, tournés ensuite vers des études différentes, lui sont restés reconnaissants d’un conseil, d’une aide libéralement donnés. Il accueillait aussi de jeunes linguistes d’autres pays : nommons seulement Dillon, Hjelmslev, Kurylowicz, Sommerfelt. Avec tous, quelle que fût leur orientation, il gardait des relations amicales. Plusieurs d’entre eux ont collaboré, avec des maîtres plus anciens, au recueil de Mélanges qui lui fut offert en 1925. Son chagrin a été vif de voir disparaître avant l’heure des élèves qu’il aimait, M.-L. Sjœstedt, L. Tesnière, J. Bloch, A. Basset, F. Mossé.1 C’est pourquoi aujourd’hui notre deuil a un large écho dans le monde.
Cette activité d’enseignement l’a incité à composer des livres qui sont, en général, de ceux que les étudiants souhaitent pour s’initier ; particulièrement dans le domaine des langues classiques, il a publié un Traité d’accentuation grecque (1904, plusieurs fois réimprimé) et surtout, en collaboration avec A. Meillet, le Traité déjà mentionné de grammaire comparée des langues classiques (1924), ouvrages scolaires, mais que les comparatistes ont mis à profit autant que les étudiants. C’est aussi de son enseignement qu’est sorti son livre sur Le Langage (1921), qui devait avoir une audience plus large encore.
Avec cet ouvrage, qui a été traduit en plusieurs langues, il a voulu donner une ‘ introduction linguistique à l’histoire ‘, dans la perspective que trace son sous-titre. Son Langage est, entre les ouvrages généraux de cette époque (Jespersen, Sapir), celui qui a l’horizon historique le plus étendu, celui qui ressemble le plus à ce Traité de linguistique que bien des linguistes ont rêvé d’écrire avant que ce phénomène, le langage, leur apparût irréductible aux dimensions d’un livre. Tous les grands problèmes de la linguistique historique et quelques-uns de ceux de la linguistique générale y sont définis avec clarté. J. Vendryes était attentif à mettre en évidence à la fois cette continuité qu’est le langage à travers l’histoire et les conditions humaines qui le spécifient ou le transforment. Cependant le livre a eu cette infortune, achevé en 1914, de ne paraître qu’en 1921. Dans l’intervalle avait paru le Cours de linguistique générale (1916), et déjà se préparait obscurément, à partir des thèses saussuriennes, le renouvellement de la linguistique. Cette révision doctrinale s’est poursuivie depuis, elle a ébranlé bien des positions qu’on croyait sûres, en instaurant un vaste débat sur certaines questions de méthode. Tout est devenu plus complexe. Bien des problèmes ont surgi : la délimitation de l’individuel et du social, l’autonomie des faits linguistiques, les critères de leur identification, le modèle de la description à leur imposer. En un sens, on ne fait que revenir à cette interrogation primordiale : qu’est-ce donc que le langage, et comment le saisir ? J. Vendryes ne pouvait plus refaire son livre pour y introduire ces problèmes, il s’est contenté d’y ajouter des com- pléments. Des articles ultérieurs montrent qu’il n’était pas indifférent aux discussions de principe, mais peut-être a-t-il éprouvé ici que les obligations de l’enseignement contrarient souvent certaines révisions radicales des doctrines acceptées.
Comme linguiste, il était attaché aux langues de civilisation, ou mieux encore, à la notion de civilisation reflétée dans les langues. Quand en 1945 notre Société a repris son activité, il a donné au Bulletin (t. 42, 1946, p. 1-18) un article intitulé : De la comparaison en linguistique. Il appelait à la constitution d’une grammaire générale dont la première tâche serait ‘ de dresser un répertoire de tous les faits de grammaire observés dans toutes les langues ‘ (p. 9). Il espérait qu’une enquête générale sur les langues du monde ferait reconnaître ‘ des lacunes et des manques dans l’usage des catégories grammaticales ‘ (p. 12), et qu’une comparaison des divers systèmes grammatieaux en usage livrerait ‘ des indications précieuses sur la mentalité des différents peuples ‘ (ibid.). ‘. . . une langue est un foyer de vie. II importe moins au linguiste de définir les éléments qui la constituent aujourd’hui que de connaître la façon dont ils ont été formés et la degré de développement qu’ils ont atteint’ (p. 15). Un vaste programme, dont le principe organisateur se trouve dans cette notion d’une hiérarchie à découvrir entre les langues comme entre les civilisations et les ‘ mentalités ‘ qu’elles expriment. Mais où est le commun dénominateur des faits grammaticaux, des catégories, des systèmes linguistiques ? Comment reconnaître la façon dont ils ont été formés si l’on ne peut d’abord en donner une définition univer- selle ? N’est-ce pas au contraire par une description rigoureusement synchronique des systèmes observables qu’il faudrait commencer ? On discerne aujourd’hui, mieux qu’il n’était possible alors, que le problème préliminaire est celui de la description et des termes en lesquels on la formulera. De ces difficultés la linguistique a pris aujourd’hui une si vive conscience qu’on a pu craindre, tout à l’opposé, qu’elle ne pût jamais surmonter les questions de procédure. En tout cas si quelque accord apparaît au terme de ces débats, c’est tout au plus sur les unités élémentaires, non signifiantes, et non sur des catégories grammaticales, bien moins encore sur la possibilité de hiérarchiser les langues selon ces catégories. Il n’en reste pas moins que la linguistique doit tendre par d’autres voies et avec une technique appropriée à se constituer en science de l’universalité des langues. En ce sens, l’inspiration qui animait le programme de J. Vendryes ne doit pas déserter nos études.
Le progrès de l’esprit, c’était pour lui l’avènement des ‘ catégories logiques, et il en voyait la réalisation et comme le modèle dans l’antiquité classique, aux époques où les grandes œuvres de l’esprit, rayonnantes de l’éclat du style, donnent l’impression que la langue où elles sont conçues atteint dans son propre ordre la perfection. C’est à ces œuvres et à ces moments de l’histoire de l’humanité qu’il attachait la notion de civilisation, et de ce commerce constant avec les classiques, il tirait la notion même de la langue. Les autres types de langues, les cultures et les philosophies d’une nature différente ne l’attiraient guère.
Ainsi s’est trouvé défini et délimité à ses yeux le champ des études linguistiques. Il avait nourri son livre sur Le langage de données linguistiques très variées, fruit de vastes lectures. Mais dans son travail personnel il s’est appliqué tout entier au domaine indo- européen, et plus particulièrement à la portion de ce domaine qui comprend, outre les deux langues classiques, le celtique et aussi le germanique. Nombreuses sont les contributions qu’il y a apportées, des dizaines d’articles, publiés pour la plupart dans les Mémoires, puis dans le Bulletin. Rappelons seulement entre beaucoup d’autres la Chronologie des phénomènes de métaphonie et d’infection en irlandais (MSL, XIV) ou celui qui a été souvent cité, sur les correspondances de vocabulaire entre l’indo-iranien et l’italo-celtique (MSL, XX), ou encore l’article énonçant un principe d’accentuation grecque auquel son nom restera attaché (MSL, XIII). Ces dernières années, les problèmes de syntaxe avaient sa préférence : témoins les études sur le relatif pregnant (BSL, 44) ou sur la négation abusive (BSL, 46), et maintes notes de syntaxe celtique. Une grande partie des données qu’il y étudiait lui venaient de première main. Il a toujours aimé, par tempérament plus encore que par métier, pratiquer les auteurs anciens, le plaisir de la lecture accroissant, par l’exercice du goût qu’il avait fin, sa sensibilité aux nuances du style ou de l’expression syntaxique.
C’est surtout le celtique qui occupe le plus grand nombre de ces articles. Il trouvait là son domaine de prédilection : notes philo- logiques et étymologiques, études de poésie et de folklore, analyses de thèmes légendaires (le Graal) ou de phénomènes sociaux (druidisme et christianisme), recherches de toponymie gauloise, toute la diversité de la civilisation celtique se reflète dans ses écrits. Son œuvre de celtiste méritera d’être recensée pour elle-même : elle est abondante, variée et toujours attachante. 11 n’était pas seulement capable de discuter de premiere main les données de toutes les langues celtiques, il avait fait œuvre de philologue, éditant et traduisant des textes souvent ardus. Partout où les études celtiques sont pratiquées — et d’abord en Irlande, mais non pas là seulement, il a été honoré de distinctions. Quand une revue nouvelle, ‘ Lochlann, A review of Celtic Studies י a vu le jour à Oslo en 1958, le premier volume en a été dédié à J. Vendryes, ‘ grand maître des études celtiques ‘. On n’aura garde d’oublier les innombrables recensions, chroniques et notices dont il a nourri pendant un demi-siècle la Revue Celtique (devenue Études Celtiques). Il y mêlait librement les propos sur l’actualité scientifique, les jugements sur les hommes à la discussion erudite d’ouvrages et d’articles. Le progrès de la linguistique s’y laisse suivre dans son incidence sur le domaine celtique. Quelques-uns de ses articles les moins accessibles ont été réimprimés dans le Choix d’études Unguis- tiques et celtiques que la Société de Linguistique a publié en 1952,2 renouvelant après un quart de siècle, sous une autre forme, l’hom- mage de 1925. Il avait lui-même choisi ceux des articles qu’il voulait retenir dans chacune des trois rubriques (linguistique générale, gram- maire comparée, antiquités celtiques) où il les avait rangés. Mais de cette sélection se trouvaient écartés par principe, il faut le redire, les travaux qu’il avait donnés aux revues les plus connues.
Notre Société voulait ainsi lui manifester sa gratitude pour le constant appui qu’il lui avait apporté. En 1945, la Société reprenant son activité, il avait été sollicité d’assumer le secrétariat générale. Atteignant l’âge de la retraite, il n’accepta que le titre, le secrétaire- adjoint le déchargeant du travail effectif. Cet arrangement, renouvelé chaque année, a duré jusqu’en 1958 ; même à l’âge qu’il avait, il lui en a coûté alors d’abandonner ce secrétariat auquel il tenait beaucoup et de quitter le bureau de la Société. Au cours de ce long mandat, il a eu à présider en 1948 le VIe Congrès International des Linguistes, première rencontre des linguistes après une nuit de quatre ans. II a servi aussi, d’une autre manière, nos études en retraçant l’histoire de la Société de Linguistique depuis sa fondation en 1865, dans une étude qui nous est bien précieuse (Orbis, IV, 1955). Ayant bien connu certains témoins des toutes premières réunions, il nous transmettait comme en ligne directe l’écho des discussions d’où s’est dégagée peu à peu la ‘ règle ‘ de notre Société, et il restituait dans sa vérité l’atmos- phère où est née la linguistique en France. Dès lors il n’a plus paru à nos séances.
Il était resté si pareil à lui-même depuis tant et tant d’années, le sourire jeune sous les cheveux de neige, le regard bleu pétillant de gaieté, toujours d’esprit alerte et prompt à la causerie, qu’il ne semblait plus soumis à l’atteinte du temps. Il paraissait fait d’une substance humaine qui pouvait s’amenuiser, non se corrompre. On se disait bien qu’il s’éteindrait un jour ; on ne le voyait pas vieillir. Tous ceux qui l’ont connu et aimé seront reconnaissants au sort de lui avoir épargné, jusqu’à la crise soudaine qui l’a emporté, les infortunes de l’âge. Quand il lui arrivait de laisser échapper quelque plainte, bien vite il retrouvait son entrain pour parler de son travail. Et de le voir régulier au labeur, d’apprendre que, à la belle saison, il se retrouvait avec la même dilection dans sa maison de Flavigny, entre ses livres et son jardin, rassurait ses amis d’une année à l’autre. Jadis il entraînait ses étudiants dans de longues randonnées en forêt de Fontainebleau. A près de quatre-vingts ans il allait encore d’un pas vif sur les chemins de Bourgogne, gravissant la colline d’Alésia, s’arrêtant aux grâces du paysage.
Son humeur non plus n’avait pas changé. Il demeurait fidèle à la philosophie humaniste qui avait soutenu sa vie, aux philosophes du XVIIIe siècle qu’il relisait sans cesse ; il avait d’eux la limpidité élégante du style, la sociabilité aisée, l’horreur du fanatisme et de la cruauté. Il croyait au pouvoir souverain de la raison, souffrant de la voir souvent bafouée, cherchant dans le commerce des classiques un recours contre les laideurs du présent. Il n’avait jamais eu à lutter pour ses idées, ni pour sa carrière. Tout lui était venu de soi. Cela lui donnait une grande égalité d’humeur ; sa lucidité restait bienveil- lante. Cette amitié nous manquera désormais.
Ces derniers temps il se concentrait sur quelques tâches qu’il s’était fixées. Il ne voulait plus s’éloigner des régions celtiques, de cet univers inépuisable et enchanté. Il a donné une édition exemplaire d’un texte irlandais, Airne Fingein י La Veillée de Fingen ‘ (Dublin, 1953) avec un apparat critiqua et une copieuse annotation. Mais surtout il préparait ce Lexique étymologique de l’irlandais ancien, dont la première livraison, parue en 1959, a rempli d’admiration et d’émotion tous les linguistes. J. Vendryes entreprenait à 85 ans une tâche qui eût découragé de jeunes savants. Comme on regrette, à manier le fascicule de cet excellent dictionnaire étymologique, qu’il ait tardé à rédiger les matériaux accumulés de si longue date. L’œuvre restera inachevée. Il voulait cependant l’avoir commencée. Il s’acquittait ainsi d’un projet conçu dans sa jeunesse, soixante ans plus tôt, et en inscrivant au seuil de l’ouvrage la dédicace : ‘ à ma femme et à mes enfants ‘, il semblait convoquer une dernière fois autour de son travail les auteurs de ce bonheur familial qui aura comblé jusqu’au bout sa longue et laborieuse vie.
Source : Émile Benveniste, ‘ Joseph Vendryes (1875-1960),’ Bulletin de la Société de Linguistique de Paris, 55.1-9 (1960). By permission of the Société de Linguistique de Paris, and the author.
1 Le dernier article qu’il ait publié de son vivant est la notice sur Fernand Mossé qui ouvre les Mélanges de Linguistique et de Philologie. Fernand Mossé in memoriam, Paris, 1959, p. 11-15.
2 Cet ouvrage contient une bibliographie complète des travaux de J. Vendryes jusqu’en 1951-1952. Les principaux travaux parus après cette date seront mentionnés dans la suite. Une bibliographie complémentaire paraîtra ailleurs.
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