“KRISTIAN SANDFELD (1873-1942)” in “Portraits of Linguists: A Biographical Source Book for the History of Western Linguistics, 1746-1963, V. 2”
KRISTIAN SANDFELD (1873-1942)
Kr. Sandfeld
Louis Hjelmslev
La mort de Kr. Sandfeld, survenue, après une maladie de quelques mois, le 22 octobre 1942, pendant le temps grave de !expansion allemande et de l’occupation brutale de sa patrie, a mis en deuil le monde linguistique dans tous les pays où cette triste nouvelle pouvait pénétrer, pendant ou après le cataclysme mondial.
Né le 17 janvier 1873 à Vejle, Sandfeld 1 a fait ses études à Copenhague d’abord, avec Vilh. Thomsen, qu’il considérait comme son plus grand maître, Kr. Nyrop et Otto Jespersen, à Leipzig ensuite, où il a suivi l’enseignement de Brugmann, de Leskien, de Sievers et de Weigand. Chargé de cours à l’université de Copenhague depuis 1905, il a été, dès 1914, titulaire d’une chaire de philologie romane à la même université ; en 1928 il a pris la place de Kr. Nyrop qui a été mis à la retraite par application de la limite d’âge. Il a occupé cette chaire jusqu’au moment de sa mort.
L’intense activité scientifique de Kr. Sandfeld s’est poursuivie dans trois directions : linguistique générale, linguistique synchonique, et l’étude des associations de langues.
Il est naturel de donner une place d’honneur à la linguistique générale. Sandfeld était un linguiste passionné. Son domaine était celui de la langue et de toutes les langues. Il possédait un grand nombre de langues très différentes ; il savait pour ainsi dire leur arracher leurs secrets ; un talent extraordinaire lui permettait de pénétrer jusque dans les détails les plus subtiles et les plus minutieux ; il était très bon observateur et collectionneur très assidu. Mais l’intérêt pour le concret, qu’il poussait jusqu’à enregistrer les curiosites, était pour lui constamment dirigé vers le général. Il collectionnait ses observations et ses matériaux en vue de comparer les modes d’expression dans les différentes structures linguistiques, surtout dans les domaines de la syntaxe et de l’onomasiologie grammaticale (il avait par exemple pendant des années collectionné des matériaux pour un travail, inachevé malheureusement malgré sa richesse, sur les différentes façons d’exprimer l’idée de ‘ devenir ‘ dans les diffé- rentes langues du monde).
La linguistique générale l’intéressait vivement ; on dirait qu’elle l’obsédait. Il pouvait rester debout presque toute la nuit, incapable de s’arracher d’un livre ou d’un manuscrit linguistique avant d’en avoir achevé la lecture. Il était très versé dans la littérature linguistique, et, sans avoir le goût de la philosophie il se plongeait même dans les traités les plus abstraits et les plus théoriques dès qu’il s’agissait de problèmes linguistiques. Il est vrai que la plupart de ces travaux, pour intéressants qu’il les trouvait, ne recevaient pas son approbation ; ils lui laissaient quelquefois l’impression du stérile. C’est que Sandfeld unissait le goût pour le général à celui pour le concret. Il concevait la science du langage non comme une théorie plus ou moins en l’air, mais comme un ensemble d’études comparatives fondées sur des observations concrètes. Sandfeld était un esprit éminemment réaliste.
Son livre Sprogvidenskaben2 — sans doute celui de ses livres qui a eu le plus grand nombre de lecteurs — réunit dans une synthèse une partie de ses vues et de ses observations sur le langage. Ce livre est très caractéristique de Sandfeld. C’est un livre à la fois d’érudition et de vulgarisation. La simplicité de ses concepts et de son style lui permettait de réaliser cette rare combinaison. La grande richesse de détails n’obscurcit pas les grandes lignes et les démarcations. L’auteur se révèle comme un systématisateur très averti et quelquefois très original ; il propose par exemple dans ce livre un classement des actions d’analogie qui est à la fois très adéquat et assez détaillé.
Malgré son titre, ce livre ne traite que d’une seule branche de la linguistique : il se borne en principe à la linguistique diachronique. Ceci peut paraître naturel dès qu’on pense à la date de la parution de la première édition. D’ailleurs c’est naturel aussi pour la simple raison qu’un livre destiné à initier objectivement dans notre science doit par nécessité se consacrer en première ligne à la linguistique diachronique, la seule branche de la linguistique qui soit arrivée à la perfection et dont la doctrine puisse être considérée comme communément adoptée. C’est donc un exclusivisme qui lui était pour ainsi dire imposé de la situation actuelle de notre science. Mais l’auteur a senti lui-même l’inconvénient qui en découle : il le dit expressément dans la préface de l’édition allemande, et dans la deuxième édition de l’ouvrage danois il est dit que l’auteur avait prévu une édition élargie qui devait tenir compte de la linguistique synchronique, tâche qui était empêchée par des circonstances indé- pendantes de sa volonté. On regrette infiniment que ce projet n’ait pas pu se réaliser. Car les intérêts de Sandfeld portaient dans une très large mesure sur la linguistique synchronique. On n’exagère pas en les caractérisant comme un des fondateurs de cette discipline. La plus grande partie de la production scientifique de Sandfeld est consacrée aux études synchroniques ; ces travaux, très originaux et très nourris, ont commencé à paraître à une date où la linguistique synchronique n’était pas à la mode, et ont frayé la voie à un renouvehement des conceptions linguistiques. C’est surtout dans ces travaux que se montre l’originalité des méthodes de Sandfeld.
La série de ces travaux initiateurs est ouverte en 1909 par le livre sur les propositions subordonnées du français moderne (Bisætmngerne і moderne fransk). C’est un livre qui fait époque. Pour en évaluer la portée il faut se rappeler que jusque là la seule grammaire synchronique qui était considérée comme revendiquant quelque estime était une grammaire normative, qui, au seul service de buts pratiques et pédagogiques, donnait des prescriptions en se fondant sur un seul style considéré comme ‘ correct ‘. C’était Γantibarbarus en chair et en os qui avait survécu du moyen-âge. A cette grammaire estropiée Sandfeld remplace une autre, descriptive, objective et scientifique, qui sans discrimination puise ses matériaux dans toutes les sources et dans tous les styles. La seule prédilection admise par l’auteur est celle pour l’usage naturel du langage parlé, ce qui représente une réaction tout indiquée contre les règles artificielles de la grammaire normative, fondées exclusivement sur une norme littéraire.
Ce livre n’était encore qu’une étude préliminaire. La méthode synchronique de Sandfeld atteint son apogée dans ces monuments de la littérature linguistique qu’il a publiés, avec la collaboration de Mlle. Hedvig Olsen, pendant les dernières années de sa vie : les trois volumes de Syntaxe du français contemporain (vol. I : Les pronoms, 1928 ; vol. II : Les propositions subordonnées, 1936 ; vol. III : L’infinitif 1943) et le volume de Syntaxe roumaine I : Emploi des mots à flexion (1936). Ces volumes ne constituent pas un système et n’exposent pas un corps de doctrine. Chaque volume est une monographie qu’il est possible de lire séparément, et, comme il est dit dans la préface du premier volume de syntaxe française, l’auteur cherche ‘ à faire parler surtout les exemples ‘. Le résultat est une mine inépuisable de faits et une description pour ainsi dire complète de toutes les nuances et de toutes les facettes de l’état de langue étudié, un exposé sans parti pris qui ne risque pas de vieillir.
La troisième direction dans laquelle s’est manifestée l’activité scientifique de Sandfeld n’est pas la moins importante. C’est sa contribution à l’étude des associations de langues ou de la parenté linguistique secondaire. Il s’agit des traits grammaticaux qui sont communs à un groupe de langues balkaniques et qui ne peuvent pas être attribués à des causes génétiques. Depuis la thèse qu’il a présentée pour le doctorat (Rumænske studier, 1900 3) Sandfeld s’est occupé sérieusement de ces problèmes, à peine défrichés avant lui. Il a pu montrer, par un travail minutieux, comment l’infinitif est remplacé en roumain, en albanais, en bulgare et en grec par d’autres moyens d’expression tels que des propositions conjonctionnelles, des participes, des tours paratactiques, et qu’une partie de ces innovations syntaxiques, communes à toutes les langues étudiées, commencent en grec et se répandent plus tard dans les autres langues.
Ce travail n’a été encore que le premier pas pour découvrir les ressemblances secondaires entre les langues balkaniques. Sandfeld a étudié d’autres faits, en partie analogues, et il a donné sur cette base des caractéristiques fort intéressantes des langues balkaniques, surtout du roumain,4 et un exposé d’ensemble dans l’ouvrage Linguistique balkanique.5
Ces travaux de Sandfeld ont ouvert à la linguistique une voie nouvelle. On connaissait depuis longtemps les développements divergents et les développements parallèles qui s’observent entre des langues appartenant à une même famille ; mais les recherches de Sandfeld permettent pour la première fois de suivre dans tous les détails et à la base d’une riche documentation les convergences secondaires qui peuvent s’observer entre des langues voisines indépendamment de leur position généalogique. De la sorte, Sandfeld a introduit dans la linguistique une observation très importante et un problème de principe d’une grande portée pour la linguistique générale. Le groupe balkanique constitue l’exemple le mieux connu d’une association de langues ; on peut y étudier, mieux qu’ailleurs, les conditions générales des influences entre les langues, leurs possi- bilités et leurs limites. Ces influences constituent un problème capital pour la linguistique structurale.6
Par l’originalité de ses vues et par la richesse de ses connaissances, par son enseignement lumineux et par le charme délicat et discret qui se dégageait de sa personnalité, Sandfeld avait une grande importance pour ses élèves. Il suivait avec un intérêt vigilant les premiers essais scientifiques du débutant et était toujours prêt à les apprécier et à les encourager. Son esprit de justice ne permettait pas que les rivalités ou les intrigues entravent le libre épanouissement des idées scienti- fiques. Celui qui écrit ces lignes est parmi ceux qui ont profité de son enseignement et de son influence, et qui ont senti le support de ses qualités personnelles. Il est heureux d’avoir la présente occasion d’en porter témoignage.
Source : Louis Hjelmslev, ‘ Nécrologie : Kr. Sandfeld.’ Acta Linguistica 4.136-139 (1944).
1 Jusqu’à 1918 son nom était Kr. Sandfeld Jensen.
2 Copenhague 1913, 2me éd. L’adaptation allemande de ce livre (Die Sprachwissenschaft, Leipzig-Berlin 1915, 2me éd. 1923) n’est qu’un abrégé de l’original danois et ne permet que très approximativement d’en évaluer les qualités.
3 Une édition allemande remaniée a été publiée dans le Jahresbericht des Instituts für rumänische Sprache zu Leipzig, vol. IX, 1902 (p. 75-131 : Der Schwund des Infinitivs im Rumänischen und den Balkansprachen) et dans la Zeitschrift für romanische Philologie, vol. XXVIII, 1904 (p. 11-35 : Die Konjunktion de im Rumänischen).
4 Gröbers Grundriss der romanischen Philologie I (1904-06) p. 524-34. Zeitschrift für romanische Philologie LVII (1937) p. 313-25. Revue internationale des études balkaniques I (1934), p. 100-107, et IV (1936), p. 465-73.
5 Paris 1930. Le livre avait paru d’abord en danois (Balkanfilologien, 1926).
6 Sandfeld s’est prononcé sur le problème de principe dans un article de 1912 (Notes sur les calques linguistiques, dans la Festschrift für Vilhelm Thomsen). Il est revenu sur le problème dans le rapport qu’il était appelé à présenter, en 1936, au IVe Congrès de linguistes au sujet de la symbiose de langues (Problèmes d’in- terférences linguistiques, Actes du IVe Congrès international de linguistes, p. 59-61).
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