INTRODUCTION À L’ÉTUDE DE L’INTERJECTION*
Aha! — s’êcria-t-il en portugais.
I
Cette petite phrase nous égaie, et pourtant A. Dumas père en la rédigeant n’a point cherché d’effet comique. Nous nous amusons aux dépens de l’auteur lui-même ayant commis cette grosse bévue. On se demande: comment cet aha! aurait-il été poussé en allemand, en russe... ? C’est qu’on ne doute pas un instant qu’il s’agisse ici du langage «naturel» que l’homme n’a pas besoin d’apprendre. Cependant, pour avoir le droit de penser ainsi, il aurait tout d’abord fallu procéder, dans des recoins les plus divers de notre planète, à des enquêtes systématiques sur le fonctionnement du langage des exclamations. Or, les linguistes tiennent généralement les interjections en piètre estime, et quiconque veut se faire là-dessus une idée un peu approfondie voit surgir devant lui de gros obstacles.
L’étude de cette espèce de «mots» pose inévitablement le problème du signe arbitraire et du signe motivé. Après F. de Saussure et Ch. Bally il serait difficile d’en dire quelque chose de nouveau. Dans les lignes qui suivent il ne s’agit que d’une prise de position.
Par suite d’incessantes confrontations des signifiés entre eux, ceux-là parviennent à l’état de concepts. Un plan idéal se constitue, pour ainsi dire, par-dessus les signes, dans lequel les concepts s’intègrent. De même, c’est par suite des confrontations analogues entre les signifiants que ceux-là finissent par se résoudre en un jeu d’oppositions différentielles. Un plan phonique se forme alors, dominant par ses lois la totalité des signifiants. Il en résulte la scission de chaque signe en signifié et en signifiant que seule relie la contrainte sociale. Ainsi le signal naturel se transforme en signe arbitraire. Comme tel il est nécessairement entraîné dans le jeu de l’homonymie et de la synonymie, jeu qui suffit à lui seul à distinguer la langue de tous les autres systèmes sémiologiques. C’est en lui, en effet, que réside la «vie» de la langue puisque, rendant le signe mobile, il lui assure par là une adaptation permanente à la réalité toujours nouvelle.
Serge Karcevski
Le signe qui serait totalement motivé ignorerait la dissociation du signifié et du signifiant, d’où résulterait l’impossibilité de l’homonymie et de la synonymie. Il ne saurait pas avoir de valeur conceptuelle et se présenterait de plus comme un bloc phonique indécomposable. Son fonctionnement ferait grand cas de l’opposition de l’acte de la phonation à celui de l’audition, opposition élémentaire et relevant de la parole. Le signe totalement motivé n’existe pas en réalité dans la langue, mais il est un postulat théorique fort utile au point de vue méthodologique.
C’est le signe arbitraire qui domine la langue. Cependant une lutte incessante s’y poursuit entre les tendances qui mènent à l’arbitraire du signe et celles qui s’y opposent en cherchant à lui assurer une motivation. Le rapport entre ces deux forces varie aussi bien d’une langue à l’autre qu’à l’intérieur du même système linguistique. Ainsi, par exemple, dans le russe la dérivation joue un rôle immense. Le mot dérivé étant, d’après la terminologie saussurienne, un signe «relativement motivé», cela signifie qu’en russe les tendances à la motivation du signe sont de beaucoup plus puissantes que par exemple en français ou en anglais. Selon toujours la même terminologie, ces dernières langues seraient du type «lexicologique» tandis que le russe serait une langue «grammaticale». Le plan sémiologique interjectionnel est le plan du signe motivé par excellence. Cependant la phonologie — le domaine du signe arbitraire par définition — réussit à y faire de gros ravages en imposant ses propres lois à la structure phonique d’un grand nombre d’interjections.
Tout en étant un signe motivé, l’interjection est intégrée dans la langue, d’où atténuation considérable de ses caractères particuliers. Le «signifié» en maintient, il est vrai, la valeur non conceptuelle, mais le «signifiant» subit souvent l’action analytique de la phonologie. L’homonymie et la synonymie ne restent pas non plus sans exercer certaine influence sur le signe.
II
Nous nous attacherons ici surtout à marquer ce qui distingue l’interjection des autres signes de la langue pour insister sur son originalité.
Malgré la pression exercée continuellement par la phonologie, l’aspect phonique des interjections offre bien des particularités. En voici quelques spécimens.
Le français, qui ignore les triphtongues, identifie pourtant le cri du chat par miaou. Ignorant également r vocalique, il dit que l’oiseau en s’envolant fait frrr. Le russe n’a pas de rw, cependant pour lui le chat crie m’aw et le chien pousse des haw- haw, tandis qu’il enregistre le vagissement de l’enfant comme wà-wà. Pour arrêter le cheval le Russe et le Finnois de même, crient «tpru », ce qui n’est que r bilabial long. En russe, ƒ ne vient jamais devant une voyelle, pourtant les interjections n’en tiennent point compte : fu! (répulsion olfactive), fyrk ou frrk (ébrouement du cheval), etc.1 Déjà au cours de l’évolution du slave commun, e initial a pris une prothèse, mais les exclama- tions s’en passent; ainsi en russe e!> ehe!, ex!, ej! Cet e exclamatif a passé d’ailleurs aux déictiques étot, êtak, ainsi que dans les pronoms exclamatifs êkoj, édakoj, sans parler des déictiques exclamatifs du langage populaire évot, évon, etc. L’interjection est toujours accentuée, la conjonction jamais. De là quelques perturbations dans la phonologie générale du russe. Ainsi par exemple dans la conjonction stop (orthographiée ctob), lorsqu’elle figure comme exclamation dans le juron Þʺ t’eb’a! ..., l’accent frappe la voyelle réduite, pourtant atone par définition. L’exclamation no! (prohibitive-exhortative), fonctionnant comme conjonction «mais», garde son o, tout en étant atone, ce qui est contraire aux lois phonologique russes. Un dernier exemple : le pronom on «il», même atone, ne réduit pas son o, à moins qu’il s’agisse d’une inversion. C’est que dans le premier cas, il pourrait être confondu avec l’exclamation- conjonction an!, danger qui ne se présente pas dans le second cas, l’exclamation ne formant jamais d’enclise.
Il serait facile de multiplier ces exemples. Ceux que nous venons de citer suffisent, nous semble-t-il, pour démontrer que la structure phonique des interjections échappe à l’emprise totale des lois de la phonologie.
Ce qu’il y a de commun à toutes les interjections, c’est Vabsence de valeur conceptuelle. Aussi ne sauraient-elles être considérées comme des mots constituant une «partie du discours» à part quoique corrélative aux autres parties du discours.2 Un concept n’existe qu’autant qu’intégré dans un système de concepts et que délimité et soutenu par ses semblables. Le concept est un outil de classification. Dans nos langues, la nature conceptuelle du mot est nettement accusée, grâce aux valeurs formelles que le mot renferme, lesquelles encadrent la valeur sémantique et font attribuer le mot à telle ou telle catégorie. Les interjections n’offrent rien de pareil. Ni miaou, ni aha! ne contiennent la moindre valeur formelle. Et nous allons en plus constater que ces signe s-là fonctionnent d’une manière toute différente du fonctionnement des parties du discours. Les interjections relèvent d’un plan sémiologique particulier.
Le langage, en tant que mécanisme sémiologique, n’est pas «monoplan». Tous les signes de la langue ne remplissent pas la même fonction sémiologique. Si les mots ordinaires, les parties du discours, dénomment les «choses», les numéraux ou quantificateurs les dénombrent et les pronoms les indiquent. Ce qui n’est pas la même chose. Quant aux interjections, celles-làsignalent une présence. Elles se meuvent sur le plan non-conceptuel du langage lequel s’oppose par là à tous les autres plans sémiologiques. Notons en passant, sans pouvoir y insister ici, que les exclamations et les pronoms entretiennent pourtant des relations réciproques fort curieuses qui font pré- sumer de leurs origines communes. Ce qu’on appelle «phono- logie» règle la structure phonique des plans sémiologiques conceptuels, celle des mots organisés en parties du discours tout particulièrement. Mais son autocratie est plus ou moins tenue en échec sur le plan non-conceptuel, interjectionnel.
III
Jusqu’à présent toutes les interjections étaient mises par nous dans le même sac. Le moment est venu de procéder à un tri.
La toute première constatation que les faits nous imposent, c’est que les exclamations fonctionnent d’une manière radicalement différente de celle qui est propre à tout le reste des interjections. Et voilà donc le principe de la répartition des interjections en deux grandes classes : 1)exclamations et 2) non-exclamations. En examinant de près les dernières, on constate que le caractère positif qui leur est commun, c’est qu’elles sont imitatives. Leur aspect phonique imite soit les cris d’animaux, soit les bruits divers. On aboutit ainsi à la distinction : 1) des onomatopées et 2) des non-onomatopées ou exclamations.
Les exclamations pourraient être envisagées comme «cris» humains intentionnels. Cependant l’analogie avec les cris d’animaux ne va pas loin. D’une manière générale, à chaque animal n’est attribué qu’un seul cri. Les exceptions sont minimes et ne concernent que les plus familiers des animaux. Ainsi le chat fait miaou, mais aussi ron-ron. En russe on dit que le gros chien fait haw-haw, tandis que le jappement du petit est représente par t’af-t’af. On peut d’ailleurs y voir deux espèces différentes de chiens. Et vice-versa, tel cri ne caractérise que tel animal. Ne pourrait-on pas considérer — au figuré, bien en- tendu —les bruits comme «cris» des choses? Or ici non plus l’analogie n’est pas longue. La plupart des bruits sont «anonymes» : vlan!, pan!, boum! Ceux qui ne le sont pas ont des au- teurs d’espèces différentes : tic-tac, pif֊paf,frrr; wà-wà ou bien l’imitation de la toux, du rire, etc. Il s’ensuit que les exclamations ont une double caractéristique : ce sont des émissions de la voix humaine, mais nécessairement intentionnelles. Une toux imitée dans un récit descriptif n’est qu’un bruit, mais un toussotement émis comme signal d’avertissement fonctionne accidentellement comme exclamation. L’aboiement d’un chien, en vue d’attirer l’attention du maître, tout intentionnel qu’il est, demeure un cri. On peut aller plus loin. Les cris d’un enfant réclamant sa mère ne sont non plus des exclamations. Cela signifie que certaines émissions de la voix humaine intentionnelles portent l’estampille de la langue, sont «homologuées», tandis que d’autres sont répudiées comme relevant du langage naturel.
Le caractère motivé des interjections onomatopéiques est évident. Ce sont des images de la réalité perçue par l’oreille. Pour le sentiment linguistique spontané tel oiseau profère réellement cou-cou e t tel autre cocorico. Mais le caractère motivé des exclamations est moins net. C’est que dans le premier cas il s’agit d’un enregistrement, d’un acte d’audition, tandis que l’exclamation est une émission, un acte de phonation. Ce sont les conditions de la phonation s’effectuant surtout sous l’empire d’une émotion qui motivent l’aspect phonique des exclamations. Celui-ci trouve son point d’appui dans les phénomènes qui accompagnent la manifestation d’une émotion par la voix : les modulations du ton, la mimique, quelquefois le geste. L’image et l’émotion sont d’essence psychophysiologique différente, bien qu’elles s’associent souvent.
Dans les sociétés primitives, outre le langage oral, on pratique largement le langage gesticulé. Le second influe beaucoup sur le premier. On dirait qu’il lui est sous-jacent. Le langage oral est d’un caractère pictural très accusé tout en étant très émotif. Plus on médite sur l’interjection et plus on est porté à y voir l’héritier direct, quoique bien appauvri, du signe primitif syncrétique dans lequel la voix, la mimique et le geste se fusionnaient. Il semble en outre que l’interjection russe serait moins éloignée de son ancêtre que par exemple l’interjection française.
Certains linguistes voient dans l’interjection un mot-phrase. Nous avons expliqué que l’interjection diffère du mot par l’absence de valeur conceptuelle. Quant à la phrase, nous la définissons comme unité d’échange dans le dialogue. Or, seules les exclamations sont susceptibles de cette fonction. Mais ce sont là des phrases de nature particulière, phrases dépourvues d’étoffe conceptuelle, phrases-signaux.
IV
Nous allons examiner le fonctionnement des onomatopées.
Tout signe peut être cité, c’est-à-dire être inclus dans la structure asyndétique qu’on dénomme «discours direct». C’est ce fonctionnement minimum qui est dévolu aux onomatopées. Ainsi «Le chat fait: ron-ron», «Tout d’un coup j’entendis : boum!» A propos de la seconde phrase on pourra remarquer que ce n’est pas un discours direct, et on aura raison. Cela nous oblige à faire une rapide excursion dans le domaine de l’asyndète, qui se situe en deçà de la syntaxe et perpétue un état de langue très archaïque, ignorant encore aussi bien la coordination que la subordination.
Il existe trois types de structures asyndétiques, mais il ne s’agira ici que d’un seul parmi eux. Aux phrases que nous venons de citer et qui le représentent très bien ajoutons encore deux que nous traduisons littéralement du russe : «J’entends — un chien aboie» et «Je vois — un chien court». Ce qui caracté- rise ce type d’asyndète, c’est qu’il renferme une double constatation. On serait tenté de représenter cela graphiquement par deux cercles concentriques. La constatation intérieure est «un chien court» et la constatation extérieure, enveloppant la première, est «je (le) vois». Sur le même patron sont construites les trois autres phrases.
Il est important de constater que l’onomatopée ne peut figurer que dans les structures aussi primitives. Le fait que l’onomatopée ne peut pas apparaître dans une subordonnée et que par exemple, du discours direct elle ne peut pas passer dans le discours indirect, est également très significatif. Le discours indirect ne vise qu’à la reproduction du signifié, — ce qui relève de la synonymie. Or, le discours direct reproduit fidèlement le signifiant, — ce qui l’apparente à l’interjection, laquelle n’admet que difficilement la scission entre le signifiant et le signifié. Parmi les exclamations françaises et russes seules oui et non, da et net peuvent figurer dans la subordonnée: On skazal, čto da (net) «Il dit que oui (non)».
Nous prétendons donc que les onomatopées ne constituent pas des phrases. Il y a pourtant des cas qui sembleraient infirmer notre thèse.
Voici une petite scène évoquée devant nous par M. Ch. Bally, au cours d’un entretien. — Des mains d’une domestique échappe une assiette qui se brise avec fracas. Je lance : pan! — A notre avis, il s’agit là d’une ellipse. La phrase complète serait quelque chose comme «Vous venez de faire : pan! » Nous sommes dans la parole. Mais quelle était pourtant la raison de lancer cette interjection? Si ce n’était là qu’une simple réaction à une excitation extérieure, nous nous trouverions dans la situation qu’on peut qualifier comme «zéro de dialogue» et qui n’offre qu’un intérêt fort médiocre pour un linguiste. Or nous pensons qu’il en est autrement. Ce pan! est adressé à un interlocuteur et signale une attitude psychologique qu’on peut inter- préter comme «Je m’associe à votre acte pour en partager la responsabilité. Ne vous en inquiétez pas trop.» Que nous sommes ici sur le plan social, partant en plein dans le conventionnel et non pas dans le spontané, cela est prouvé par cette autre petite scène que nous empruntons à un roman russe3 et qui se passe dans une pension à Berlin : «Enfin, ayant mal calculé son effort, il claqua de la porte de telle façon que Frau Stoboj, qui passait en ce moment dans le corridor avec une soucoupe de lait, prononça froidement : hups! » L’usage contraignait la maî- tresse de la pension à articuler ce hups!, afin de minimiser la maladresse du pensionnaire, mais elle Ta fait à contre-cœur, «froidement».
Il ne paraît pas que l’admission de nouvelles onomatopées rencontre de la part de la langue quelque opposition. Pour impressionner son interlocuteur, comme lui-même a été impres- sionné par quelque bruit ou cri insolite, le sujet parlant a toute liberté d’imiter celui-là de son mieux, sans s’embarrasser beaucoup de la phonologie.
V
Ce paragraphe sera consacré à l’analyse d’une forme russe fort étrange et qui, à notre avis, n’a pas encore reçu d’explication satisfaisante. Les exemples cités plus bas n’ayant pas d’équivalents en français, seront traduits littéralement.
A côté d’une interjection, telle bux!, quelque chose comme vlan! hop! ou pan! le russe possède un bux! qui fonctionne comme prédicat, dans le langage expressif, bien entendu. Ainsi On razbeZals’a i bux v vodu! §à prit de l’élan et hop dans l’eau!»;On sxvatil kamen’i bux jevo v reku! «Il saisit une pierre et la vlan dans la rivière ! »; ou bien encore ce proverbe : Ne posmotrev v sv’atcy, da bux v kolokol! «Sans avoir consulté le calendrier il fit le carillon», littéralement : «il frappa dans la cloche»; mais ce «frappa» est de nouveau rendu par le même bux!
On donne à cette forme le nom d’«interjection verbale». Nous pensons que celui de verbe interjectionnel lui conviendrait mieux.
Dans les exemples ci-dessus, le prédicat a la valeur d’un verbe, tantôt transitif, tantôt pas, perfectif et correspondant au prétérit. Sa caractéristique essentielle, c’est qu’il exprime un acte ultra-rapide, variété particulière et expressive de l’aspect perfectif momentané. On peut prétendre que cette variété a surgi parce que l’expressivité du perfectif-momentané est en train de s’user. C’est ainsi que ce dernier est également attaqué par la création d’une variété que nous avons jadis dé nom- mée «isolative»; ainsi, par exemple, à côté de tolknut’ «pousser en un seul effort», existe tolkanut’ qui souligne davantage la discontinuité du procès.
Un acte ultra-rapide, qui est nécessairement soudain et provoque une surprise, intéresse vivement la langue russe qui cherche à l’exprimer de diverses manières. Dans le prédicat interjectionnel l’acte inattendu trouve une expression morphologique.
Cette formation n’est propre qu’aux verbes tirés des onomatopées imitant des bruits brusques, sans durée. Ainsi buxl buxat’ > buxnut’, d’où par une nouvelle réduction à la forme interjectionnelle : buxl Cependant ce nouveau buxl est enrichi de valeurs verbales : aspect, temps, transitivité éventuelle, rapport au sujet. Ce n’est donc plus une interjection. C’est un mot, un signe de nature conceptuelle quoique relevant du langage expressif.
Dès lors buxl, interjection, et buxl prédicatif n’évoquent plus la même image. Les deux ne se comportent pas de la même manière à l’égard de l’image syncrétique qui a été le point de départ de la chaîne de la dérivation. L’interjection évoque avant tout une image acoustique, le reste sommeillant dans la pénombre. Les prédicats interjectionnels signifient frapper, tomber, jeter, etc., c’est-à-dire qu’ils évoquent une image cinétique. Ce mouvement, ce «coup» est accompagné d’un bruit caractéristique, mais c’est là un fait concomitant, bien que très important. L’image cinétique sous-jacente à l’idée de «coup» est d’une fertilité prodigieuse. Pensons à tous ces coup de hache, coup de main, coup d’oeil, coup de jarretière, coup de glotte, coup de tête, coup d’horloge, coup de tonnerre, coup de soleil, boire un coup, tout à coup, etc., etc. En russe, cette fécondité se manifeste surtout dans le domaine du verbe.
C’est pourquoi, sous l’effet de l’analogie, un certain nombre de verbes, ne dérivant point des interjections, ont créé des formes interjectionnelles. Ainsi tolkat’ > tolknut’ «pousser» > tolkl, xvatit’l «saisir» >xvat’!, dvigat’ > dvinut’ «mouvoir» dvigl, gl’adet’l «regarder» >gl’ad’l, etc. Les verbes onomatopéiques désignant les cris d’animaux n’ont pas de forme interjectionnelle. C’est pourquoi le cas suivant est particulièrement instructif. L’imitation du jappement t’af (ou t’av) donne lieu aux verbes t’av-k-at’/ t’av-k֊nut’ d’oùt’av-k! Cette dernière formation ne diffère pas seulement de l’initiale par la présence du suffixe -k-, marque de ses origines déverbatives, mais, en outre, elle ne signifie plus «japper» mais «mordre» ou «happer»Sobaka t’avk jevo za nogul «Le chien lui happa la jambe». Encore un cas très curieux. A l’ail. «Ich spucke drauf!» le russe répond par Mue na eto naplevaV ! et par Ja t’fu na eto! Les verbes plevaV et plunut’ «cracher» ne sont pas tirés d’une interjection, bien qu’ils soient d’origine onomatopéique. Ils n’ont pas non plus de forme interjectionnelle. D’autre part, l’interjection t’fu!, imitant l’acte de cracher, n’a pas donne lieu à un verbe. Or, en comparant les deux phrases, on a l’impression que ce t’fu! se conduit comme s’il était tiré du verbe plevat4י dont il garde d’ailleurs le régime. On peut dire que dans ce cas l’identité des signifiés l’a emporté sur la divergence des signifiants. Il est permis de parler ici de synonymie.
La tendance à différencier les deux signes se manifeste également en ceci que les formations prédicatives ne se prêtent pas à la «citation», qui demeure la fonction, Tunique, réservée aux onomatopées. La phrase suivante de L. Tolstoï ne contredit point notre assertion : Vdrug slySat — grox v kol’co u dverej. «Ils entendirent tout à coup quelqu’un frapper de l’anneau à la porte». Cette structure asyndétique laisse sous-entendre un sujet : Kto-to grox...
Les signes que nous venons d’examiner sont des mots, des formes verbales aspectives particulières. Elles sont à cheval sur la grammaire et sur le vocabulaire, ce qui est le propre de l’aspect en général. En tant qu’ils relèvent du vocabulaire, ces signes se rangent sous quelques chefs peu nombreux et dont le prédominant est la notion de «coup». Ils se prêtent donc facilement au jeu de la synonymie et de l’homonymie, lequel n’a pas beaucoup de prise sur les onomatopées ordinaires.
VI
Nous avons vu que les onomatopées, sans être des «mots» n’étaient pas pour autant des phrases. Elle est en effet difficilement concevable, cette situation dialogale où l’un des interlocuteurs s’adresserait à l’autre par un cocorico! Et nous nous sommes suffisamment expliqué au sujet de pan! et de hups! pour n’avoir pas besoin d’y revenir. Seules les exclamations peuvent fonctionner comme phrases, phrases non-conceptuelles, bien entendu, et c’est précisément à ce rôle-là qu’elles sont destinées par la langue.
La phrase est fonction du dialogue. Pour parler il faut être deux. Vérité on ne peut plus banale. C’est pourquoi, sans doute, est-elle si souvent négligée par les linguistes. Il n’existe pas encore de théorie générale du dialogue. Bien peu nombreux sont ceux qui tiennent à distinguer la phrase de la proposition et entrevoient les problèmes qui en découlent. Nous avons eu l’occasion d’en parler,5 mais nos idées de jadis auraient besoin d’une révision, ce qu’on ne saurait pas entreprendre ici. Cependant, afin de situer l’exclamation dans le système de la langue, force nous est de dire quelques mots sur le dialogue et sur la phrase, en nous bornant à des généralités.
Ne perdons pas de vue que la phrase est une entité phonique. Les indices d’ordre non-phonique sont nettement insuffisants pour la faire considérer comme entité grammaticale ou lexicale ou lexicale. Elle est une unité d’échange dans le dialogue. Or, le dialogue est une espèce de joute sinon de duel entre ses deux protagonistes. En fin de compte, il s’agit là d’une rencontre de deux volontés, et à la base de la phrase se trouve moins une «communication» — comme C. Svedelius l’a pensé6 — qu’une intention, résidu de l’acte volitif primitif. Sur le plan grammatical, l’intention cherche à se cristalliser en «prédicat». Mais comme il existe plusieurs espèces de phrases, il n’y a pas de définition unique du prédicat.
Dans la joute qu’est le dialogue, le protagoniste A est «l’attaquant» et c’est à lui qu’appartient l’initiative. Son partenaire ne peut que répliquer aux incitations dont il est l’objet. Parmi ces incitations la première place revient à la question, à la phrase interrogative. Celle-là se caractérise par une in- tonation inachevée, tendue, ce qui traduit certaines inquiétudes devant l’ignoré, l’inconnu, inquiétude que le partenaire est sol- licité de faire disparaître. Au protagoniste B n’appartient en propre que la phrase-réponse. Or, étant fonction de la question qu’elle complète et parachève, celle-là relève de la parole. A la question Qu’est-ce que c’est que la baleine?, la réponse spontanée serait Un animal, proférée avec une intonation de détente. Cependant un homme du peuple répondrait le plus souvent en reprenant d’abord la question La baleine, c’est un animal, en russe Kit — zver’ takoj. C’est ainsi que nous aboutissons àl’énoncé.
Phonologiquement parlant, à la phrase interrogative s’oppose non pas la phrase-réponse, mais la phrase énonciative. Celle-là, dans son intonation, réunit et la tension de la question et la détente de la réponse. Par là se trouve être surmonté dialectiquement ce qui sépare et oppose les deux protagonistes. Dorénavant l’un et l’autre peuvent se servir de la même phrase, le dialogue pouvant prendre la forme d’un échange d’énoncés.
Les deux phrases relèvent de la langue. Les questions peuvent avoir recours à des indices d’ordre non-phonique : inversion, particules, pronom ignoratif-interrogatif,7 etc. Mais elles peuvent également ne pas y recourir. L’essentiel y demeure toujours l’intonation. L’énonciation présente zéro de ces indices. Cela revient à dire que ces deux espèces de phrases sont des entités phoniques qui ne se distinguent que par leur intonation.
En passant aux phrases volitives ainsi qu’aux phrases exclamatives, nous quittons le domaine de la langue. Ce qui caractérise ces deux espèces d’entités phoniques, c’est le ton expressif. Or, le ton expressif est un phénomène naturel, susceptible, il est vrai, d’être manié intentionnellement, mais qui est ignoré de la phonologie.
Les phrases volitives relèvent du langage «actif». Ici il n’y a, à proprement parler, qu’un seul protagoniste. Peut-on en effet considérer comme «interlocuteur» la personne à laquelle on adresse un ordre? Les indices d’ordre non-phonique des phrases volitives sont tout à fait insuffisants. Dans le domaine du verbe, l’impératif est concurrencé par l’infinitif, par le futur, voire même par le présent. En russe, le prétérit du perfectif s’y prête également. Dans le domaine du nom, le vocatif cède de plus en plus la place à la simple mise en apostrophe, fait d’ordre phonique se confondant avec l’incise et relevant de la phonologie intérieure de la phrase.
A côté du dialogue proprement dit, on doit distinguer encore deux situations particulières. A l’une d’elles on peut donner le nom de faux dialogue, quant à l’autre nous l’avons déjà désignée comme zéro de dialogue.
Nous sommes dans le faux dialogue lorsque nous adressons la parole à un minus habens, linguistiquement parlant: à un animal, à un bébé, voire même à un allogène maniant mal notre idiome. Pour nous mettre au niveau linguistique de notre partenaire, nous sommes parfois portés à déformer notre propre langue. La mère qui, reprenant le balbutiement de son bébé, lui adresse un a-gu!, n’est pas loin de penser qu’elle «cause» avec lui. En lançant kot-kot-kot .../, les gens simples sont prêts à s’imaginer qu’ils ont trouvé un langage commun avec les poules. En s’adressant aux animaux on a souvent recours à des onomatopées. Mais nous ne sommes plus ici dans le langage humain, et nous ne pouvons pas considérer ces onomatopées comme «phrases». Notons cependant que les cris lancés aux animaux sont de nature «volitive»: ordres exhortatifs ou prohibitifs, appels, — ce qui apparente l’attitude du sujet parlant à celle de l’auteur de la phrase volitive. Ce dernier se place souvent à la périphérie du dialogue, tout près du faux dialogue.
Les rôles des deux protagonistes peuvent être intervertis. Le protagoniste B peut devenir un incitateur, ce qui se produit dans la duplique, dont le cas le plus simple est représenté par hein? Mais c’est seulement dans zéro de dialogue que le protagoniste A devient simplement «réactif», lorsque à une excitation extérieure il réagit par quelque exclamation sans l’adresser à personne.
Les exclamations doivent être considérées comme des substituts non-conceptuels des phrases ordinaires.
La phrase interrogative est représentée par hein? ou en russe par a?, neuèeli?, razve? et čto .. .? Par contre oui et non représentent la phrase non-interrogative. Mais ce sont surtout les phrases volitives qui ont le plus grand nombre de représentants non-conceptuels. Toutes les exclamations du partenaire A — à l’exception bien entendu de celles qui relèvent de zéro de dialogue — sont des incitations : hé!, pst!, allo!, halte!, en russe ej!, ni-ni!, nal, nu!, etc. Les deux dernières sont, dans le sentiment linguistique, assimilées à l’impératif : elles en reçoivent la marque du pluriel et peuvent s’ajouter la particule -ka, qui ne peut accompagner que l’impératif (comp, all. mal) : nate!, nute!, nate-ka!, nu-ka! etc. Le reste des exclamations doivent être envisagées comme substituts des phrases exclamatives non spécifiées.
Grosso modo, les exclamations se subdivisent en réactives et incitatives. Les premières relèvent du protagoniste B, à moins qu’il s’agisse des réactions du protagoniste A aux excitations extérieures (zéro de dialogue). Les secondes sont l’apanage du protagoniste A, à l’exclusion de la duplique où le partenaire B passe lui aussi à l’attaque. Mais ce qu’il y a de plus important, c’est que le protagoniste B peut disposer de la presque totalité des exclamations de son partenaire, surtout en tant qu’introducteurs à la phrase exclamative conceptuelle.
Le plus souvent les exclamations sont employées non pas en tant qu’unités d’échange autonomes, mais pour introduire une phrase conceptuelle : Ah, quel gaillard !, Ah, quelle canaille! Le rapport entre l’exclamation et la phrase est bilatéral. D’une part, celle-ci explicite celle-là dans un langage conceptuel. Nos deux phrases peuvent être proférées sur un ton absolument identique, et alors seuls les mots gaillard et canaille révéleront qu’il s’agit de deux jugements de valeur diamétralement opposés. D’autre part, ah! sert de signal annonçant l’attitude du sujet parlant vis-à-vis de ce qu’il vient d’apprendre. Ici, l’exclamation exprime le sentiment de surprise et rien de plus. Employée toute seule elle trahirait par le ton si cette surprise est agréable ou désagréable. Dans nos exemples, cela n’est pas indispensable, puisque le reste de la phrase le dit d’une manière explicite.
Le langage expressif use largement de ces signaux avertisseurs. C’est là que nous entrevoyons l’origine des conjonctions de coordination russes no, a, da et i. Ces petits signes continuent toujours à fonctionner de plusieurs manières. Quant ils ne sont pas des exclamations autonomes ils sont des signaux introduisant des répliques. Ailleurs, ils fonctionnent comme «conjonctions extérieures» reliant, dans un monologue, la phrase à la phrase précédente, ou bien enfin ils sont «intério- risés» et relient la proposition subséquente à la proposition précédente, dans les cadres d’une même phrase. Dans ce dernier cas, nous avons affaire à des conjonctions proprement dites.
Il est intéressant de constater que le russe a fréquemment recours à divers pronoms dans la phrase exclamative; ainsi, par exemple, Vse-to jevo pocitajut!, Nigde-to on ne mo žet užits’a!, Takojdurak!, Gde-to on teper’!?, To-li ješč ë budet!?, etc.
VII
La place dont nous disposons ne nous permet pas d’entreprendre l’examen de la structure phonique des interjections. Tout ce que nous pouvons faire ici, c’est d’enregistrer les plus importantes des exclamations utilisées par le protagoniste B. Il suffit de jeter un coup d’œil sur le tableau ci-dessous pour s’apercevoir qu’elles forment un système. Nous avons cherché à dégager les oppositions différentielles qui sont à la base de celui-là, en nous inspirant des idées du regretté N. S. Trubetz- koï.
Systsme des exclamations russes relevant du dialogue
N. B. Sont accompagnées du signe (...) les exclamations qui ne servent normalement qu’à introduire la phrase. Les exclamations fonctionnant également comme conjonctions de coordination figurent en italiques.
1-7. Phrases-réponses standardisées du protagoniste B. 8-10. «Cris» humains transposés afin de servir d’introduction aux répliques du protagoniste B.
1. Exclamations proférées à bouche fermée, notées par h nasalisé.8 Définition : exclamations à phonème zéro, vu que seul le ton les différencie. Leurs valeurs (de gauche à droite): question (comp, «hein?»),9confirmation (ou acquiescement), reconnaissance (satisfaction d’une découverte), hésitation et refus (négation). Opposition de ton : hm? : hm! (montant : descendant) -- équipollente (donc qualitative); /zm... ;(hm? hm! hm-hm) (égal : modifié) — équipollente;hm?:hm-hm (tension : tension + détente) - privative; /zm. ;(hm? h m/ Am2/-m et /zm...) (zéro de durée : durée) — privative.
2. Exclamations vocaliques. Valeurs : assurance : 1° il attitude apaisante, 2°e! apaisante par mépris;inquiétude : 1° o! indignation (menace proférée), 2°u! peur (menace ressentie); attitude neutre : a! compréhension et a? («hein») non-compréhension (acte d’audition manqué). --Phonologie affective ; e! : i! (mépris :absence de mépris) — opposition privative;01 : u! (at- titude active : attitude passive) --oppos. d’équipollence;(i! et e!) : (0/ et u!) (assurance : inquiétude) — oppos. d’équipollence; al/a? (neutre) : toutes les autres (spécifiées) — oppos. privative.
3. Exclamations vocaliques redoublées, variantes vocalisées de h m-hm.
4-5. Exclamations prohibitives-exhortatives. Le réveille la sensation d’un obstacle tantôt dressé (an! ni-ni! ne! no!), tantôt levé(in! na! nu!).
6. Exclamations (à dentale apicale)mettant fin au dialogue : t’e-t’e-t’e.. .(méprisant) dévalorise la parole de l’interlocuteur; par totd (menaçant) le sujet parlant, dans une duplique,10 renchérit sur la justice que l’interlocuteur vient de lui rendre, pour se réserver le dernier mot;ts! (neutre) interrompt le dialogue (suppression de l’acte de phonation du partenaire); da(...) ! (ambivalent) signale l’impatience soit devant le discours de l’interlocuteur soit devant son silence. --Oppositions : ts! : toutes les autres (neutre : spécifiées) — oppos. privative;da(...)! : (t’e-t’e-t’e... et totd) (ambivalence : différenciation) — oppos. privative;t’e-t’e-t’e... : totd (mépris : menace)--oppos. d’équi- pollence.
7. Exclamations au degré zéro se passant de tout ton expressif. Cas-limite de l’exclamation. Da : Net (confirmation : négation) — oppos. d’équipollence.
N. B. Les conjonctions de coordination continuent, quoique affaiblie, la valeur des exclamations correspondantes : no — opposition totale;a — simple divergence;da (ambivalent) - mi- rétraction (dans une duplique) ou simple surajoutation; i— ab- sence d’opposition (continuité, voire même conséquence).
Ce qui fait l’exclamation, c’est le ton, tout comme l’intona- tion fait la phrase. C’est pourquoi la valeur expressive des timbres vocaliques peut à tout instant être totalement modifiée par le ton. Certaines oppositions deviennent alors supprimables.
Notes
1Sans parler d’une foule de mots expressifs, relevant de différentes parties du discours, qui utilisent largement ƒ en tant que son pittoresque puisque «étranger.»
2Voir à ce propos l’excellente étude de L. Brun-Laloire Interjection, langage et parole (Revue de philologie française, t. XLII 1930).
3Dar, par V. Sirin.
4Notons que t’fu! n’est pas perfectif et exprime un présent.
5Auteur: Sur la phonologie de la phrase (T C L P IV, Prague 1931) et Phrase et proposition (Mélanges J. van Ginneken, Paris 1937).
6L’analyse du langage appliquée a la langue française. Upsala 1897.
7Le pronom ignoratif (pronom de la série k ) se réalise en russe des manières suivantes: il peut être interrogatif, exclamatif, indéfini, négatif, relatif ou bien anaphorique. Ce sont là différentes attitudes du sujet parlant vis-à-vis de l’«ignoré» que ce pronom indique.
8Sur la suggestion de N. S. Trubetzkoi formulée dans une lettre à l’auteur en 1938.
9Nous considérons «hein?» ainsi que «a?» russe comme deux manières différentes de vocaliser hm?
10Dans la duplique, le protagoniste A cumule sa fonction avec celle du protagoniste B.
*Cahiers Ferdinand de Saussure 1 (1941), pp. 57-75.