Skip to main content

Geneva School Reader in Linguistics: Geneva School Reader in Linguistics

Geneva School Reader in Linguistics

Geneva School Reader in Linguistics

DE LA LINGUISTIQUE COMME SCIENCE DE LOIS*

Résumé

La linguistique aboutit à des formules du type “si... toujours et partout” énonçant entre les faits des rapports conditionnellement nécessaires, donc à des lois semblables à celles des sciences exactes et naturelles. La tâche prochaine des lin- guistes (y compris les phonéticiens et les phonologues) sera d’établir un nombre aussi grand que possible de ces lois et, en vue de la détermination de la place exacte occupée par la linguistique dans le cadre de la sémiologie, de distinguer, parmi ces lois, celles qui sont propres à la science de la langue et celles qui appartiennent à la science générale des signes.

La linguistique est, ou du moins tend a devenir de plus en plus, une science de lois; elle se distinguera toujours plus nettement de l’histoire du langage et de la gram- maire.Adrien Naville1

La distinction que l’on a coutume de faire entre les seiences exactes et naturelles et les sciences morales ou humaines, — les Naturwissenschaften et les Geisteswissenschaften des Allemands, — ne date pas d’aujourd’hui.

Ampère déjà, dans son Essai sur la philosophie des seiences, qui est de 1834, avait opposé les sciences cosmologiques et les sciences noologiques,2 faisant de ces deux groupes deux embranchements symétriques, mais entièrement séparés. D’autres ont été du même avis que le physicien français, par exemple Wilhelm Dilthey, qui devait fortement insister, dans son Einleitung in die Geisteswissenschaften (1883),3 sur l’indépendance de ces dernières à l’égard des sciences de la nature. Il prétendait que le travail de pensée de celui qui cultive les sciences de l’esprit repose sur l’expérience personnelle (“Erlebnis”) et sur l’intuition (“Einfühlung”), et que la tâche de cette sorte de sciences consiste essentiellement à saisir les faits concrets; seules les sciences naturelles auraient pour but de parvenir à une conscience fondée sur des lois d’ordre causal. Cette conception séparatiste existe toujours, sous une forme plus ou moins consciente, chez nombre d’intellectuels, et il m’est arrivé de rencontrer dans mes auditoires des étudiants qui s’insurgeaient à l’idée que la linguistique pourrait être une discipline opérant avec des lois du genre de celles que connaissent les sciences exactes et naturelles.

Mais d’autres estiment qu’il n’existe pas de cloison étanche entre les deux groupes. Herbert Spencer pensait que “si les phénomènes simultanés ou successifs de la biologie et de la sociologie n’ont pas encore été rapportés à leurs lois, il faut en conclure, non que ces lois n’existent pas, mais que jusqu’à présent elles ont échappé à nos moyens d’analyse.”4 Edmond Goblot, de son côté, a soutenu dans son Système des sciences 5 qu’il n’y a pas d’indétermination dans les choses, mais que celle-ci n’existe que dans la pensée. “Si une idée manque de précision,” écrivaitil, “c’est que l’esprit n’a pas pu saisir la vérité d’une étreinte assez vigoureuse ou la traiter avec assez de délicatesse; l’imperfection de la connaissance n’est jamais dans l’objet à connaître. On a longtemps pensé que les méthodes des sciences de la matière ne pouvaient convenir aux sciences de l’esprit, que les unes relevaient davantage de l’es- prit de géométrie, les autres de l’esprit de finesse. Or, il faut de l’esprit de finesse même en géométrie et de l’esprit de géo- métrie même en morale. La psychologie est devenue une sei- ence positive et même expérimentale. Les autres sciences morales, réintégrées par Auguste Comte dans le domaine de la science positive sous le nom de sociologie, sont maintenant traitées de plus en plus comme des sciences naturelles.” Et Goblot ajoutait en note: “Il reste maintenant à abattre la cloison que sépare, dans les Universités, la Faculté des Lettres de la Faculté des Sciences.”

La question est de savoir si les lois que les linguistes prétendent découvrir relèvent de la même définition que celles des sciences exactes et naturelles. La définition proposée par le penseur genevois Adrien Naville (1845-1930) dans divers opus- cules et en particulier dans sa Classification des sciences 6 nous servira de critère. La loi, selon lui, est une formule énonçant un rapport conditionnellement nécessaire entre des faits: Si de 25 on retranche 16 il reste 9; Si un triangle a 3 angles égaux, ses 3 côtés aussi sont égaux.

Est-il possible de retrouver, dans les sciences morales, le concept de loi ainsi défini? Selon Naville, les lois de la sociologie, par exemple, ne diffèrent pas de celles de la physique, et citant la loi de l’offre et de la demande (Toujours et partout, toutes choses restant égales d’ailleurs, si l’offre augmente ou si la demande diminue, les prix s’abaissent, et inversement) il remarque que c’est là une formule tout à fait semblable à celles des physiciens et des chimistes.7

Et en linguistique? A la fin de son compte rendu de l’ouvrage d’Albert Sechehaye, Programme et méthodes de la linguistique théorique, Naville regrettait que l’auteur n’eût pas dressé un programme visant à la découverte de lois. Sechehaye écrivait en effet que “la morphologie statique a pour tâche de connaître ce qui est possible en fait d’agencements de symboles correspondant à la pensée” (p. XII) et que le problème que cette discipline doit résoudre “semble pouvoir se formuler en ces termes: comment peut-on, par des symboles de l’ordre articu- latoire ..., construire quelque chose dont la suite et la forme correspondent à la suite et à la forme de la pensée? “ (p. 142). Et Naville de remarquer: “Ces formules ne me paraissent pas suffisantes ou du moins pas suffisamment claires. J’aime l’idée de possibilité que l’auteur y a mise, mais je regrette l’absence de l’idée de nécessité. Le problème complet de la morphologie statique ne comprend-il pas la question des rapports nécessaires de dépendance entre les symboles choisis? N’estce pas cette science qui doit nous apprendre p. ex. que tel système de suffixes est nécessairement lié à tel système de préfixes, selon les circonstances — comme la biologie statique nous apprend que telle constitution des dents est nécessairement liée à telle constitution de l’estomac, selon les circonstances? Si c’est la pensée de l’auteur, pourquoi ne l’a-t-il pas énoncée plus clairement?”8 Par cette critique, parue en 1908 dans une revue d’histoire et restée ignorée probablement de la plupart des linguistes, Adrien Naville annonçait, des années à l’avance, la voie où s’engagera la linguistique contemporaine.

* * *

Bien que Ferdinand de Saussure9 ait admis, dans la langue, l’existence de lois au sens où l’entendent les sciences physiques et naturelles, les linguistes d’aujourd’hui n’ont pas encore nettement pris conscience de ce caractère de leur discipline. Mais il leur arrive d’opérer avec le concept de loi sans le nommer: au terme près, n’est-ce pas l’essentiel?

Dans son rapport sur Les oppositions linguistiques présenté en 1937 au Xle Congrès International de Psychologie, le regretté Viggo Br0ndal remarquait que dans certaines oppositions l’existence d’un terme exige celle d’un autre, ou même de plusieurs autres. Si une langue, par exemple, possède la classe abstraite des nombres purs (cas en somme assez rare en dehors des grandes langues de civilisation), elle possédera né- cessairement la classe également abstraite et exactement opposée des purs adverbes (parmi lesquels la négation); de même on n’a pas de subjonctif sans impératif, pas d’aoriste sans imparfait, pas de présent sans prétérit, pas de singulier sans plu- riel. L’existence du nom (qui n’est pas du tout universelle) suppose celle du verbe, du pronom et de la conjonction; de même on n’a pas de vrai génitif sans datif, qu’accompagnent invariablement un locatif et un instrumental.10 Je ne discute pas ici de l’exactitude des assertions de l’auteur, ni de lama- nière dont il les présente. Br0ndal s’appuyait sur des maté- riaux souvent discutables et mal digérés,11 et il écrivait la langue, pas toujours intelligible au commun des mortels, du philosophe. Mais la démarche de son esprit, au moins dans ce passage, est bien celle du mathématicien, du géomètre, du chimiste ou du physicien à la poursuite des rapports de mutuelle dépendance qui existent entre les faits.

Nombre des constatations générales faites par Trubetzkoy au sujet des systèmes phonologiques peuvent être considérées, pour autant qu’elles se vérifient toujours et partout, comme des lois au sens défini plus haut. J’en citerai trois.

Voici d’abord ce qu’on pourrait appeler la loi du parallélisme des timbres extrêmes. Dans tous les systèmes de voyelles, les deux classes maximalement sombre et maximalement claire présentent toujours le même nombre de degrés de sonorité (sauf, dans les systèmes triangulaires, pour le degré le plus sonore, à savoir a). 12 Exemples:

Mais quand il y a 3 classes de timbre, celle qui se trouve au milieu a tantôt le même nombre de degrés, tantôt moins, mais jamais plus que les deux extrêmes.13 Les phonologues discutent la question de savoir si le français d’aujourd’hui possêde deux degrés de sonorité pour o et pour e; mais ceux qui admettent l’existence d’un o ouvert et d’un o fermé sont amenés à faire, parallèlement, la même division pour e, et inversement, ce qui confirme la première loi. Dans le cas de o, au contraire, étant donné le nombre minime des exemples où la différence entre p et o joue un rôle distinctif,14 tout le monde semble d’accord pour ne reconnaître qu’un seul phonème:

Dans les dialectes alémaniques de Suisse, dont sans doute tous, sauf celui de Schaffhouse, appartiennent au type rectangulaire, la classe du milieu présente, à ma connaissance, moins de pho- nèmes que les deux classes extrêmes. Le tableau que j’obtiens pour le zuricois (ville) est identique à celui du finnois, langue citée comme exemple par Trubetzkoy:15

Enfin, lorsque la classe de timbre intermédiaire n’offre pas tous les degrés de sonorité, c’est généralement le plus so- nore qui fait défaut, tandis que le plus sourd paraît toujours exister.16 Autrement dit, un triangle comme le suivant serait impossible:

tandis que l’inverse semble attest6 par l’armenien moderne:17

J’ai montré18 naguère qu’il n’est pas indispensable d’être “structuraliste” ou phonologue pour découvrir, en linguistique, l’existence de lois. Les “lois phonétiques” des néogrammairiens, il est vrai, n’étaient pas des lois proprement dites. Constatant des évolutions qui ont lieu dans une période donnée et dans une aire donnée (p. ex. la formule selon laquelle, en France, entre le 5e et le 8e siècle, c placé devant a devient t$), il leur manque la détermination “toujours et partout” qui accompagne nécessairement les lois des sciences exactes et naturelles. Mais la comparaison des nombreuses lois et tendances phonétiques découvertes jusqu’à ce jour permet de constater que dans une série de cas le passage de telle étape de l’évolution à telle autre ne s’effectue pas par n’importe quel chemin, mais à travers un intermédiaire déterminé. C’est en passant par ts qu’un k ou un t, à partir de l’étape commune ty, deviennent s (*capum : fr. chef, cf. angl. chief emprunté au v. fr.), par ts qu’ils deviennent s. La yodification de l suppose toujours et partout l mouillé comme étape préalable, tandis que, lorsque l passe àu, l’intermédiaire est un Z dit vélaire. De même, pas de rhotacisme de s sans une phase >2, mais pas d’amuissement de s sans une phase h. De telles lois de passage se vérifient à toutes les époques et dans les langues et les parler s les plus divers, ce qui montre que la notion de loi seientifique s’applique non seulement au domaine des états de langue, mais encore à celui des faits qui se substituent les uns aux autres dans le temps.

Si François Bacon a pu dire que savoir c’est pouvoir,19c’est principalement, et peut-être uniquement, parce que savoir c’est prévoir, sans d’ailleurs que ce terme implique nécessairement la notion de temps pour les faits eux-mêmes. Une loi, quand elle est exacte, permet en effet la découverte de faits cachés, ignorés pour le moment ou qui ne seront jamais at- testés directement, mais dont cette loi implique l’existence.

Un exemple personnel. Dans un petit recueil des dialectes suisses, l’auteur, M. E. Dieth, affirme que le dialecte de Bâle- Ville distingue soigneusement i fermé et i ouvert, qu’il transcrit par y et par i (ex. ïberderRy “über den Rhein”), mais pour u il ne mentionne pas d’opposition parallèle.20 Le texte donné comme spécimen me fait conclure à un système rectangulaire à 2 classes de timbre, mais la colonne des voyelles sombres présente un degré de sonorité de moins que l’autre. J’en infère, d’après la loi de Trubetzkoy exposée plus haut, que ce dialecte (que je ne pratique pas) doit posséder aussi deux sortes de u. Un ami bâlois,21 consulté, m’écrit que son parler distingue en effet un u ouvert et un u fermé. Le tableau complet est donc:

Autre exemple. Une loi de passage me dit que tout s qui se rhotacise passe d’abord par une phase >2. Nous connaissons cette étape par les témoignages de l’osque (infinitif ezum, cf. lat. esse; gén. pl. -āzum, lat. -arum) et du gotique ( hvazuh“chacun,” cf. sk. kâh)« Là où elle n’est pas attestée directe- ment, comme en latin ou en grec (laconien ßuop, att. Ισωs ; crét. κoρμos, att. κooμos), elle peut donc être inférée.

* * *

Le but de ces pages serait atteint si j’avais réussi à convaincre le lecteur que la linguistique n’est pas seulement une science de faits, mais aussi une science de lois. La linguis- tique des faits — ceci à l’adresse des linguistes qui pratiquent leur discipline à la manière des gens qui étiquettent des papilIons ou qui collent des timbres dans un album — n’est qu’une étape vers la linguistique des lois.

Plus on découvrira de telles lois, mieux il deviendra possible de déterminer la place exacte qui doit être assignée à la linguistique parmi les autres sciences sociales.

On sait que Ferdinand de Saussure, dans l’introduction de son Cours, 22 avait classé la linguistique dans une science plus large, baptisée par lui du terme de sémiologie, elle-même une partie essentielle de la sociologie et ayant pour fonction d’étudier la vie des signes dans l’ensemble de la société. Cette seience nouvelle, après un demi-siècle bientôt,23 n’a malheureusement pas encore pris forme, et elle reste un desideratum. Mais ridée, qui n’a pas passé inaperçue, — il ne manque pas de penseurs qui s’y soient référés, expressément ou non,24 —est en marche.25

Pour le linguiste qui cherche à définir les rapports qui rattachent sa discipline aux autres sciences sociales, la tâche prochaine sera de faire le départ, parmi les lois découvertes, entre celles qui concernent exclusivement la langue et celles qui, dépassant le cadre de la linguistique, se rapportent à un groupe ou même à l’ensemble des systèmes de signes. Ainsi les lois données comme exemples dans les pages précédentes ne concernent sans doute que la langue; mais des deux principes de Saussure touchant la nature du signe linguistique: l’arbitraire du signe et le caractère linéaire du signifiant, le premier paraît être une loi générale de la sémiologie,26 tandis que le second, quoique débordant la linguistique, — on le retrouve dans le domaine de la musique et des signaux acoustiques, — ne s’applique pas à toutes les espèces de systèmes.

Notes

1Nouvelle classification des sciences, Paris (Alcan) 19012, p. 104.

2Il y faisait une place à la linguistique sous le terme de glossologie.

3Cet ouvrage a été traduit en français par Louis Sauzin sous le titre Introduction à l’étude des sciences humaines, Paris (Presses universitaires) 1942.

4The Classification of the Sciences, 1864. Je cite d’après la tra- duction française (19099).

5Paris (Colin) 1922, p. 160-161.

6Paris (Alcan) 19203.

7Programme sommaire des sciences sociales, Genève (Georg) 1909, p. 5.

8Revue de synthèse historique, 1908, p. 7.

9Cours de linguistique générale, Lausanne 19161, p. 138-139. Il appelait cela le point de vue panchronique, par opposition aux ״lois״ qui, dans certaines limites de temps et de lieu, s’imposent aux individus par la contrainte de l’usage collectif à la manière des lois sociales (p. 133- 138). Pour être complet, il faudrait dire: panchronique et pantopique. Dans l’introduction de ma Grammaire des fautes (Genève 1929), j’ai opposé dans le même sens la loi et la règle (p. 23-25).

10Essais de linguistique générale, Copenhague (Munksgaard) 1943, p. 45.

11Cf. mon compte rendu des Essais dans Zs. ƒ. rom. Philologie, 64 (1944), p. 148-153.

12Grundzüge der Phonologie (= Trav. du Cercle linguist. de Prague, 7), Prague 1939, p. 102.

13Grundzugef p. 102-103.

14D’ailleurs discutables: jeune/jeûne, veulent/veule. Cf. A. Martinet, La prononciation du français contemporain, Paris (Droz) 1945, p. 130 et suiv.

15Grundzüge, p. 102; Zur allg. Theorie der phonolog. Vokalsysteme, dans Trav. du Cercle linguist, de Prague, 1, p. 48.

16Grundzüge, p. 103.

17D’après les explications de M. Rob. Godel, maître à l’Ecole d’interprètes de l’Université de Genève, qui ajoute que cette langue possède, phonétiquement, un [o] bref ouvert, mais qui s’oppose à l’ensemble du système à titre de voyelle indéfinie (a).

18Lois de passage, dans Zs. f. rom. Philologie, 64 (1944), p. 557-568.

19”Nam et ipsa scientia potestas est. “

20Stimmen der Heimat, Verlag Phonogrammarchiv der Univ. Zürich, 1939, p. 11-12.

21M. Ed. Thommen, qui précise cependant que l’opposition u/u est moins fréquente. Exemples: dus «draussen» /dus «sanft»suf «Suff, fr. cuite» /suf «sauf!, fr. bois!».

22P. 34.

23Adrien Naville la mentionne dès 1901 dans sa Nouvelle classifica- tion des sciences, p. 104, en en attribuant la paternité à F. de Saussure.

24Dans maints passages de sa Sprachtheorie( léna 1934) où il cherche à montrer en quoi le signe linguistique diffère des autres espèces de signes, Karl Bühler traite les problèmes en sémiologue. Bally a souvent signalé les rapports entre la langue et le geste, et c’est peut-être par là qu’il faudrait commencer.

25Cf. en dernier lieu Eric Buyssens, Les Langages et le Discours (coll. Lebègue, no. 27), Bruxelles (Office de publicité) 1943.

26Cours, p. 102-103.

*Lingua 1 (1948), pp. 25-33. D'aprcs une confbrence faite 2 1'Universitb de Gencve le 14 novembre 1946 sous le titre Place de la linguistique dans une classification des sciences.

Next Chapter
Geneva School Reader in Linguistics
PreviousNext
All rights reserved
Powered by Manifold Scholarship. Learn more at manifoldapp.org