“MAURICE GRAMMONT (1866-1946)” in “Portraits of Linguists: A Biographical Source Book for the History of Western Linguistics, 1746-1963, V. 2”
MAURICE GRAMMONT (1866-1946)
Maurice Grammont
Bertil Malmberg
Au moment de l’impression du premier fascicule de cette revue, nous parvient la douloureuse nouvelle de la mort du grand maître français Maurice Grammont.
Linguiste et phonéticien à la fois, Grammont a inscrit pour toujours son nom dans l’histoire de la science des sons du langage. Né Franc-Comptois, Grammont fut appelé tout jeune encore à occuper la chaire de linguistique comparée à l’Université de Montpellier à laquelle il resta fidèle toute sa vie. C’est là qu’il exécuta son œuvre. En 1895, Grammont soutenait à Paris ses deux thèses de doctorat, La dissimilation consonantique dans les langues indo-européennes et dans les langues romanes, et De liquidis sonantibus indagationes aliquot. Sa thèse principale, sur la dissimilation, indique d’emblée la direction que devaient prendre ses recherches : l’étude de l’aspect général des changements phoniques. Les études postérieures sur l’assimilation (1913 et 1923) sont consacrées à un problème qui n’est au fond que l’autre aspect de la même chose. Ce n’est que beaucoup plus tard, après toute une vie de travaux de détail (par ex. l’étude sur le dialecte de son pays natal, Le patois de la Franche-Montagne, 1901), de recherches de laboratoire et d’études comparées que Grammont publia, en 1933, son Traité de phonétique, étude magistrale des problèmes fondamentaux de la phonétique, et qui contient l’essentiel de la contribution qu’a donnée son auteur à la phonétique générale et comparée.
Le Traité de Grammont porte à un très haut point l’empreinte de l’époque des néo-grammairiens. Élève de Rudolf Thurneysen, de Johannes Schmidt et de Ferdinand de Saussure, Grammont resta fidèle aux principes généraux de la linguistique tels que ceux-ci s’étaient constitués au cours de la deuxième moitié du siècle passé. L’esprit éminemment français de Maurice Grammont l’orienta dès le début vers les problèmes généraux, et c’est pour avoir tenté de mettre de l’ordre dans les études de phonétique diachronique qu’il occupera à jamais une place prépondérante dans l’histoire de la phonétique. Son œuvre de jeunesse est le premier pas dans cette direction ; ses études sur l’assimilation en sont la contre-partie nécessaire. Le Traité est le point culminant. Les ‘ lois ‘ établies par Grammont ne sont pas des lois dans le sens strict que donnaient à cette notion les néo-gram- mairiens orthodoxes. Mais en les établissant, il a dévoilé quel- ques-uns des facteurs qui interviennent dans l’évolution phonique et qui en déterminent en partie le résultat. ‘ Ces lois sont des possibilités ; elles sont la formule suivant laquelle la dissimilation se fera, si elle se fait ‘ (La dissimilation, p. 15). Ceci est vrai, par exemple, de la ‘ loi du plus fort ‘, intimement liée, du reste, à sa célèbre théorie de la syllabe. Parmi les différentes théories émises sur le caractère de la syllabe, celle de Grammont rend compte mieux que les autres de toute une série de faits d’évolution phonique. Par cette théorie, Grammont a donné une base solide à une des thèses les plus fécondes de son maître Ferdinand de Saussure — celle de l’implosion et de l’explosion.
Si la force de Grammont était justement dans sa tendance à vouloir établir à tout prix les principes généraux des changements phonetiques, il faut avouer, d’autre part, que dans cette tendance se dévoile aussi sa faiblesse. Comme c’est le cas de tous les linguistes de son époque, son attention et son intérêt portent sur la substance du langage humain. Tout comme Jespersen, il ne faisait que de la linguistique de la ‘ parole ‘. C’est la réalisation concrète du langage et les lois qui la régissent qui occupe toute son attention. Qu’il y ait derrière cette réalisation concrète, derrière la substance, une forme, un schéma abstrait en vertu duquel la réalisation obtient son sens et qui en détermine la fonction, cela lui a échappé, comme cela avait échappé à Jespersen1. Grammont était un fils de sa génération et partage les qualités et les défauts de celle-ci. L’évolution phonique n’est pas seulement, et peut-être pas en premier lieu, une conséquence de tendances physiques et physiologiques communes à tous les hommes. Elle est aussi une conséquence de dispositions particulières propres à une langue donnée et qui rendent dangereux le rapprochement de phénomènes semblables dans de différentes langues. Et pour finir, les changements phonétiques offrent un aspect systémologique qui parfois exclut toute possibilité d’établir des règles, des lois ou des tendances générales, ou qui, en tout cas, place la recherche de celles-ci sur un plan entièrement différent de celui où Grammont croyaient les surprendre. C’est pour cela que le spécialiste trouvera toujours à redire dans les différents chapitres du Traité. Les nombreux exemples tirés de langues très différentes et dont l’auteur n’a pu connaître à fond qu’un nombre restreint, donneront toujours lieu à des observations et à des critiques. C’est là un danger auquel la méthode comparative expose toujours plus ou moins le savant qui l’applique. Une étude d’ensemble comme le Traité de Grammont n’aurait pourtant pas pu être faite, si l’auteur n’avait pas voulu courir ce risque. La linguistique générale saura toujours gré à Grammont de l’avoir voulu. Le Traité reste une mine précieuse même pour le savant qui aborde les problèmes phonétiques d’un point de vue différent de celui de l’auteur lui-même.
Maurice Grammont n’était guère un ami de l’orientation nouvelle qu’a prise la linguistique avec des écoles telles que la phonologie de Prague ou la linguistique dite structurale. La polémique entre lui et M. André Martinet dans Le français moderne VI, 1938 (pp. 205-208) et VII, 1939 (pp. 33-40) est caractéristique de l’attitude de Grammont par rapport à cette linguistique ‘ nouvelle ‘. Si Grammont a refusé d’admettre le bien-fondé des thèses émises si clairement par M. Martinet, c’est probablement parce que, par tradition, il était si étroitement attaché à l’étude de la ‘ parole ‘, que la ‘ langue ՝ — le système — reste pour lui quelque chose d’accessoire dont le rôle central dans le fonctionnement du langage humain lui échappe. Mais il est curieux de constater que, dans l’application pratique de ses théories, à la solution des problèmes concrets de phonétique synchronique ou diachronique, Grammont n’hésite pas à recourir à des considérations qui ressemblent beaucoup à celles des phonologues de Prague. ‘... la parole articulée n’est pas une fonction primordiale de l’homme. C’est un système de signes2 adopté pour la communication des idées et à la place duquel on aurait pu à la rigueur en adopter un autre ‘ (Traité, p. 22). ‘ . . . chaque langue a son système phonique qui lui est propre י (ibid., p. 21). ‘ Mais les occlusives fortes sonores et les occlusives douces sourdes sont des phonèmes étrangers au système phonique du français,3 en ce sens qu’elles n’y apparaissent que d’une manière fugitive et dans des positions passagères ‘(ibid., p. 186). Il serait possible de multiplier ces citations. En soutenant l’importance des faits psychologiques en phonétique et en rappelant, à plusieurs reprises, le rôle du système pour le résultat final des changements phoniques, Grammont est devenu, sans le vouloir — et sans s’en rendre compte lui-même —, un prédécesseur de l’école de Prague. Y a-t-il là une réminiscence involontaire de son maître genevois?
Rédacteur pendant de longues années de la Revue des langues romanes, Grammont a bien mérité aussi de la linguistique romane et tout particulièrement de l’étude des parlers méridionaux de la France. Son analyse pénétrante du système phonique de sa langue maternelle a donné des résultats évidents et définitifs. Il formula le premier la célèbre ‘ loi des trois consonnes ‘. Grammont fut aussi un maître de la vulgarisation. Son Traité pratique de prononciation française (neuvième éd. 1941) est sans doute le meilleur manuel de phonétique française que nous possédions. Ses travaux sur la versification française (Le vers français, quatrième éd. 1937, et Petit traité de versification française, neuvième éd. 1937) révèlent un autre aspect du génie de Grammont, l’esthéticien. On attend avec impatience la parution de l’étude sur la phonétique grecque qu’il venait d’achever lorsque la guerre éclata.
Le monde linguistique regrette en Maurice Grammont un de ses grands maîtres. La rédaction des Studia linguistica se joint aux compatriotes et aux amis du phonéticien français pour rendre un hommage respectueux et reconnaissant à sa vénérée mémoire.
Source : Bertil Malmberg, י Maurice Grammont,’ Studia Linguistica 1.52-55 (1947). By permission of Studia Linguistica and the author.
1 Voir L. Hjelmslev, Acta linguistica III, 1942-1943, pp. 129-130.
2 C’est moi qui souligne.
3 C’est moi qui souligne.
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