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Geneva School Reader in Linguistics: Geneva School Reader in Linguistics

Geneva School Reader in Linguistics

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LES SYSTÈMES PHONOLOGIQUES*

Les sons, pour servir utilement aux fins du langage organisé, doivent être soumis à certaines conditions qui ont leur raison d’être à la fois dans le mécanisme grammatical au service duquel ils sont mis, et dans la nature des sujets psychophysiques dont le langage est une fonction (p. 122).

La principale, peut-être la seule condition, c’est que ces sons par leur articulation et par leurs autres caractères, soient facilement reconnaissables. Pour cela il ne faut pas avoir des sons quelconques, mais des sons connus d’avance et bien différenciés les uns des autres. Cette condition se déduit de l’idée même du symbole considéré sous son aspect matériel. C’est en effet du symbole, de la cellule du langage organisé, qu’il convient de partir dans cette étude comme dans celle de la morphologie statique.

Les symboles du langage doivent être aperçus et assimilés à leur idée (puisque le symbole est l’idée d’un signe); en dehors de cet acte intellectuel il n’y a pas de compréhension possible du signe conventionnel, partant, pas de langage organisé. En conséquence, ce qui importe, c’est moins sa qualité intrinsèque que sa relation avec tous les autres symboles, les caractères qui permettent à la fois de le différencier d’avec tout ce qui n’est pas lui, et de l’assimiler avec tout ce qui lui est grammaticalement identique. Sa qualité matérielle doit permettre cette double opération. Pour cela, il faut qu’on puisse l’analyser en éléments phonologiques d’une qualité bien définie; et pour que ces qualités soient bien définies, il faut qu’elles existent non pas dans des actes concrets, passagers, mais en idée, comme les symboles eux-mêmes. Il serait impraticable que ces idées de sons fussent en nombre trop élevé, variant d’un mot à l’autre. Nos mots seraient alors phonologiquement à peu près ce que les mots chinois sont au point de vue graphique; chacun existerait pour lui-même, ne ressemblant à rien. Il faut au contraire qu’ils soient composés d’éléments communs en nombre restreint, et qu’ils différent les uns des autres moins par la qualité que par la combinaison de ces éléments.

Chaque langue suppose un système phonologique, c’est-à- dire une collection d’idées ou si Ton aime mieux, de représentations de sons. Ce système phonologique fait partie de sa grammaire; il correspond à une disposition physiologique acquise.

L’existence de ce système est un procédé grammatical d’un ordre particulier, mais analogue à bien des égards à tous les autres procédés. En dernière analyse, ce système est porteur de toute pensée dans le langage, puisque les symboles n’existent et n’ont de caractère propre que par son secours. Il constitue lui aussi une «forme» dans le sens où nous avons entendu ce terme, car on peut concevoir le système phonologique sous son aspect algébrique et remplacer les trente, cinquante ou cent éléments qui le composent dans une langue donnée, par autant de symboles généraux qui fixent leur individualité, mais non pas leur caractère matériel.

Il y a là un problème intermédiaire entre la morphologie et la phonologie. La première tâche de cette dernière science est de justifier l’existence du système phonologique, et c’est traiter un problème de morphologie, puisque ce système n’est autre chose qu’un procédé grammatical pour l’utilisation de la voix, un des éléments formels du langage considéré comme ensemble de dispositions psychologiques.

Une fois la connaissance de ce procédé acquise, on peut aborder la phonologie proprement dite, qui en tant que science rationnelle, aura à nous montrer ce qui est possible en fait de système phonologique.

La connaissance de la voix humaine nous montre que les sons que nous employons peuvent être caractérisés par leur timbre qui dépend de l’articulation, par leur accent ou intensité d’émission, par leur ton musical, et par leur quantité. De ces quatre caractères, le premier est de beaucoup le plus important à cause des ressources variées qu’il offre. Le son est donc caractérisé surtout par son articulation, et l’on peut considérer les autres caractères comme des qualités qui viennent s’y ajouter. Un «a»1 peut-être plus ou moins accentué, bas ou haut, bref ou long.

La phonologie proprement dite devra donc en premier lieu nous dire ce qui est possible en fait d’articulations dans le système phonologique d’une langue. Pour cela, elle se basera sur les données fournies par la physiologie de la voix et de l’ouïe. Pour qu’un son existe, il faut non seulement qu’on puisse l’articuler correctement, mais aussi et surtout que l’oreille en le percevant puisse bien le différencier. Sans doute, c’est là une affaire d’éducation, mais dans ce domaine aussi le possible a des limites. Chacune de nos langues a son système d’articulations qui est à la parole prononcée à peu près ce que l’alphabet est à la parole écrite. Nous avons en français par exemple, un certain nombre de voyelles, un certain nombre de consonnes, parmi lesquelles tant de labiales, tant de dentales, etc.

L’articulation des sons n’est d’ailleurs pas complètement décrite quand on a dit comment un «a» ou un «f» se prononcent à l’état isolé. Dans le langage ces sons sont enchaînés les uns aux autres dans une rapide succession; la combinaison des éléments vocaliques et des consonnes fait des syllabes, qui constituent des mots, des groupes de mots, des phrases. Chaque articulation a un caractère spécial suivant la manière dont elle est située; elle doit quelque chose à sa relation avec les articulations voisines; sa position au commencement, au centre ou à la fin d’une syllabe, la nature des éléments qui la précèdent ou le suivent immédiatement, tout exerce sur elle une influence. Le «p» de pas «pa» ne s’articule pas comme celui de hanap «anap» le «k» de qui «ki» n’est pas identique à celui de comme «kom» et un «s» dans le groupe «ast», ainsi dans pasteur, où il s’appuie sur une consonne muette, n’est pas le même que le «s» qui se trouve dans assez «ase», placé entre deux voyelles.

La phonologie théorique basée sur la physiologie et tenant compte de toutes les conditions de l’articulation, nous fournira donc le nécessaire pour décrire les systèmes phonologiques et leur emploi dans le langage, comme autant de modes possibles de l’activité des sujets parlants. Jusque-là cette étude, bien que partant d’un principe fondamental emprunté à la morphologie, peut sembler tout devoir dans ses développements à la physiologie seule, et on ne voit pas encore bien clairement pourquoi il serait indispensable de se livrer à des recherches approfondies de morphologie statique avant d’aborder cette science. Mais nous sommes loin d’avoir pénétré encore bien avant dans la connaissance des phénomènes de phonologie; nous n’avons vu que leur aspect physiologique et purement matériel; pour peu qu’on examine la réalité concrète, on voit que tout est par surcroît subordonné aux conditions de la vie du langage, et par conséquent à des motifs d’ordre psychique relatifs à la valeur expressive des symboles mis en œuvre.

Les articulations par exemple sont plus ou moins nettes suivant l’importance qu’elles ont pour la compréhension des symboles, et suivant l’attention plus ou moins grande qui pré- side à leur émission. Nous reviendrons plus loin sur ce fait qui a des conséquences en phonétique, mais qui dans son principe est phonologique et concerne la mise en œuvre des élé- ments d’articulation au service de la parole vivante. Parmi les phénomènes de même ordre, il faut signaler tous ceux qui concernent ce qu’on appelle d’un terme général emprunté à la grammaire indoue, le sandhi. Il s’agit de la manière dont on articule le dernier élément d’un mot sous l’influence du premier élément du mot suivant: si par exemple en prononçant ces mots: une grande table j’assimile le «d» de grande au «t» de table: «yn grât tabla», c’est un phénomène de sandhi. Les faits de cet ordre sont beaucoup plus importants qu’on ne se l’imagine; ils ont des conséquences innombrables dans l’évolution phonétique des sons et dans les destinées des mots en ce qui concerne la qualité matérielle de leurs finales; en particulier tout ce qu’on désigne couramment sous le nom de liaison en est dérivé. Or le sandhi est directement conditionné par la morphologie des phrases. En effet l’influence du premier élément phonique d’un mot sur le dernier élément du mot précédent est en raison directe de l’union qui existe entre ces mots, et cette union est d’autant plus intime que les mots sont par leur sens plus unis dans la pensée.

Sans faire ici un exposé théorique qui serait du ressort de la morphologie statique, on peut dire que les mots dont nos phrases sont formées, sont plus ou moins unis, soudés les uns aux autres; ils sont composés entre eux à tous les degrés, depuis la synthèse complète qui les fait paraître comme deux parties du même mot (ainsi en français afin de - à fin de), jusqu’à l’union la moins consistante, pratiquement égale à zéro, en passant par divers degrés intermédiaires. Et ce que nous disons des mots, se peut dire d’une façon générale des éléments significatifs, des symboles dont nos mots sont formés. Il y a un sandhi intérieur, comme on le voit par les règles de la dérivation indoue. Nos articulations sont ainsi constamment, quoique en général imperceptiblement, déterminées par des conditions morphologiques. Et l’importance de ces faits qui peuvent sembler parfois trop subtils pour retenir l’attention, éclate, nous le répétons, quand on voit les conséquences qu’ils ont dans le domaine des évolutions de langage. Renoncer à connaître ceux-là, c’est renoncer à expliquer ceux-ci.

Mais pour fournir une explication complète de ce que sont nos articulations dans le langage, la phonologie devra aller plus loin et montrer encore comment elles sont soumises à l’influence de toutes les impulsions extragrammaticales. La définition même du système phonologique montre que chacun des éléments qui les composent, par exemple le «a» ou le «f» du français, n’existe que comme un type, une idée, et que chaque fois qu’on articule ces phonèmes, on ne fait que réaliser ce type d’une manière individuelle et plus ou moins parfaite. Il y a non seulement des différences individuelles, mais il y a surtout une certaine liberté de modifier le son dans des limites données. Il faut que l’assimilation du phonème à son type et par conséquent l’intelligence du symbole dont il fait partie, restent possibles. Dans ces limites les impulsions extragrammaticales se donnent libre carrière, et quand le contrôle de l’intelligence vient à manquer par défaut d’attention ou à la suite d’une invasion des facteurs affectifs, ces limites sont facilement franchies, et l’articulation se corrompt, devient indistincte ou se modifie dans le sens où l’impulsion spontanée la pousse. Il y a là aussi des phénomènes à étudier qui ont des conséquences importantes en phonétique. Ces phénomènes, plus et autant que les précédents, ne se comprennent que si, avant d’étudier les sons du langage, on a appris à connaître sa forme, c’est-à-dire la relation qui existe entre lui et la pensée qu’il exprime.

Ce que nous venons de dire de l’articulation, peut se dire également des trois autres caractères des sons parlés, l’accent, le ton et la quantité. Seulement étant donné le rôle relativement moins important qu’ils jouent dans la grammaire, on fera bien peut-être de suivre un ordre inverse, de les considérer d’abord comme des moyens d’expression extragrammaticaux, qui accompagnent l’expression grammaticale par des symboles articulés, et de faire voir ensuite comment ils peuvent à leur tour être englobés à quelque titre dans le système phonologique d’une langue.

Nous indiquerons brièvement ce que nous entendons par là, en disant quelques mots sur l’accent. Le rôle le plus naturel à l’accent, c’est d’obéir aux impulsions spontanées et de donner à chaque partie de la phrase une intensité psychologique correspondant à celle qui lui revient naturellement. On peut donc l’étudier à ce point de vue, et d’ailleurs cet accent purement rhétorique n’est complètement absent d’aucune langue.

Mais il faut constater ensuite que, comme tout signe naturel, il lui arrive de devenir conscient de sa valeur propre et de prendre à ce titre un rôle régulier dans la grammaire. Tous les mots qui sont susceptibles d’avoir un accent propre ont alors un accent fixe, soit qu’il se place sur l’élément radical et significatif comme en germanique, et dans ce cas il sert à distinguer cet élément de ses suffixes ou de ses préfixes, soit qu’il ait comme en latin une place relative au nombre et à la quantité des syllabes du mot; c’est alors un accent synthétique qui consacre au contraire l’unité du vocable qui le porte. Cet accent qui sert aussi à distinguer parmi les mots groupés en locutions plus ou moins intimement soudées, ce qui est principal de ce qui est enclitique, est un phénomène complémentaire de la morphologie, et ne se comprend pas sans elle.

Quand l’allemand distingue August (le mois d’août) de August (Auguste), c’est une différenciation toute conventionnelle, quelle qu’en soit l’origine. La place de l’accent est devenue un caractère matériel du mot au même titre que sa qualité phonique.2Nous disons: la place de l’accent, car ce caractère est relatif au mot total. L’intensité dans l’émission de la voix garde en ceci sa valeur psychologique que l’accent reste une qualité du mot, qui doit en avoir un et n’en peut avoir qu’un seul. Pour que l’accent devienne un élément du système phonologique comme les autres, il faudrait qu’il appartînt uniquement au phonème qui le porte, à peu près comme l’aspiration à la consonne qu’elle accompagne, et qu’on puisse librement en faire usage ou s’en passer dans la construction des symboles. L’accent répugne à perdre à ce point son caractère propre. Il n’en est pas de même des autres qualités des sons, et c’est un fait bien connu que la quantité peut devenir un facteur important du système phonologique d’une langue.

Mais nous ne voulons pas nous attarder à traiter des sujets sur lesquels nous ne pouvons émettre que quelques vues généraies. Nous dirons seulement en terminant que la phonologie théorique après avoir traité de ces divers caractères des sons parlés et de leur emploi au service de la grammaire, devra aussi étudier les relations qui existent entre ces caractères; comment par exemple l’intensité ou la longueur d’un son peut exercer une influence sur son articulation. S’il y a là des correspondances naturelles, physiologiquement justifiées, il y en a aussi d’autres qui ne reposent que sur des habitudes acquises, et dont l’existence constitue un phénomène grammatical. La connaissance de ces relations sera fort utile au moment où il faudra aborder l’étude des évolutions phonétiques.

Notes

1Nous écrirons ainsi entre guillemets tous les phonèmes et les transcriptions phonétiques.

2C’est le cas dans une large mesure en grec, où l’accent n’est pas attaché à une place déterminée d’avance par une loi générale pour tous les mots. Chaque mot dans certaines limites a sa règle propre. L’accent grec à l’origine était musical, c’est-à-dire qu’il correspondait à une intonation plus élevée et non à une emission plus intense; mais depuis lors il a changé de nature.

*Programme et mgthodes de la linguistique thgorique (1908), pp. 150-157.

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