“HOLGER PEDERSEN (1867-1953)” in “Portraits of Linguists: A Biographical Source Book for the History of Western Linguistics, 1746-1963, V. 2”
HOLGER PEDERSEN (1867-1953)
In Memoriam Holger Pedersen : 1867-1953
Alf Sommerfeit
Avec Holger Pedersen, qui est mort le 25 octobre 1953, disparait l’un des derniers grands linguistes dont les premières recherches datent de la dernière décade du XIXe siècle. Holger Pedersen naquit à Gelballe, près de Lunderskov, département de Kolding, Jutland, le 7 avril 1867. Son père était instituteur. Entré à l’Université de Copenhague en 1885, il est devenu agrégé en 1890, ayant passé tous ses examens avec la plus grande distinction. De 1892 à 1896 il voyagea en Europe, en Allemagne, Italie, Grèce et Russie, pour faire des enquêtes personnelles et pour étudier à des universités allemandes — il a suivi Brugmann à Leipzig et Zimmer à Berlin.
Dès le début Pedersen fut comparatiste. Il ne s’est pas contenté d’étudier seulement les grandes langues indo-européennes. 11 a voulu les connaître toutes et aussi connaître d’autres grandes familles linguistiques. En 1893 il a étudié l’albanais à Corfou et en Épire. Désirant plus tard s’initier à l’irlandais moderne, il est allé aux Iles d’Aran sur la côte ouest de l’Irlande. Mais déjà en 1893 il avait publié ses premiers articles de grammaire comparée, notamment sur l’infixé du présent en -n- et sur les thèmes en r/n (article de 1891). Ses études albanaises furent réunies en une grande collection de textes avec un glossaire (Leipzig, 1895) et une traduction allemande (Copenhague, 1898), suivies d’un certain nombre d’articles dans les années suivantes.
L’irlandais lui a fourni la matière de sa thèse de doctorat : Aspirationen i irsk, publiée en 1897. Ce livre a fait époque dans les études irlandaises, car Pedersen a reconnu le vrai caractère du système compliqué des nasales et liquides des parlers conservateurs irlandais, condition nécessaire pour comprendre les caractères de l’ancien système consonantique celtique. Pedersen a dû réunir des matériaux considérables sur le parler d’Aran, mais à part des remarques importantes sur la description de Finck (publiées dans le second volume de YAraner Mundart) et des exemples cités dans sa grande grammaire, il n’en a rien publié.
Autour de 1900 déjà, ses publications témoignent des intérêts qui ont dominé sa vie scientifique. Son premier article sur le lycien date de 1898-1899, ceux sur l’étrusque de 1899 et sur l’arménien de 1900 ; il écrit sur un problème slave en 1895 et s’attaque au turc en 1903, au hittite (lettres d’Arzawa) en 1903-1904 et à l’hypothèse de la parenté sémito-indo-européenne en 1907-1908. Il acquiert les mêmes connaissances pratiques du slave comme il le fit pour l’irlandais, et publie en 1902-1903 un article sur la prononciation du tchèque. Déjà en 1903 il projette d’écrire une grammaire comparée des langues cel- tiques, et l’année suivante il va en Bretagne où il passe quelque temps à St. Pol-de-Léon, mais son séjour est interrompu par une maladie. Il continue, en même temps, à publier des articles sur d’autres langues indo-européennes. Il faut surtout mentionner l’arménien : sur l’accent (1904), sur les pronoms démonstratifs de l’ancien arménien (1905), sur l’arménien et les langues voisines (1906). La grammaire celtique, dont le premier volume parut en 1909, le second en 1913, est un ouvrage monumental. Elle comprend la préhistoire et l’histoire de toutes les langues celtiques jusqu’à l’époque moderne. Elle dominera longtemps les études celtiques en dépit du fait que maintenant, 40 ans plus tard, la théorie linguistique et la conception de l’histoire du celtique de l’auteur soient périmées, car elle contient une masse de matériaux précisément rendus et classés.
Entre temps il avait été nommé docent (professeur sans chaire), en 1901, de grammaire comparée et des langues slaves, et déjà en 1903, il devient professeur extraordinaire, pour succéder en 1914 à Thomsen à la chaire de grammaire comparée. Pendant les 20 ans qui suivent, ses publications gardent le même caractère qu’avant, des articles alternant avec des livres. D’importance particulière sont Les formes sigma tiques du verbe latin et le problème du futur indoeuropéen (1921), Le groupement des dialectes indo-européens (1925) et La cinquième déclinaison latine (1926). En 1916 il a rédigé en danois une grammaire et une chrestomathie russes. Les langues germaniques ne sont pas souvent l’objet de ses publications, mais il en avait une connaissance profonde, et il les utilisait dans ses études comparatives. En 1923 il publia un grand article sur l’origine des runes dans lequel il soutenait l’origine latine de cet alphabet, thèse de Wimmer qui maintenant a été abandonnée par la plupart des runologues.
Le livre de Pedersen le plus généralement connu est probablement celui qu’il a écrit sur l’histoire de la linguistique du XIXe siècle, paru en danois et en suédois en 1924 et traduit en anglais en 1931. C’est en réalité une histoire des études comparatives et historiques, non seulement des langues indo-européennes, mais aussi d’autres grandes familles. La linguistique générale, telle que nous la comprenons aujourd’hui, n’y entre pas. Il est significatif que, par exemple, Humboldt ou Hermann Paul ne sont mentionnés qu’à l’occasion de problèmes historiques. Le Versuch einer Theorie phonetischer Alternaէionen de Baudouin de Courtenay, paru en 1895, n’y figure pas.
Pedersen s’est prononcé fermement pour la parenté entre l’indo- européen et le sémitique et aussi pour l’origine commune de l’indo- européen et du finno-ougrien. Dans les Atti du IIIe Congrès International de Linguistes, il a résumé ses vues : la parenté entre le sémitique et l’indo-européen est basée sur des correspondances entre consonnes. L’existence de correspondances entre les voyelles est encore douteuse. La parenté entre l’indo-européen et le finno-ougrien est beaucoup plus proche. Elle est démontrée par des faits morphologiques comme l’accusatif en -m, les trois cas des thèmes en n, des désinences personnelles du verbe et par des correspondances entre des formes pronominales et par les formes de la négation.
En 1937, Pedersen prit sa retraite, mais cela n’a pas marqué la fin ou même un ralentissement de son activité. Bien au contraire. Après sa retraite il a publié une série de travaux d’importance capitale pour l’histoire du hittite, du tocharien et du lycien. Déjà en 1934 il avait collaboré avec Goetze à une édition d’un texte hittite qu’ils ont publié avec des commentaires philologiques et linguistiques (Muršilis Sprachlähmung). En 1938 vint Hittitisch und die anderen indo- europäischen Sprachen, suivi en 1945 de Lykisch und Hittitisch. Pendant ce temps il publia aussi les résultats de ses recherches sur le tocharien : Tocharisch vom Gesichtspunkt der indoeuropäischen Sprachvergleichung en 1941, et Zur tocharischen Sprachgeschichte en 1944.
Pedersen fut donc linguiste historien. Il s’intéressait avant tout aux faits. C’est ainsi qu’après avoir assisté à une conférence de Meillet à Copenhague en 1924, il la louait parce qu’elle ne contenait pas seulement des vues théoriques, mais aussi des faits. ‘ On a appris quelque chose ‘. Ses vues, cependant, n’impliquaient aucune hostilité à l’égard de la linguistique générale. Il se montrait toujours bienveillant et courtois envers son élève et successeur M. Hjelmslev, dont les intérêts sont si différents de ceux de Pedersen. Du point de vue de la théorie, Pedersen est resté sur les positions qu’il s’était acquises vers 1900 : l’histoire des changements des langues s’explique par des changements phonétiques qui doivent être formulés d’une façon rigoureuse, et par les actions de l’analogie. Au fond, ses méthodes ne différaient pas de celles des néo-grammairiens, mais elles étaient bien plus souples. Il critiquait sévèrement les junggrammatiker, ‘ ce nom de coterie ‘, tout en reconnaissant qu’ils avaient contribué à élaborer des méthodes plus précises que celles de leurs prédécesseurs. Il croyait que la grammaire comparée avait acquis une maturité complète et une conscience claire de ses méthodes (Linguistic Science, p. 245).
Son exposé est souvent difficile à lire. On a l’impression que l’auteur est guidé par un sens du système de la langue sur laquelle il travaille, mais que les faits synchroniques ne l’intéressent pas. Dans l’explication des faits morphologiques, il était souvent hardi et avait quelquefois recours à de pures constructions. Ainsi il a voulu rendre compte des formes énigmatiques de l’imparfait irlandais par l’hypothèse d’un est postposé et du passif par un se postposé — il introduit ces éléments pour les laisser tomber immédiatement, comme disait Bergin. D’après lui les causes des changements étaient surtout psychologiques (cf. Linguistic Science, p. 297).
Quand il s’était formé une théorie, il la maintenait tenacement. On avait l’impression que l’idée d’avoir commis une erreur ou fait une fausse constatation lui causait une peine presque physique. Cette disposition avait quelquefois des résultats regrettables. Quand je lui ai demandé une fois de publier ses notes sur le parler d’Aran — il serait important d’avoir des données, et surtout des textes dont il avait noté un certain nombre, sur ce parler datant de la fin du siècle dernier — il a répondu qu’à sa mort ses notes seraient brûlées. 11 a dû constater, je suppose, en suivant le développement de la dialectologie irlandaise, que quelques nuances du système phonétique si compliqué des parlers irlandais lui avaient échappé.
Sa vie de travail ne lui laissait pas beaucoup de loisirs pour voyager après sa première jeunesse. Il connaissait bien ses collègues irlandais, mais ce n’est qu’au premier congrès des linguistes qu’il a rencontré Thurneysen. J’ai eu la surprise de devoir les présenter l’un à l’autre. Mais il a pris part à tous les congrès qui ont eu lieu entre les deux grandes guerres et a contribué à leur succès. Personnellement il faisait l’impression d’être un homme assez réservé et silencieux — il sait être silencieux dans vingt langues différentes, disait-on de lui à Dublin. Il pouvait être sévère dans son jugement quand il sentait de la superficialité ou du faux-semblant. Mais quand on apprenait à le connaître, on constatait qu’il était des plus bienveillants, homme courtois et fidèle. Quel que soit le développement futur de la linguistique, le nom de Holger Pedersen restera parmi les grands noms de notre science.
Source: Alf Sommerfelt, ‘In memoriam Holger Pedersen (1867-1953),’ Orbis 3.343-346 (1954). By permission of Orbis, and the author.
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