ROLE DE LA MIMIQUE ET DE LA MUSIQUE*
Puisque notre principe constant est de ne pas contrarier l’assimilation naturelle du langage et d’utiliser toutes les forces que l’enfant met lui-même à notre disposition, les premières leçons de langue — nous l’avons déjà dit — seront reçues par l’oreille et dans l’ambiance de la vie réelle. L’apprentissage linguistique sera essentiellement oral; on l’insérera dans la vie personnelle de l’enfant. Interposer dès le début entre son oreille et la parole l’image truquée de l’écriture, c’est fausser irrémédiablement la marche de l’enseignement.
Mais savonsnous tirer de la parole vivante toutes les ressources qu’elle peut offrir? Guère; la conception trop étroite que nous nous en faisons appauvrit, anémie l’enseignement oral.
C’est un axiome que l’homme se distingue de l’animal par le privilège du langage articulé en consonnes et voyelles; trop vite nous sommes amenés à croire que la parole articulée est tout dans le langage; pour les trois quarts des gens, bien parler, c’est bien articuler: reflet indirect de l’enseignement par les yeux; car les sons articulés, voyelles et consonnes, se reflètent — approximativement, il est vrai— dans les lettres de l’écriture.
Sans doute: les vices de prononciation appellent les sévérités du maître au même titre que les solécismes, et ce n’est pas un des moindres avantages de la leçon orale que de révéler ces fautes, de les étaler au grand jour. Seulement la parole vivante est encore tout autre chose.
1. Pour donner l’impression réelle de l’ennui, suffit-il de bien articuler la phrase «Je m’ennuie»? Ne sait-on pas que la même idée peut être communiquée d’une façon autrement suggestive sans le secours des mots par certaines modulations de la voix, par le bâillement, par le geste, que tous ces mouvements sont liés par une association constante et conventionnelle au sentiment de l’ennui? Quoi d’étonnant si la phrase «Je m’ennuie» s’accompagne presque toujours de l’un ou l’autre de ces signes symboliques, fixés par l’usage, interprétés à peu près uniformément par tout le monde.
L’expérience journalière nous apprend que nos émotions se traduisent naturellement par une mimique compliquée et précise (froncement de sourcils, moue, grimaces, etc.), que nos désirs et nos volontés déclenchent des mouvements tels que regards provocants ou langoureux, haussements d’épaules, mains jointes; qu’un geste suffit pour indiquer les objets auxquels nous pensons, que les phénomènes enfin, les actions, les idées abstraites peuvent être figurés par des symboles analogues, par exemple l’envol d’un oiseau, par une agitation rapide de la main.
Il est donc naturel que la mimique continue à jouer un rôle — de second plan, sans doute — à côté, ou plus exactement au sein du langage articulé; en fait on la voit réapparaître dès que la pensée s’affective et que la parole s’échauffe. Il y a même des cas où elle devient nécessaire en l’absence de toute émotion. Prononcez des phrases telles que: «Prenez ceci», «Asseyez-vous là», «Tournez la tête de ce côté-ci, pas de celui-là»: si aucun geste ne précise l’endroit que vous désignez, l’interlocuteur ne pourra pas exécuter la consigne.
Dans le premier enseignement, on pourrait aisément économiser bien des explications abstraites si l’on faisait usage de ces procédés visuels, très accessibles à l’enfant. Son œil est encore plus aiguisé que son ouïe; on a remarqué que les aveugles-nés parlent plus tard que les voyants. Une foule de mots se définissent exactement par la mimique; une attitude expressive du corps en dira plus long qu’un long commentaire pour montrer ce que c’est que se camper devant un adversaire; un regard méprisant et mobile rend compte du verbe toiser; pourquoi ne pas expliquer êcarquiller les yeux ... en les écar- quillant? Sans compter que certains vocables appellent par leurs sons mêmes le geste approprié(se dandiner, dodeliner de la tête, virevolter, cahoter, etc.) et que certains autres ne peuvent même se prononcer sans que les jeux de physionomie n’esquissent les contractions qui symbolisent l’idée (souffler, gonfler, bourrer, happer, laper, etc.). Mais — chose plus im- portante — la plupart des mouvements expressifs se traduisent, non par des mots, mais par des phrases: si dans une situation donnée, quelqu’un esquisse un geste découragé et résigné, la langue suggère des équivalents tels que: Que voulez-vous? Rien à faire! A quoi bon regimber? Il faut en passer par là, etc. Pourquoi tout cela ne se traduirait-il pas en exercices scolaires?
2. Ce n’est pas tout: ces mouvements qui figurent nos émotions ou nos désirs, qui montrent les objets, qui symboli- sent les phénomènes ou les abstractions, ont pour corrélatifs les nuances musicales de la parole. Nous chantons autant que nous parlons; nos phrases sont continuellement soulignées, commentées par une sorte d’orchestration discrète: par une mélodie tantôt montante, tantôt descendante, variée de notes longues ou brèves, ponctuée à certains endroits d’accents forts, ou coupée de silences, martelée de répétitions. En un mot, la parole n’est pas seulement articulée, elle est aussi rythmée, et ce rythme vocal est étroitement lié au rythme des gestes; comme lui, il a des valeurs émotives, désidératives, indicatives, descriptives. La logique y trouve même son compte; ainsi l’intonation seule montre si un groupe de mots tel que «Jacques ou Jean» implique un choix indifférent (mélodie uniforme) ou un dilemme (mélodie coupée et distributive). La grammaire aussi, et nous le verrons mieux plus tard. Ces deux phrases «La Gaule était païenne quand Clovis monta sur le trône» et «La Gaule était perdue quand un secours inespéré vint la sauver» ont une syntaxe totalement différente, et cette différence est marquée par l’intonation.
Entrevoit-on ce que pourrait devenir la lecture à haute voix si elle était préparée, illustrée, au risque d’exagérer au début, par le geste et la musique? Voici un fragment de la Maternelle de Frapié où j’ai souligné les mots qui peuvent facilement être dramatisés par le geste ou la voix, ou par l’un et l’autre; mais ce ne sont pas les seuls:
Près du lavabo un gros blond admet cinq camarades à partager un sucre de pomme; mais les doigts se poissent sans parvenir àcasser le bâton; alors, après la manipulation générale, on le passe de bouche en bouche; chacun a droit à cinq ou six sucements; pendant que l’un déguste, les autres êcarquillent les yeux, remuent a vide les lèvres et la langue, avalent leur salive.
3. Enfin, en étroite connexion avec ces procédés périphériques de la parole, nous rencontrons, au seuil du langage articulé, le vocabulaire exclamatif: les interjections révélatrices de nos émotions, et les onomatopées qui décrivent des phénomènes extérieurs sont au fond de même nature que les signes cinétiques et musicaux dont il vient d’être question. En effet, comment concevoir de petits mots tels que hein! bah! tiens! ou des phrases bloquées çomme Allons donc! Pas possible! sans certains gestes, certains jeux de physionomie, certaines intonations qui les expliquent et les complètent? Comment prononcer l’onomatopée pif paf pouf ! sans faire instinctivement le geste d’épauler un fusil?
On traite généralement les exclamations en parents pauvre s du langage: leur importance est cependant considérable comme point de départ. La formation linguistique de l’enfant reflète le développement du langage lui-même au cours de sa différenciation: celle-ci opère sur les signes synthétiques et compacts de l’expression primitive et globale, qu’elle remplace progressivement par des formes analytiques, articulées. Pourquoi ne pas suivre la même voie dans le premier stade de l’enseignement? Les exclamations sont des comprimés de phrases propres au langage enfantin; mais elles renferment en germe le vocabulaire usuel et la syntaxe normale; il suffit de faire jouer les associations justes;Allons donc! tiré d’une situation déterminée, mimé et chanté, peut conduire à d’autres expressions un peu moins rudimentaires, telles que A d’autres! Chansons! Quelle histoire! et enfin à des phrases proprement dites: Je n’en crois rien! etc. Au sein même de la phrase, une proposition peut être remplacée par un geste; supposez qu’après avoir dit: Si tu bouges on esquisse un geste de menace (poing fermé, etc.), l’équivalent sera: Gare à toi! Je cogne, Je frappe. Une onomatopée peut remplir le même rôle: Si tu bouges, pan! L’élève trouvera facilement les mots qui rendent la même idée.
En procédant de la sorte, nous suivons la marche de la pensée même: toutes nos représentations germent dans notre esprit sous une forme globale, indistincte; pour les exprimer, pour les rendre intelligibles à autrui, nous devons les décomposer; mais cette analyse ne se fait pas d’un coup; elle comporte des degrés infiniment divers: il est donc rationnel de partir des formes les plus voisines de la pensée synthétique, puis de leur substituer progressivement des formes analytiques; rien ne peut mieux contribuer à créer chez l’enfant le sens grammatical, qui s’affinera par la comparaison de ces différentes formes.
Bien des exercices pourraient être établis sur cette base, mais il est difficile d’entrer dans le détail des applications. Par exemple, un type fort usuel d’énonciation consiste à faire suivre immédiatement une exclamation d’une petite phrase qui la commente (Tiens! voilà qui est curieux); excellente occasion de mettre en parallèle la syntaxe bloquée et la syntaxe articulée; on apprendra à remplacer ouf! par Quel soulagement! pouah! par C’est répugnant; pour ah bah! sapristi! diable! etc., on trouvera des équivalents analogues. L’interjection oh! contient à elle seule autant d’expressions affectives diverses qu’elle s’accompagne d’intonations différentes (Oh! que c’est triste! — Oh! comme c’est joli! — Oh! cela m’est bien égal! etc.). Les onomatopées se prêtent à la même comparaison: Paf! (Le coup part). - Toc, toc! (On frappe à la porte), etc. L’intonation montante à la fin des phrases de la forme II fait un froid.... C’est d’une beauté... peut être remplacée par un adjectif ap- préciatif tel que glacial, merveilleux, etc.
En somme la manière de mimer et d’orchestrer la langue a autant d’importance que l’articulation des mots; les enfants prêtent moins d’attention à ce qu’on leur dit qu’à la manière dont on le dit. Leur sens de la mélodie et du rythme est d’une incroyable finesse; un enfant qui ne sait pas encore parler fait comprendre par la seule intonation qu’il interroge. Sa faculté visuelle est encore plus développée; on peut donc penser que tous les éléments expressifs qui s’adressent à l’œil (mouve- ments, gestes, contractions de la face, attitudes, etc.) sont interprétés par lui spontanément.
Et nous ne profiterons pas de ce merveilleux levier de compréhension et d’assimilation? Nous préférerons remplacer l’intonation naturelle par la litanie des dictées orthographiques, la parole naturelle par les artifices de l’écriture? Nous continuerons à tolérer que nos élèves ânonnent des poésies apprises machinalement, avec des inflexions de voix qui prouvent qu’ils ne comprennent ni ne réagissent?
De même qu’il est absurde de cultiver le seul contenu logique de la pensée sans tenir compte des sentiments, des volitions, des jugements subjectifs de valeur qui en sont presque toujours l’essentiel, ainsi il est contre nature de négliger les signes qui reflètent fidèlement et directement ces aspects de la pensée, bien qu’ils soient parfaitement consacrés par l’usage et admis par tout le groupe. Car ils ne sont nullement abandonnés à l’arbitraire de chacun; ce ne sont pas, comme on le croit souvent, des produits purement instinctifs et occasionnels; ils sont fixés comme les mots usuels; le geste de se frotter les mains est aussi conventionnel que le mot contentement, qui lui est synonyme; on se gratte la tête pour montrer son embarras, on joint les mains pour supplier; ces gestes n’ont pas chez tous les peuples la même signification.
C’est donc une grande erreur pédagogique que de faire abstraction des formes du langage qui expriment d’une façon si vivante et si précise les sensations, les mouvements de la sensibilité, les images de la fantaisie, les nuances des idées. Présenter à des jeunes garçons une langue volontairement dépouillée, sous prétexte qu’elle est plus simple (quelle chimère!), c’est se priver d’un puissant levier éducatif.
Concluons:
Le langage parlé et articulé n’est qu’une des faces de l’expression de la pensée, un compartiment central, mais un compartiment enfin, des signes dont nous nous servons pour communiquer avec nos semblables.
Le langage articulé s’entoure d’un ensemble de signes périphériques qui presque toujours le soulignent et l’éclairent, au point de donner quelquefois à eux seuls la vraie signification de l’énoncé.
De même que la pensée met en mouvement la totalité de l’esprit, de même nous parlons avec le corps tout entier.
*La crise du fran~ais (1931), pp. 60-68.