SYNTAXE DE LA MODALITÉ EXPLICITE*
Le présent travail est un simple programme d’étude, qu’il ne m’est pas possible de développer dans l’espace dont je dispose ici. Il est établi d’un point de vue strictement statique et limité au français moderne; mais les principes qui y sont ex- posés pourraient être étendus aux autres langues européennes régies par des règles syntaxiques communes; puis, par l’examen d’idiomes indo-européens plus anciens, tels que le grec, le latin et le sanscrit, on remonterait à l’origine de la modalité explicite, qui s’explique par la parataxe.1
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La modalité est la forme linguistique d’un jugement intellectuel, d’un jugement affectif ou d’une volonté qu’un sujet pensant énonce à propos d’une perception ou d’une représentation de son esprit. Ainsi la vue ou l’idée de la pluie peut provoquer dans l’esprit d’un agriculteur une croyance, une appréhension ou un désir: «Je crois qu’il pleut; Je crains qu’il ne pleuve; Je souhaite qu’il pleuve.» La partie de l’énoncé qui exprime le jugement ou la volonté (ici: je crois, je crains, je souhaite) est appelée modus; l’objet du modus (ici: l’idée de la pluie) est contenu dans le dictum.
La modalité est dite explicite quand (comme dans les exemples ci-dessus) le sujet de l’énonciation est en même temps le sujet de la phrase et que le verbe signifiant juger ou vouloir (le verbe modal) est distinct du verbe exprimant l’idée sur laquelle porte le modus (le verbe dictal ). La modalité est au contraire implicite lorsque le sujet de l’énonciation (généralement le sujet parlant) n’apparaît pas dans la phrase et que la modalité est exprimée par la syntaxe du dictum (normalement par le mode du verbe dictai («Il pleuvra.; S’il allait pleuvoir!; Qu’il pleuve!»). Entre ces deux formes extrêmes de la modalité, il y a place pour quantité de formes intermédiaires, dont les plus importantes seulement seront signalées au cours d’un exposé forcément schématique.
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Il n’est pas question de donner ici un aperçu même sommaire des nuances sémantiques de la modalité, encore moins de parler des innombrables formes périphrastiques, locutionnelles et idiomatiques qui correspondent aux verbes modaux (pour le détail, consulter Brunot, La pensée et la langue, p. 507 ss.). Il faudrait insister au moins — mais cela non plus n’est pas possible — sur les principes qui président au classement des verbes modaux. Rappelons seulement qu’on doit tenir compte a) des verbes modaux négatifs: nier, ignorer, refuser, dédaigner de, etc., b) des causatifs: convaincre (= amener à juger), conseiller (= inciter à vouloir, etc.), c) des déclaratifs: affirmer (= dire qu’on juge), se plaindre (= dire qu’on est mé-content), ordonner (= dire qu’on veut). Certaines distinctions logiques peuvent aider au triage: ainsi, dans la catégorie du vouloir, on peut distinguer: vouloir ce qu’un autre ne veut pas (forcer, contraindre), ne pas vouloir ce qu’un autre veut (défendre, refuser), et vouloir ce qu’un autre veut aussi (permettre, consentir). Mais la tâche la plus délicate du classement consiste à ramener sous les trois chefs indiqués plus haut d’innombrables expressions qui en sont, à première vue, fort éloignées, mais s’y rangent cependant par un jeu d’associations sémantiques et grammaticales: ainsi oser se rattache par l’intermédiaire de ne pas hésiter, être bien décidé, à l’idée de volonté; éviter, c’est s’abstenir, et, au fond ne pas vouloir; il s’agit (de se décider) =il importe, il faut, je veux (qu’on se décide). Il faut en outre prendre garde à l’homonymie: dans «Je crains d’avancer» il y a un défaut de décision, dans «Je crains de vous avoir blessé» une appréhension. Comparez encore: «Je comprends (= je vois, constate) que vous êtes fâché» et «Je comprends (= j’approuve) que vous soyez fâché»;oublier est modal dans «J’ai oublié qu’il faut payer», il ne l’est pas dans «J’ai oublié (négligé) de payer» (v. p. 12).
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Au point de vue grammatical, un verbe modal est un verbe transitif (c.-à-d. une copule de rection) ayant pour complément d’objet le dictum; celui-ci a la forme d’une proposition subordonnée jouant, par transposition, le rôle d’un substantif actualisé (L. p. 56 ss.) complément d’objet du verbe modal et relié à lui par le transpositeur que, particule vide de tout élément lexical; comparez «Je regrette que vous partiez» et «Je regrette votre départ».2 Ce que modal est suppléé, après un petit nombre de verbes, par à ce que (ex. s’attendre à ce que (= présumer). Le cas de de ce que, (s’étonner de ce que, etc.) est différent (voir plus loin, p. 112). Quant à la conjonction lexicalisée que, expri- mant une notion temporelle ou logique, elle est étrangère à la modalité (ex.: «Il entra que (= alors que) j’étais encore couché». «Attendez que (= jusqu’à ce que) la pluie ait cessé». Viens que (= pour que) je t’embrasse». La réciproque de la règle est également vraie: tout verbe suivi de que (particule vide !) est une copule modale, soit que ce verbe et cette particule soient offerts directement dans la phrase, (ex.: «Je crois que je suis innocent»), soit qu’ils se déduisent de l’analyse d’autres tours syntaxiques par voie d’échanges fonctionnels (ex.: «Je crois être innocent, je me crois innocent, je me considère comme innocent, je me tiens pour innocent, je crois à mon innocence»).
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L’étude des échanges fonctionnels est une des grandes tâches de la syntaxe; pour aucune langue ils ne sont encore établis systématiquement et ils devront faire l’objet de recherches méthodiques; en ce qui concerne la modalité, nous ne pouvons en donner qu’une idée approximative au moyen de quelques sondages. Nous distinguerons A) les échanges intéressant le modus etB) ceux qui concernent le dictum.
A) A propos du modus il importe de se rappeler que tout verbe modal est transitif; puisqu’il est suivi normalement de que (particule vide), il s’ensuit que, inversement, cette particule implique la transitivité du verbe ou du tour verbal qui la précède, même si la forme semble s’y opposer, comme dans être certain que, avoir la conviction que, etc. A ce sujet, les verbes de sentiments posent une question délicate. Comment juger des tours tels que «Je souffre de ce que je suis méconnu»? Tout simplement de la même manière que «Je souffre des dents»: le complément désigne ici la cause du procès, et nous sommes en présence d’un verbe proprement dit (ou verbe dic- tal!). Que penser alors de la coexistence de «Je m’étonne de ce qu’on ne me répond pas» et «Je m’étonne qu’on ne me ré- ponde pas»? La différence consiste en ce que, dans le premier cas, il s’agit d’un sentiment expliqué par sa cause, et dans le second, d’un jugement affectif (ou jugement de valeur) portant sur un procès: s’étonner que signifie «trouver, juger étonnant que»; or, c’est seulement en se muant en verbe de jugement qu’un verbe de sentiment devient une copule modale. Ces deux syntaxes sont donc bien distinctes, et si on les considère parfois comme équivalentes, c’est en partie parce qu’elles se confondent dans la forme lorsque la subordonnée est transposée en proposition infinitive (voir sous B): «Je m’étonne de ne pas recevoir de réponse» transpose indifféremment, s’étonner que et de ce que.
Les verbes modaux comportent de nombreuses équivalences fonctionnelles; signalons particulièrement l’échange entre l’actif et le passif impersonnel, qui modifie partiellement le caractère subjectif de la modalité: cp. «Je défends (on défend) de fumer)) et «Il est défendu de fumer». A son tour le passif peut échanger son participe contre un adjectif de sens voisin, et l’on obtient des correspondances telles que: «On prouve, il est prouvé, avéré que: il est vrai, il est exact que», «On permet, il est permis: il est légitime que», où le jugement est complètement objectivé; d’autre part le passif impersonnel peut céder la place à des impersonnels proprement dits: cp. «on présume, il est présumé: il semble que», qui présentent le jugement sous cette même forme impersonnelle.
B) Parmi les échanges intéressant le dictum, les deux cas les plus importants sont a) l’interrogation indirecte et b) l’infinitif.
a) Une interrogation contient la matière d’un jugement dont on demande l’assertion soit à autrui soit à soi-même. «Le train est-il arrivé?» signifie «Je vous demande ou je me demande, je ne sais, j’ignore si le train est arrivé». Or, on constate qu’entre «Je ne sais si le train est arrivé» et «Je sais que le train est arrivé», il y a correspondance fonctionnelle évidente;si interrogatif et que sont, au point de vue statique, supplétifs l’un de l’autre. L’échange avec que est moins apparent, mais selon moi aussi réel, dans les interrogations partielles; là aussi, c’est la réponse qui sert de réactif: «Vous ne savez pas quand le train arrivera? Mais moi, je sais qu’il arrivera a cinq heures)). On notera en passant que des correspondances telles que «Je ne sais si vous êtes honnête, d’où vous venez, ce qui y ous amène ici, ce que vous voulez de moi» prouvent que, statiquement, ce qui, ce que, ce dont, etc. sont de purs interrogatifs.
b) L’échange entre que et l’infinitif (J’affirme que je suis innocent: j’affirme être innocent; je regrette que vous soyez souffrant: je regrette de vous déranger; je veux que tu partes: je veux partir, etc.) est trop connu pour qu’on y insiste. L’infinitif est relié au verbe modal sans préposition ou par une préposition aussi vide que la particule que (regretter de, hésiter à, etc.). Il s’ensuit qu’une préposition lexicalisée exclut tout rapport modal; comparez «Je me décide a partir» et «Je me délasse à entendre la musique (=en entendant la m., par l’audition de la m.)». N’oublions pas non plus qu’une préposition lexicalisée peut être implicite: «Descendez recevoir (= pour recevoir) nos invités». Remarque banale, mais très importante: certains verbes modaux ne peuvent se construire qu’avec l’infinitif; mais il suffit de les échanger avec des synonymes ou des antonymes (sens large) pour que leur caractère modal apparaisse; ainsi on dit: «Je vous somme de partir», et sommer que est impossible; mais ce verbe est synonyme de ordonner: «Je vous ordonne de partir, j’ordonne que vous partiez»; de même pour hésiter à répondre = ne pas oser; ces deux verbes repoussent la construction avec que; mais on a vu (p. 4) que oser, c’est être décidé, et, au fond, vouloir (en dépit des obstacles, des dangers, etc.)
Comme l’infinitif n’est autre chose qu’un verbe transposé fonctionnellement en substantif, il s’échange tout naturellement avec des substantifs verbaux proprement dits: cp. «J’ordonne qu’on châtie les coupables, de châtier les c., le châtiment des c.». La correspondance est ici évidente; mais on peut se demander, à ce propos, si un verbe modal peut avoir pour complément d’objet un appellatif «concret», c.-à-d. un substantif désignant un être ou une chose. Il s’agirait d’un caslimite, où le verbe dictai serait entièrement implicite. En fait, croire aux démons, n’est-ce pas croire que les démons existent? «Je veux du thé » signifie réellement «Je veux avoir, je veux qu’on me donne du thé». Si cette interprétation est exacte, il s’ensuit que, inversement, si le rétablissement d’un verbe dictai est impossible, le verbe principal ne peut être modal. Dans des phrases telles que «Pense à ta mère», «Sais-tu ta leçon?», «Dis ta fable !», les verbes penser, savoir et dire n’expriment aucune idée modale.
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Les auxiliaires de mode (devoir, pouvoir [allemand dürfen et mögen], sembler, passer pour, etc.) ont leur place ici, puisque leur régime est à l’infinitif (Je dois partir, Vous pouvez sortir, Paul passe pour être honnête); mais le cas est bien différent des précédents. Ces auxiliaires s’échangent, par voie de synonymie, avec des verbes modaux employés au passif: «On veut que je parte, on m’oblige à partir, je suis obligé de partir, je dois partir»; «On permet que vous sortiez, on vous autorise à sortir, vous êtes autorisé, vous pouvez sortir»; «On estime que Paul est honnête, Paul est estimé être honnête, est censé être honnête, passe pour être honnête». Cet échange a une conséquence remarquable: la modalité, sans cesser d’être explicite, se trouve incorporée dans le dictum et cette incorporation nous montre le chemin qui permet de relier (statiquement !) la mo- dalité explicite à l’implicite. En effet, des auxiliaires de mode, la transition est aisée à des tours tels que «Il aura manqué son train (= il est probable, je présume qu’il l’a manqué)», où la modalité est représentée par le futur antérieur, et ainsi l’on comprend finalement qu’elle puisse être exprimée (et c’est le cas le plus fréquent!) par le mode du verbe dictai: «Nous se֊ rons heureux (= Je crois à notre bonheur futur); Nous serions heureux (= Je pose en imagination l’éventualité de notre bonheur);Soyons heureux, Qu’il soit heureux3 (= Je souhaite notre bonheur, son bonheur)», et qu’enfin le langage émotif puisse se contenter de marquer la modalité par l’intonation qui accompagne les phrases à un membre; c’est l’intonation seule qui montre, par exemple, que la phrase «Mon chapeau!» signifie «Je constate que mon chapeau est là» ou Je suis surpris qu’il ne soit pas là» ou «Je veux qu’on me l’apporte», etc., etc. Cette fusion totale du modus et du dictum est l’origine de toute modalité implicite, de même que le procédé opposé, la parataxe, est à la racine de toute modalité explicite.
On le voit: la modalité revêt des formes protéiques et disparates: expression distincte du dictum, incorporation dans le dictum,4 mode du verbe dictai, intonation.5 Mais la modalité n’est jamais absente de la phrase, elle en est l’âme; sans elle, l’énonciation ne correspondrait qu’à des représentations virtuelles de l’esprit, sans contact avec la réalité. C’est la modalité qui, avec le concours de l’intonation, distingue la phrase de tous les autres syntagmes, et les formes modales qu’on ren- contre dans les propositions subordonnées s’expliquent par la transposition de la phrase en terme de phrase.
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Nous avons dit qu’un verbe régissant l’infinitif n’est modal que si cet infinitif est échangeable avec une subordonnée introduite par que; il suit de là que, inversement, un verbe ne peut être modal si cette permutation n’est possible ni directement, ni par voie de correspondances synonymiques. Ces verbes-là forment un groupe assez bien déterminé, et leurs significations diverses ne sont nullement hétérogènes; elles ont ceci de commun qu’elles expriment des nuances aspectives des procès contenus dans les infinitifs qui en dépendent. A ces valeurs aspectives s’ajoute souvent l’idée de la participation plus ou moins intensive et consciente de l’auteur de l’action à cette action elle-même (valeurs «diathétiques»). Le verbe d’aspect peut présenter le procès dans sa durée indéterminée (être en train de, ne pas cesser de, etc.), dans son point de départ (être sur le point de, aller [«Il va pleuvoir»], commencer, se mettre à), dans son développement et son acheminement vers un terme (continuer de), dans son achèvement (finir de, cesser de). L’appoint de la diathèse crée des verbes désignant les phases successives de l’action volontaire: se préparer à, procéder à, essayer, tenter de, apprendre a, s’efforcer de, s’obstiner à; se hâter, s’empresser de; arriver, parvenir, réussir a; l’état consécutif à l’acte (pouvoir [all. können], savoir [all. vermögen ], p. ex. savoir nager) se confond naturellement avec l’état pur et simple.
La diathèse peut parfois prédominer aux dépens de l’aspect, comme c’est le cas des verbes marquant l’attention ou le soin: veiller a, prendre garde de, avoir soin de, etc., y compris leurs contraires: négliger, omettre, oublier de, etc. Quelquesuns de ces verbes comportent exceptionnellement la construction avec que: p. ex. veiller à ce que; cela s’explique par le fait que l’action volontaire est très voisine de la volonté envisagée en soi.
L’infinitif dépendant de ces verbes peut, comme c’est le cas avec les verbes modaux, se transposer en substantifs abstraits (cp. commencer a travailler et commencer le travail); le complément peut être aussi un simple appellatif lorsque le verbe qui devrait être à l’infinitif est totalement implicite (v. plus haut, p. 8); ainsi commencer un roman peut signifier, selon les cas, commencer a lire ou à écrire un roman; «J’ai oublié mes clés» = «J’ai oublié de les prendre», etc.
Les verbes aspectifs et diathétiques explicitent normalement des adverbes (non modaux!) de la phrase simple qui leur correspond: adverbes qui, eux aussi, expriment à leur manière des aspects ou des diathèses: ne pas cesser de travailler, c’est travailler toujours, finir de travailler = ne plus travailler, finir par entrer = entrer enfin, etc.
La valeur aspective de ces verbes ressort aussi de la comparaison avec des langues qui rendent les aspects par des procédés intérieurs au verbe, p. ex., comme en germanique, en slave, en finno-ougrien, par des préfixes; comparez commencer a couper (entamer) et all. anschneiden, finir de boire et aus trinken, réussir à tirer (un lièvre) et erschiessen, etc.
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Nous terminerons par une remarque importante qui dépasse les limites de notre étude: l’explicitation du mode et celle de l’aspect ne sont que deux cas privilégiés d’un fait général: 1 ’exploitation prédicative d’un terme quelconque d’une phrase; ce procédé consiste à faire de son élément ou de son supplétif le prédicat d’une proposition principale ayant pour complément les autres éléments de la phrase simple. Il y a là matière à un nouveau travail, et les quelques exemples qui suivent ne visent qu’à appuyer la définition: «Paul arrivera bientôt: il ne tardera pas à arriver; Il n’est pas encore rentré: il tarde à rentrer; «Cet élève seul a résolu ce problème, il l’a résolu le premier: Il a été seul, le premier à le résoudre»; «Paul (accent d’insistance !) est le coupable: C’est Paul qui est le coupable»; «Le train arrive: Voilà le train qui arrive»: Paul m’a chipé ma plume: (en lang. pop.)Il y a Paul qui m’a chipé ma plume». Un cas-limite: c’est la phrase entière qui est explicitée; cp. «Le train arrive » et «Voilà que le train arrive».
Il est intéressant de constater que les scolastiques du moyen âge connaissaient déjà le mécanisme de l’explicitation prédicative; comme l’a montré M. J. Lohmann (Sprachkunde, Berlin, Langenscheidt, 1942, Nr. 1, p. 2), ils la désignaient par le terme actus signatus, qu’ils opposaient à actus exercitus: ainsi pour eux, il y a actus exercitus dans le non de latin non venit, et actus signatus dans le nego de nego eum venire.
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Si cet exposé a quelque fondement dans les faits, il montrera peutêtre, malgré ses inévitables lacunes, qu’en grammaire les échanges fonctionnels suggérés par la mémoire ont autant d’importance que les syntagmes déroulés dans le discours, et que c’est par l’étude combinée de ces deux facteurs que le système d’une langue cesserait d’être un postulat pour devenir une réalité concrète.
Notes
1Sur la modalité en général et la modalité explicite en particulier, v. Bally, Linguistique générale et linguistique française (= L ), p. 31 ss.
2Si Ton sortait des limites du français, on constaterait que cette règle s’applique aux autres langues européennes régies par de grandes lois syntaxiques communes, qui naturellement présentent des variantes. C’est ainsi que les idiomes occidentaux ont une seule particule pour les verbes modaux des trois catégories (ex. italien chè, allemand dass, hongrois hogy, etc.), tandis que les langues de l’orient en ont deux, l’une pour l’expression des jugements intellectuels et affectifs, l’autre pour celle de la volonté, p. ex. roumain cä : sä, grec πoυ(πωs): vα y russe cto : ctob(‘i); roumain nu trebue sá uitam ca «Il ne faut pas que nous oubliions que... ; grec βελπω πoν (πω s); «je vois que ... »: θέλω να «je veux que... »; russe dumayu čto «je pense que...»: xoču čtob(Ï) «je veux que...».
3Qu’il soit est une 3e sing, de l’impératif, comme soyons est une Ire plur. du même mode (v. L., pp. 149 et 194). Le français moderne n’a pas de mode subjonctif en phrase indépendante ou en proposition principale. Si le subjonctif a encore une certaine vitalité dans les pro- positions relatives (cp. «Je cherche un professeur qui sache enseigner», «Paul est le seul élève qui ait résolu ce problème», partout ailleurs, et en particulier dans le dictum d’une phrase à modalité explicite, il n’est plus qu’un outil de transposition, et, dans bien des cas, une simple servitude grammaticale, héritée de la parataxe originelle (comparez «Je veux qu’il vienne » et «Qu’il vienne ! Je le veux ». C’est la raison pour laquelle nous n’en avons pas parlé dans notre exposé. Le conditionnel est le seul mode qui conserve sa pleine valeur modale en subordonnée; la preuve en est qu’il échappe aux transpositions de temps que le verbe modal impose à l’indicatif et au subjonctif. Comparez d’une part 1) «Mon ami m’écrit qu’il viendra, m’a écrit qu’il viendrait », futur de l’indicatif transposé), 2) «Je veux qu’il vienne, je voulais qu’il vînt » et d’autre part 3) Mon ami m’écrit, m’écrivait hier, m’a écrit, m’écrira de nouveau qu’il viendrait s’il faisait beau temps. Il va sans dire que le viendrait du groupe 1) est simplement homonyme de celui du groupe 3), bien que ces deux types remontent historiquement à un seul.
4Ajoutons aux cas d’incorporation mentionnés plus haut celui des adverbes et locutions adverbiales du genre de certainement, certes, sans doute, peut-être, malheureusement, naturellement, etc. Ils sont issus de la coordination ou de la segmentation en incise (voir L., p. 87) par condensation et suppression des pauses; cp. «Paul est un honnête homme. Certes!», «Il est —Certes! — un honnête homme », «Il est certes un hon- nête homme ». «Le malade a dû —Malheureusement! — être opéré», «Le malade a dûmalheureusement être opéré».
5D’ailleurs, quelle que soit la forme de la phrase, celle-ci est inconcevable sans une intonation autonome, qui peut être infiniment variée, mais qui la distingue de tout autre syntagme. Soit la phrase segmentée (AZ): «Il est parti: tant mieux!» (= «Puisqu’il est parti, je suis content»): le segment Z (tant mieux) peut se prononcer avec des intonations diverses qui toutes prouvent sa valeur de principale, car elles seraient identiques si tant mieux formait toute la phrase; au contraire, le segment A (Il est parti) ne comporte qu’une intonation montante qui ne se comprendrait pas si il est parti ne dépendait pas de tant mieux. J’ai essayé de montrer (Cahiers F. de S. 1, p. 36 ss.) que c’est l’intonation qui estampille la phrase en tant que signifiant, de même que la modalité l‘identifie comme signifié.
*Cahiers Ferdinand de Saussure 2 (1942)' pp. 3-13.