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Geneva School Reader in Linguistics: Geneva School Reader in Linguistics

Geneva School Reader in Linguistics

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QU’EST-CE QU’UN SIGNE?*

1. F. de Saussure a signalé l’importance de la science des signes pour l’explication du langage. La présente étude n’a pas l’ambition d’embrasser le problème sémiologique dans son ensemble, ni de déterminer la place que le langage occupe dans cet ensemble. On cherchera simplement à définir le signe à la fois dans sa généralité et ses caractères propres, en l’opposant à des notions voisines qui risquent sans cesse de se confondre avec lui.

En fait, notre point de départ est, pour ainsi dire, une querelie de langage: le mot signe, et ceux qui lui correspondent dans la plupart des langues d’Europe (grec sêmeion, latin signum, italien segno, allemand Zeichen, russe znak, etc.) ont deux significations nettement différentes, mais que l’usage distingue fort mal.

2. Il s’agit là, pour le dire en passant, d’un fait caractéristique des rapports entre la pensée et la langue. Les mots nous sont imposés par une tradition impérative; le plus clair de notre travail cérébral se passe à loger tant bien que mal nos idées dans ces cases toutes préparées, et cette contrainte crée en nous l’habitude de définir des mots au lieu de définir des choses.

Rien n’est plus caractéristique, sous ce rapport, que les distinctions auxquelles nous obligent les mots qui, au cours de l’évolution, ont contracté entre eux des associations analogiques et différentielles. Il nous semble tout naturel d’opposer la douleur à la souffrance et d’employer l’un de ces mots à l’exclusion de l’autre dans des cas déterminés: en fait, ce triage compli- qué, souvent inutilement subtil, parfois artificiel, astreint la pensée logique, avide de désignations adéquates aux choses, à un morcellement stérile. La spéculation abstraite se débat au milieu de notions verbales usuelles où d’autres notions, puisées dans la réalité, doivent entrer de gré ou de force. Où sont les frontières qui séparent en fait le peuple et la nation, la culture et la civilisation?

C’est ce mal qui a engendré les idées confuses ou erronées que nous attachons au mot signe, et c’est ce qui excuse notre digression: il suffit de placer côte à côte signe et signal, signe et symbole, signe et insigne, signe et symptôme, etc., pour entrevoir dans quel dédale nous engage la pensée asservie au langage. Sans doute le philosophe et l’homme de science peuvent toujours enserrer un vocable fluctuant dans une formule rigide; rappelons-nous la magistrale distinction faite par Saussure entre langage, langue et parole; nous tenterons la même mise au point pour le mot signe. Mais l’usage journalier, qui ne vit pas de concepts clairs, mais d’idées travesties par le sentiment, l’imagination et l’intérêt, a tôt fait de s’affranchir de ces contraintes logiques, et retourne à son vomissement.

3. Or, précisément, le problème du signe exige qu’on dé-finisse dès l’abord la différence qui existe entre deux mots souvent pris l’un pour l’autre dans l’usage courant: fait et acte. On m’excusera de rappeler ici, pour les besoins de l’exposé, des choses trop connues, et surtout de les ramener à des schémas un peu simplistes.

Nous disons donc que les faits ont des causes et que les actes résultent d’intentions.

Attachons-nous à la première de ces notions, et, comme le mot fait ouvre encore la porte aux équivoques, parlons plutôt d’événements, de phénomènes, de procès. Sera procès pour nous tout ce qui se passe autour de nous et en nous, tout ce que nos sens enregistrent sous forme de perceptions que l’on se contente de localiser dans l’espace et le temps. Un coup de tonnerre est un procès comme une rage de dents, une colonne de fumée comme les battements du cœur, l’humidité de la terre comme l’immobilité d’un corps.

4. Ces phénomènes se présentent isolément ou bien c’est l’attention qui les isole. Mais, d’autres fois, et le plus souvent, ils surgissent en faisceaux ou forment des chaînes; simultanés ou successifs, ils s’impriment dans l’esprit liés les uns aux autres; on voit la fumée monter du feu, le tonnerre succéder à l’éclair, le visage pâlit à l’annonce d’une nouvelle tragique.

Si ces groupes de phénomènes se répètent avec la même répartition des éléments, la mémoire en conserve la représentation d’une façon durable, en la dépouillant de ses caractères accidentels; ce n’est plus telle fumée qui est associée à tel feu, en un certain temps et un certain lieu. L’association fumée-feu, devenue permanente, prend un caractère abstrait, achronique et atopique. Actuelle dans son origine, elle est maintenant vir- tuelle: en outre, elle a la forme d’un jugement qui, moins in- conscient qu’il l’est le plus souvent, se formulerait ainsi: s’il y a du feu, il y a de la fumée; s’il y a de la fumée, il y a du feu.

5. Faisons un pas de plus. Si, dans une circonstance donnée, un des éléments de la chaîne associative vient à manquer ou se fait attendre, ou simplement se dérobe, par sa nature, à toute perception immédiate,1 le souvenir latent des expériences antérieures permet de le suppléer: un aboiement révêle la présence invisible d’un chien, une colonne de fumée suggère l’image du feu, l’éclair fait attendre le tonnerre; en voyant quelqu’un pleurer, on pensera qu’il a du chagrin; la pâleur du visage peut être interprétée comme le reflet d’une forte émotion.

De même pour les états: l’humidité de la terre suggère l’idée qu’il a plu; la rigidité d’un corps, c’est la mort; l’arsenic trouvé à l’autopsie, un empoisonnement. L’inférence peut être vraie ou erronée; si nous pensons que quelqu’un a honte parce qu’il rougit, c’est au contraire qu’il a trop chaud; le prétendu mort est simplement en léthargie, etc. Mais peu nous importe: c’est le mécanisme psychologique de l’association qui seul nous intéresse.

6. Or tout ceci suppose de nouveau une opération logique: l’actualisation des jugements virtuels issus eux-mêmes de la répétition d’expériences concrètes. Ici encore, n’était le caractère pour ainsi dire instinctif de ces démarches de l’esprit, on pourrait ramener à des syllogismes ces cas d’actualisation et le raisonnement se formulerait ainsi: s’il y a du feu, il y a de la fumée; or, ici, il y a de la fumée, donc il doit y avoir du feu.

On le voit: l’esprit supplée le terme manquant associé au procès réellement perçu. Mais ce terme peut être ou l’antécédent ou le conséquent; grâce au schéma virtuel déposé dans la mémoire, le mécanisme de l’inférence est réversible (ce que le jugement de causalité n’est jamais): si la terre est humide, j’en conclus qu’il doit avoir plu; si, chez moi, je vois tomber la pluie, je pense que la terre doit être humide.

Quel que soit le terme donné et connu, il permet de connaître celui qui est hors de perception; grâce à l’inférence, je devine ce que je ne perçois pas; l’inférence est un moyen de connaître, et ce moyen m’est fourni par les associations virtuelles permanentes emmagasinées dans la mémoire et qui sont les éléments essentiels de ces opérations.

Ce procès révélateur, cette perception qui me permet de conclure à l’existence d’un autre fait, comment l’appeler? Le baptiserons-nous signe, comme on le fait communément? La fumée est-elle signe du feu? Ce serait perpétuer les confusions qu’il s’agit de dissiper. Nous l’appellerons indice; ce mot, moins usuel, a l’avantage d’être à l’abri de l’équivoque.

* * *

7. Si maintenant nous conservons le mot signe, quelle sera sa définition? Comment le distinguerons-nous de l’indice?

Prenons un exemple bien puéril, qui montrera pourtant combien la faculté de créer des signes est innée chez l’homme, puisqu’elle apparaît dès l’enfance. Un bébé est couché dans son berceau. Il a mal aux dents et gémit lamentablement. Sa mère entend ses plaintes, accourt et le console. Elle sait que s’il geint, c’est qu’il souffre; les gémissements sont pour elle Vin- dice du mal qui les provoque. Mais la scène se répète plusieurs fois, et le bambin associe solidement, dans sa petite jugeote, l’idée de ses jérémiades et celle de la venue de sa mère. Comme il est très doux d’avoir le plus souvent sa maman auprès de soi, il se peut que les plaintes provoquées par la douleur s’accompagnent chez l’enfant de la volonté inconsciente de voir venir sa mère, et insensiblement il prend l’habitude de se faire entendre, non plus seulement parce qu’il souffre, mais afin de faire comprendre à sa mère qu’il souffre. Le succès l’encourage, si bien que le voilà en possession d’un moyen de se faire cajoler, et d’un moyen dont il se sert a volonté; il en est si bien maître qu’il l’emploie, l’espiègle, même quand il ne souffre pas. Cette petite supercherie pourrait être appelée un mensonge inarticulé; or, le mensonge et la simulation sont un critère certain auquel on reconnaît la nature du signe tel que nous l’entendons. Le gémissement n’indique plus la douleur, il la signifie, ce qui veut dire qu’il fait corps avec sa signification.2

8. Envisageons maintenant le rôle de la mère dans ce petit drame. Elle peut d’abord être dupe de la supercherie, et croire que l’enfant gémit simplement parce qu’il souffre; dans ce cas le signe demeure pour elle un indice; mais les circonstances aidant, elle finira par deviner que le bébé manie à sa guise ses jeux vocaux; elle pourra même lui reprocher de se plaindre pour rien. A ce moment, elle aura compris qu’elle a affaire à un signe, si bien que rien ne l’empêchera d’imiter par dérision les plaintes de l’enfant; elle saura, elle aussi, se servir du signe; le signe a été recréé en elle pour son usage personnel (bien superflu dans ce cas): le circuit est maintenant fermé, un lien social s’est établi entre deux pensées.

9. Précisons maintenant les caractères communs et différentiels de l’indice et du signe.

A. L’indice et le signe sont l’un et l’autre de nature matérielle, physique, et tous deux déclenchent des impressions sensorielles qui font surgir à leur tour la représentation des choses indiquées ou des choses signifiées. C’est en entendant le cri d’un oiseau qu’on devine sa présence, et c’est en imitant ce cri (p. ex.: coucou) que l’on peut créer un signe désignant l’oiseau lui-même.

Mais, dans sa matérialité, le signe a un caractère très précis qui le distingue de l’indice: il résulte d’un ou plusieurs mouvements musculaires, produits par une volonté (inconsciente ou réfléchie). On peut passer en revue toutes les classes de signes: toujours on les verra soumis à cette condition primordiale, depuis les réflexes utilisés comme signes (p. ex.: les grimaces, les froncements de sourcils, etc.) jusqu’au langage, qui n’est composé que de gestes vocaux volontaires. On ne saurait objecter les signes permanents, car eux aussi sont les produits de mouvements musculaires intentionnels: un drapeau en berne peut garder indéfiniment, dans son immobilité, sa signification de deuil public; mais il a bien fallu que, dans l’intention de signifier ce deuil, il ait été mis par quelqu’un dans cette position; et même si l’opérateur n’a fait qu’un travail dont il ignorait le sens, il l’a fait sur Vordre d’une autre personne, et cet ordre a dû être donné par la parole, ou au besoin par des gestes.

10. B. Nous sommes réceptifs vis-à-vis de l’indice, parce que les données qui le composent sont des faits, des procès imposés par la réalité. En outre, il déclenche une opération purement intellectuelle, un jugement, c’est un procédé de connaissance. Le signe, au contraire, est une prise de possession de l’indice, c’est un acte. Le signaleur est maître d’utiliser le signe comme bon lui semble.

On peut souligner la généralité de ce double caractère (intellectuel et volitif) du signe, en disant que, si l’indice est un moyen de connaître, le signe est un moyen de faire connaître, étant bien entendu qu’on peut faire connaître n’importe quoi: un désir, une idée, un sentiment, etc.

11. Si l’emploi du signe est un acte, il engendre à son tour un autre acte chez le récepteur: il est un moyen d’action sur autrui, et c’est en cela que réside sa fonction sociale. Mais cette action provoquée se définit, comme celle qui la provoque, en termes tout à fait généraux. D’ordinaire, on pense uniquement à des actes matériels, directement perceptibles. Pour faire sortir quelqu’un, je peux, au lieu de le prendre par les épaules et le pousser dehors, lui montrer la porte ou lui dire Sortez: tout le monde sera d’accord pour dire que les signes employés ainsi ont eu pour conséquence une action du récepteur. Mais il y a bien d’autres cas qui montrent le caractère doublement actif du signe. Ainsi une interrogation, qui est un acte, déclenche un autre acte: la réponse. Cet acte peut être enfin purement psychique et se dérober à toute perception sans cesser d’être réel: si je dis à quelqu’un «La pluie a cessé», c’est que je veux qu’il le sache; c’est un acte; d’autre part, cette nouvelle provoquera chez mon interlocuteur un ébranlement psychique quelconque: elle pourra le décider à sortir, ou produire en lui de la joie, de l’étonnement, n’importe quoi, enfin; mais tout changement, si faible soit-il, dans le cours de la pensée est un acte.

12. Notons en passant qu’il y a, logiquement parlant, des actions zéro, qui ne se confondent pas avec l’absence pure et simple d’action. Une personne de ma connaissance me salue toujours quand elle me rencontre dans la rue: tout à l’heure, elle vient de me croiser en me regardant fixement et sans me saluer. Au point de vue sémiologique, il s’agit d’un acte négatif, d’un acte «à rebours», d’un signe zéro: c’est une case vide qui suggère l’idée de son contenu absent.

Les linguistes sont dès longtemps familiarisés avec la no- tion de signe zéro. Le mot marche a un suffixe zéro, par.ce qu’il désigne l’action de marcher et que les noms d’action ont normalement un suffixe désignant cette valeur (lav-age, gouvernement, dêclaration, inclinaison). De même, dans le fonctionnement de la langue (c’est-à-dire dans la parole), l’ellipse est un signe zéro: dans la phrase: «Préférez-vous le vin rouge ou le blanc?)), il est clair que le blanc n’est pas un mot simple comme dans «le blanc de l’œil» ou «le blanc de l’œuf», mais qu’il contient le mot vin, bien que celui-ci ne figure pas à la place qu’il devrait occuper.

L’action déclenchée chez le récepteur peut être aussi zéro. C’est le cas lorsque je pose une question et qu’on ne me répond pas, lorsque je fais signe à quelqu’un de sortir et qu’il ne sort pas. Il s’agit de systèmes réguliers d’associations dont un élément manque dans un cas exceptionnel.3

13. C. La genèse et l’évolution des signes font ressortir un autre caractère qui les distingue des indices. Comme l’indice, le signe a, à l’origine, la forme d’une association contingente, singulière, donc actuelle. (L’enfant qui geint parce qu’il a mal s’aperçoit à un certain moment, si vague soit-il, qu’il peut faire venir sa mère en geignant.) Comme l’indice, le signe, par l’effet de la répétition, fait corps dans la mémoire avec l’idée qui lui est associée; celle-ci, comme le signe lui-même, se dépouille de ses caractères accidentels; le signifiant et le signifié sont dès lors virtuels, et doivent s’actualiser à chaque emploi qui en est fait.

Mais la répétition et l’automatisme ont, pour le signe, des conséquences que l’indice ne partage jamais. On le voit bien si l’on suit les transformations d’un signe au cours du temps. Soit, par exemple, le geste du vassal qui se dépouillait de son casque pour marquer sa dépendance vis-à-vis de son suzerain: ce signe symbolique est l’ancêtre lointain de notre «coup de chapeau». L’idée que ce geste symbolisait (le signifié) s’est profondément transformée, et, en outre, diluée, car la salutation signifie des états psychiques assez vagues et très divers. D’autre part, le geste lui-même (le signifiant ou signe proprement dit) a perdu toute valeur symbolique; nous ne savons plus pourquoi nous levons notre chapeau pour saluer. Arrivé à ce terme, nous pouvons dire, avec F. de Saussure, que le signe est arbitraire, et il l’est dans son signifiant et dans son signifié. Telle est la destinée de la plupart des signes d’un usage constant, et c’est pourquoi Saussure a pu dire que les signes de la langue sont normalement arbitraires; le mot vertu n’a rien dans ses sons qui fasse prévoir sa signification, et la notion de vertu elle-même résulte uniquement des associations oppositives qu’elle contracte avec les autres notions constitutives de son «champ associatif» (p. ex.: les espèces du genre: justice, chasteté, la notion contraire: vice, etc.).

Mais c’est là une marque distinctive qui sépare le signe de l’indice; car celui-ci, étant toujours donné, c’est-à-dire constitué par quelque fragment de la réalité auquel nous ne pouvons rien changer, est toujours uni à la chose indiquée par un lien naturel; l’indice n’est jamais arbitraire, non plus que la chose qu’il indique.

14. Nous constatons en outre que la notion d’arbitraire recouvre celle de conventionnel (au sens strict). L’emploi d’un signe arbitraire repose, au point de vue statique, sur une convention, une sorte de contrat tacite passé entre les usagers du signe. C’est par une convention de ce genre que nous levons notre chapeau pour saluer, que nous haussons les épaules pour marquer l’indifférence, que nous disons boeuf, et les Allemands Ochs, pour désigner un certain animal. Ces conventions se sont établies insensiblement, presque à l’insu des sujets, de sorte qu’il est souvent impossible de remonter à l’origine symbolique des signes issus des indices.

Mais d’autre part, l’abondance des signes devenus conven- tionnels par évolution lente et inconsciente a créé chez l’homme la tendance à imiter, sans détour, ces signes conventionnels et à en former artificiellement d’autres qui, dès leur naissance, sont artificiellement arbitraires ou en tout cas peuvent l’être. Un plat à barbe au-dessus de la boutique d’un coiffeur, voilà sans doute qui est symbolique en même temps qu’artificiel. Les signes héraldiques ont aussi ce double caractère (armes parlantes, etc.). Mais les signaux maritimes sont en grande partie conventionnels et, pour ainsi dire, «contractuels», de même que, si je suspens un mouchoir à ma fenêtre pour signi- fier à mes amis que je suis à la maison, il s’agit d’une sorte de contrat établi entre eux et moi.

* * *

15. Si notre attention s’est portée essentiellement sur la distinction entre indice et signe, il serait vain de prétendre que cette distinction est toujours possible: l’instinct d’imitation, où la volonté joue un rôle infime, crée une foule de cas intermédiaires, et, en général, le passage du réflexe à l’acte volontaire est souvent insaisissable. Celui qui rit sait-il toujours exactement s’il obéit à une impulsion irrésistible ou s’il veut faire connaître sa joie? Une grimace est-elle, pour celui-là même qui grimace, une contraction involontaire ou un moyen de marquer son dégoût?

Mais ces cas, où notoirement indice et signe se compénètrent, doivent être soigneusement séparés de ceux où les deux notions étant nettement différenciées, la confusion résulte d’une fausse interprétation soit de l’indice, soit du signe. Comme ces erreurs sont commises journellement, il vaut la peine de s’y arrêter; en les signalant, on sera mieux armé pour élucider les cas par eux-mêmes obscurs.

16. Il arrive, par exemple, qu’un signe soit aussi, par surcroît, un indice. Le costume est souvent symbolique (costumes nationaux, costumes de classe, etc.). Le Bourgeois gentilhomme s’affuble d’habits de cour afin de marquer sa prétendue ascension dans l’échelle sociale; mais la gaucherie qu’il montre dans cet accoutrement est un indice de sa véritable condition. Le langage, système de signes par excellence, devient indice quand il permet de porter des jugements (vrais ou faux) sur la person- nalité du parleur; quelques phrases suffisent pour montrer s’il est autochtone ou étranger, si c’est un homme bien élevé ou un rustre, etc. L’écriture, système de signes au second degré, devient indice pour le graphologue, qui y découvre, ou croit y découvrir le reflet de la mentalité du scripteur.

17. Voyons maintenant comment il se fait qu’un signe soit interprété comme un indice (a), et un indice comme un signe (b).

(a) Nous avons dit (§ 7) que le signe, une fois affranchi de son origine «indicielle», acquiert une autonomie qui le rend indépendant de la pensée du signaleur et le lie uniquement à sa signification propre. De là, nous l’avons vu, la possibilité du mensonge et de la simulation. Lorsque quelqu’un comble de marques de respect une personne qu’il méprise, le mécanisme du signe joue normalement, car ces marques de respect demeurent attachées à l’idée de respect; l’emploi irrégulier qui en est fait relève de la psychologie individuelle, non de la sémiologie. Mais si une femme simule un évanouissement et jette par là le trouble dans son entourage, on pourra s’y tromper et voir dans cette comédie les symptômes, c’est-à-dire les indices d’un état alarmant.

18. Chez le récepteur, il faut compter aussi avec l’automatisme; c’est même lui qui est la source la plus abondante des malentendus. En apercevant le drapeau du garde-barrière, le mécanicien du train ne pense plus guère qu’à l’indication qu’il lui fournit: la fermeture du passage à niveau; il lui importe peu de réfléchir que ce drapeau est porté par quelqu’un, et que son geste est intentionnel. Mais la confusion est plus facile encore quand il s’agit de signes dont le signaleur est invisible ou a cessé d’opérer. Pour l’ouvrier, la sirène d’usine indique simplement l’heure de reprendre le travail; il ne se demande pas comment se produit son mugissement. Il suffit au conducteur du train de savoir que la voie est libre parce qu’un certain disque est placé dans une certaine position; que quel- qu’un la lui ait fait prendre, c’est là le moindre de ses soucis.

Que dire alors des signes permanents qu’on rencontre chaque jour à la même place, comme un poteau indicateur, un drapeau au-dessus de la porte d’une mairie? Personne n’opère plus le détour de pensée par lequel on imagine l’installation consciente et volontaire de ces signes. On va au plus pressé: par la tendance au moindre effort, le signe n’est plus, en apparence, qu’un indice. à n’en est pas moins évident que, dans tous ces cas, l’intervention de la mémoire et de la réflexion permet de déterminer la vraie nature, la nature signalétique de l’opération ou de l’objet.

19. (b) Le cas inverse n’est pas moins fréquent: l’indice est souvent interprété comme un signe.

Instinctivement, nous répugnons à l’idée qu’un mouvement du corps (geste, attitude, etc.) n’est pas voulu; nous sommes, par nature «intentionalistes»; un professeur peut être choqué de voir un étudiant bâiller à son cours, parce qu’il voit une impertinence dans ce qui n’est peut-être que l’effet d’une mauvaise digestion. Une dame s’indignera de voir un monsieur, assis en face d’elle dans un tram, lui faire des signes d’intelligence: ce monsieur est simplement affligé d’un tic facial.

Mais il y a plus: nous n’admettons pas volontiers que les phénomènes n’aient que des causes. Le primitif (et le «civilisé» plus souvent qu’on ne pense) sont tentés de découvrir dans les procès naturels les manifestations d’une volonté cachée: l’ani- misme est enraciné au cœur de l’homme. Quand la superstition transforme ainsi les faits en actes, elle n’intéresse pas directement la sémiologie; c’est ainsi que le Grec disait Zeus huei pour «il pleut»;4 dans l’éclipsé, l’Hindou se représentait la lune dévorée par le démon Râhu. Mais la superstition travestit fréquemment l’indice en signe, et cela est de notre ressort: c’est par une éclipse que la divinité avertit — en vain — les Athéniens de ne pas s’embarquer pour la Sicile; c’est dans les entrailles des victimes qu’ils devinaient l’issue des batailles: si les poulets sacrés ne voulaient pas manger, les Romains ne se mettaient pas en campagne.

Doit-on s’étonner, après cela, si le langage reflète ces mirages et consacre ces confusions? Les figures sont là pour le prouver: «L’hirondelle est la messagère du printemps», «La douleur arrache un cri au malade», «L’alcool enlumine le nez de l’ivrogne», «Ce bloc enfariné ne me dit rien qui vaille», etc.

20. Tout cela nous montre finalement pourquoi le mot signe est lui-même si ambigu, de même que ceux qui lui correspondent dans presque toutes les langues de civilisation (§ 1). Il est piquant de constater que la sémiologie rêvée par F. de Saussure est la science des signes, tandis que la sém(ê)iologie des médecins est l’étude des symptômes, c’est-à-dire des in- dices des maladies.5

21. Littré nous dit que l’indice est «un signe apparent qui indique avec probabilité», et que le signe est «l’indice d’une chose présente, passée ou future».

Le Vocabulaire de la philosophie de M. Lalande marque un sérieux effort de classer les sens divers du mot signe (vol. II, p. 768 s.) Passons en revue les définitions et les exemples consignés dans cet article, à seule fin de les confronter avec les nôtres.

Voici la définition A: Perception actuelle justifiant d’une manière plus ou moins sûre une assertion relative à quelque autre chose.

Cette définition est celle que nous avons donnée de l’indice; on remarquera cependant que, selon nous, l’indice n’est pas nécessairement actuel; une fois constitué, il est même essentiellement virtuel; l’actualisation relève de son fonctionnement, non de sa nature propre (§ 5).

Voyons maintenant si les exemples cités à l’appui concordent ou non avec notre conception de l’indice. 1) La fréquence du pouls est signe (lisez : indice) de fièvre. 2) Le tocsin, signe d’incendie. Mais les cloches ne se mettent pas toutes seules en branle; le tocsin est donc un signe et non un indice; seul l’automatisme (§ 18), toujours corrigible par la réflexion, peut le présenter à l’esprit comme un indice. 3) «Donner, observer des signes d’impatience». Cas à deux faces : s’agit-il de mouvements réflexes ou de gestes conscients? ( § 15); en outre, l’expression est-elle ou non une figure (§ 19)? Comparez : «Le blessé, que l’on croyait mort, donna quelques signes de vie.» 4) Un signe fait sur une pièce de monnaie (pour la reconnaître) : nous voici bien loin de l’indice; il s’agit d’un signe authentique, et de la nature la plus évoluée (signe «contractuel», § 14).

Définition B. Action extérieure et perceptible destinée à communiquer une volonté. Voilà qui concorde exactement avec notre propre définition du signe. Exemple donné: «La fermeture d’un sémaphore, signe ou signal d’arrêt.» Nous constatons cependant que le caractère volitif du signe, absolument général pour nous, est réservé ici aux signes qui déclenchent des ac- tions matérielles. En effet, on fait une distinction entre «Faire signe à quelqu’un de venir» (définition B), et «Faire signe que quelqu’un vient» (renvoyé à la définition A, dont il aggrave le caractère ambigu). Nous avons dit (§11) que, au point de vue de l’effet produit sur le récepteur, il n’y a pas de différence principlelle entre action matérielle et action interne ou modification psychique.

Définition C. Objet matériel, figure ou son, tenant lieu d’une chose absente ou impossible à percevoir, et servant soit à la rappeler à l’esprit, soit à se combiner avec d’autres signes.

On cite comme exemples les signes désignant les métaux, les signes algébriques, les signes du langage. Ces signes-là sont bien des signes pour nous; mais leur caractère propre, susceptible de les opposer aux classes A et B, n’apparaît pas nettement.

Le Vocabulaire de la philosophie fait enfin une distinction judicieuse entre signes naturels et signes artificiels (tels que les signes algébriques et les signes musicaux). Malheureusement, nous trouvons parmi les signes naturels la fumée (qui n’est pas un signe) et les «signes expressifs», qui manifestent «naturellement» des états ou des mouvements de l’esprit; or nous avons vu (§ 15) que ceux-là se rangent soit parmi les réflexes (à interpréter comme indices), soit parmi les signes dérivés des réflexes et servant à communiquer des états affectifs. Ainsi, les onomatopées, qu’on semble attribuer aux réflexes, n’en sont nullement, pas plus que les interjections de toute sorte auxquelles les sujets parlant la même langue attribuent une signification plus ou moins déterminée: boum! patatras!, tout comme aïe! bah! ouf! etc., sont des signes linguistiques conventionnels (§ 13 s.), au même titre que les mots proprement dits, parce que, comme eux, et malgré leur forme, ils sont fixés par l’usage.

* * *

Notre classement des catégories sémiologiques n’est pas — comme on le voit — identique à celui du Vocabulaire de la philosophie; ce n’est pas à dire qu’il prétend être définitif, pas plus que nous n’avons eu l’intention, dans la présente étude, de résoudre tout le problème du signe; nous voulions bien plutôt en montrer l’extraordinaire complexité; seules des recherches plus approfondies pourront nous rapprocher de la solution.

Notes

1Il s’agit des procès psychiques, que chacun peut percevoir en soi- même, mais non chez autrui, et qui ne forment des associations complètes que pour celui qui en est le siège. Ma propre expérience m’a appris que des émotions telles que le chagrin, la colère, etc., s’accompagnent de réactions sensibles qui s’associent, chez moi, à ces émotions elles-mêmes; mais chez autrui, ces éléments sensoriels m’apparaissent seuls, et c’est seulement par analogie que j’en conclus à l’existence des états psychiques: les pleurs me font penser au chagrin, le froncement des sourcils et l’acuité du regard à la colère, etc. On ne connaît jamais la bonté de quelqu’un, mais seulement ses bontés, c’est-à-dire les mani-festations concrètes, perceptibles, de cette qualité.

2Ici reparaît l’ambiguïté du langage. F. de Saussure a montré (Cours de ling. gén3., p. 3) que le signe linguistique est composé de deux parties indissolublement liées entre elles, comme le recto et le verso d’une feuille de papier; le signe comprend donc un signifiant et un signifié. On pourrait ajouter que l’indice forme lui aussi un système avec la chose indiquée. Or, par malheur, il n’y a pas de mot pour désigner ce tout «indiciel», et d’autre part, chose plus grave, le mot signe est universellement employé dans le sens de signifiant. Nous nous conformons à l’usage pour la raison que nous opposons le signe à l’indice, qui, lui, ne peut désigner qu’un élément et non le tout. Le signe fera donc ici pendant à la chose signifiée ou signification.

3On sait que des notions analogues sont familières aux mathématiciens: si un mobile est envisagé au point de vue de la vitesse, l’immobilité a autant de raison d’être qu’une vitesse de vingt kilomètres. En métrique, la catalexe est un élément zéro; le «pentamètre» élégiaque (qui est un hexamètre) a un demi-pied zéro à la fin de chaque hémistiche. En musique, un silence est une note zéro quand il correspond à une note réelle d’une mélodie parallèle. Tout ceci se ramène, en définitive, à des perceptions zéro, et il y en a de toute sorte. J’ai l’habitude de porter un trousseau de clés dans la poche gauche de mon pantalon. J’y plonge la main: la poche est vide. Oui, mais ce vide est comblé par la vive représentation des objets absents. On pense involontairement à ce capitaine qui, inspectant l’équipement de sa compagnie, dit à une recrue: «Je vois pas mal de choses qui manquent dans votre sac.»

4Même, dans le il de il pleut, le es de es regnet, le t du latin pluit, on perçoit le vague écho de l’idée que la pluie nous est envoyée par quelque être surnaturel.

5Nous avons dit qu’il s’agit pour nous de définir des choses et non des mots; mais une fois bien déterminées les choses que nous appelons indices et signes, on constate que certains vocables se rangent assez docilement dans l’une ou l’autre de ces catégories. Ainsi, en français, les mots signal, insigne, enseigne, emblème, allégorie, bien que très différents les uns des autres, désignent toujours des signes, de même que le protéique symbole, tandis que symptôme relève de l’indice, ainsi que pronostic; ce dernier désigne aussi l’inférence greffée sur un indice (de même que diagnostic ). En allemand, Anzeichen dans l’usage courant n’est qu’indice et Abzeichen que signe, etc. En revanche, si indice est clair, indiquer est ambigu: la fumée indique le feu parce qu’elle est un indice; mais, pour indiquer à quelqu’un la place qu’il doit occuper, je me sers de signes.

*Journal de psychologie normale et pathologique, avril- juin 1939, pp. 161-174. Ce travail est le d6veloppement de conf6rences faites i Geneve en 1935 et 1937 et i Zurich en 1938.

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