“CHARLES BALLY (1865-1947)” in “Portraits of Linguists: A Biographical Source Book for the History of Western Linguistics, 1746-1963, V. 2”
CHARLES BALLY (1865-1947)
L’œuvre linguistique de Charles Bally
J. Vend ryes
Le nom de Charles Bally est de ceux qui marqueront dans l’histoire des études linguistiques. Il est même à croire qu’avec le recul du temps il prendra plus d’éclat encore et apparaîtra aux linguistes de l’avenir comme celui d’un penseur dont les vues originales ont eu le plus d’ampleur et de portée. Si Bally à ses débuts de linguiste a peut-être étonné ou même inquiété quelques-uns, c’est qu’il était un novateur, et l’on sait combien sont rares dans toutes les disciplines ceux qui apportent des idées nouvelles. Mais c’est par les novateurs seulement que les sciences peuvent progresser. D’Arbois de Jubain- ville disait un jour à un auditeur dans un entretien familier à l’issue d’un de ses cours : Vous vous dites mon élève, et vous ne m’avez jamais contredit ! Il entendait montrer par là que le rôle du maître est de former des élèves qui le contredisent, c’est-à-dire qui émettent des opinions nouvelles en avance sur les siennes et auxquelles il n’avait pas songé. Mais il n’est pas donné à chacun de contredire son maître. Pour y réussir de façon utile, il faut d’abord s’être assimilé l’en- seignement du maître au point de s’élever au dessus de lui en voyant plus haut et plus loin. C’est quand on possède à fond la doctrine que l’on peut espérer la dépasser.
Charles Bally avait été initié à la linguistique par un des plus grands linguistes de tous les temps, Ferdinand de Saussure. Il n’a d’ailleurs jamais cessé de témoigner à son maître, auquel il devait succéder, autant d’admiration que d’affectueuse reconnaissance ; c’est lui sur- tout qui assuma la pieuse et lourde tâche de publier le Cours de Linguistique générale, professé par Ferdinand de Saussure et resté inédit. Il est resté imprégné de l’esprit et de la méthode de son maître ; c’est de lui qu’il s’est inspiré dans ses recherches person- nelies. Il faut dire qu’il approchait de la trentaine quand il fit la connaissance de Ferdinand de Saussure et aborda sous sa direction la linguistique. Or, ce qu’il avait fait jusque là le préparait à introduire dans cette discipline, nouvelle pour lui, des idées originales et fécondes.
Bally avait commencé par être philologue. C’est bien à tort que certaines gens prétendent distinguer la philologie de la linguistique, comme deux disciplines opposées exigeant de leurs adeptes des qualités d’esprit toutes contraires. Il n’est rien de plus faux, et l’exemple de Bally suffirait à le prouver. On ne peut être un bon linguiste sans une solide culture philologique ; et inversement un philologue ne peut que gagner à la linguistique. Qu’est-ce que la philologie sinon l’étude critique des textes en vue de les établir et de les interpréter ? Quand elle est pratiquée comme elle mérite de l’être, avec intelligence et au mépris de la routine, il n’est pas de science qui exige plus de finesse et plus de précision ; elle habitue l’esprit à ne pas se contenter d’une vue superficielle, à pénétrer au fond des choses et à dégager des mots toute la réalité qu’ils enferment. Le linguiste doit se plier aux mêmes exigences. La valeur d’une forme linguistique dépend tout entière du texte d’où elle est tirée et des circonstances où elle est employée. C’est en partant de formes dûment établies que le linguiste peut remonter aux principes du langage, en exerçant un don de généralisation et de combinaison, qu’il applique à des comparai- sons aussi nombreuses que possible avec d’autres langues. Aussi n’est-ce pas sans raison qu’en anglais la linguistique porte encore le nom de ‘ comparative Philology ‘.
Bally s’était initié à la philologie en s’exerçant à celle qui était le plus capable de fortifier et d’affiner la vigueur de son esprit, la philologie grecque. Il n’est pas de meilleure préparation à la linguis- tique que l’étude critique des textes de l’antiquité grecque. Par leur abondance, leur variété, la haute valeur de la pensée qu’ils enferment et de la beauté qu’ils expriment, ils prêtent à un exercice d’as- souplissement des plus efficaces. C’est une excellente gymnastique intellectuelle, qui a par surcroît le mérite de familiariser avec tous les problèmes que pose l’étude du langage. Bally s’était fait recevoir docteur à Berlin en 1889 avec une thèse intitulée De Euripidis tragœdiarum partibus lyricis quaestiones. Et pendant plusieurs années il enseigna le grec à Genève au collège de Calvin. Ce que fut cet enseignement, tous ceux qui l’ont reçu sont d’accord pour en louer l’impeccable rigueur, l’élégante précision et le souci constant de serrer les textes d’aussi près que possible pour en faire valoir les moindres nuances. C’était un modèle de stricte méthode philologique. Entre temps, dès qu’il devint élève de Ferdinand de Saussure, Bally s’était mis à l’étude du sanscrit ; il la poussa assez loin pour qu’en 1906 son maître se déchargeât sur lui de l’enseignement de cette langue ; il s’y intéressa toujours, et dans les derniers mois de sa vie il travaillait à la préparation d’une grammaire sanscrite.
Mais une autre influence devait être décisive sur son orientation linguistique. Tout en se consacrant à l’enseignement des langues anciennes de la Grèce ou de l’Inde, il avait accepté de donner des leçons au séminaire de français moderne de l’Université de Genève. De plus, il participa aux Cours de Vacances, et il y joua dès le début un rôle prépondérant. Grâce à sa connaissance parfaite de l’aile- mand, il dirigea des exercices où l’allemand et le français étaient enseignés, c’est-à-dire où des étudiants parlant l’une des deux langues étaient exercés à la pratique de l’autre. Avec la conscience scrupu- leuse qu’il mettait en toutes ses entreprises, il prit à cœur cette tâche pour laquelle il était si bien doué. Tous ceux qui ont suivi ces cours de vacances sont restés émerveillés des leçons qu’il y donnait. Avec une finesse et une sagacité incomparables, il pénétrait dans les secrets des deux langues, mettant en parallèle leurs ressources et leurs usages, opposant les caractères qu’elles présentaient et dégageant de cette comparaison des vues singulièrement neuves sur leurs qualités respectives. Le profit qu’il en tira lui-même est considérable. Il travaillait là sur une matière vivante et mouvante, en pleine force créatrice, riche de substance spirituelle. Et c’était pour lui l’occasion non seulement de fixer ses idées et de vérifier sa doctrine sur la nature du langage, mais de découvrir à chaque pas des sujets d’observations nouvelles, qui devaient former la matière de ses belles synthèses de l’avenir.
Cette double orientation décida de la façon dont il conçut la grammaire comparée. Au début du XXe siècle, et cela depuis environ cent ans, la linguistique concentrait ses efforts sur l’histoire des langues. Les résultats merveilleux qu’on avait obtenus et qu’on ne cessait de perfectionner dans l’étude comparative de l’indo-européen excitaient l’ardeur des chercheurs ; il s’établissait entre eux dans tous les pays une émulation des plus actives. Chacun ne songeait qu’à accroître les rapprochements entre les diverses langues de la famille et pour sa part à ajouter un trait, qui lui fût personnel, à l’image de la langue primitive dont la comparaison donnait idée. Cette façon de travailler n’était pas sans inconvénient pour la science elle-même. Déjà, dans un premier article publié en 1900 dans les Mémoires de la Société de Linguistique (t. xii, p. 65), Bally glissait une courte phrase qui contenait une critique d’une grande portée. A propos d’un menu détail, la forme et le sens du grec άκρασία, il s’étonnait que les linguistes aient accepté sans contrôle cette forme étrange. ‘ Ne serait-ce pas, disait-il, que trop préoccupés de tout ramener à l’unité indo-européenne, ils envisagent les formations postérieures d’un idiome sans se préoccuper suffisamment de l’esprit linguistique qui les a créées ? ‘ Il dénonçait ainsi le danger que faisait courir aux chercheurs la hantise de l’indo-européen.
La préoccupation de reconstruire la langue primitive disparue exposait en effet à détourner l’attention des langues existantes ; on sautait inconsidérément par dessus des siècles de développement linguistique. Il y avait plus grave encore : c’est que la comparaison portait de préférence sur des faits particuliers, isolés du système de la langue dont ils faisaient partie et souvent étrangers à ce système par leur caractère de survivances exceptionnelles. On perdait alors de vue l’essentiel, qui consiste dans la réalité de l’état de langue et dans l’actualité de la fonction linguistique. Encore Bally ne connaissait-il pas alors tous les excès du comparatisme glottogonique. Qu’aurait-il dit de certaines tentatives aventureuses, où, à force de disséquer les mots, on en arrive à leur imaginer comme prototype un son unique, une consonne, une voyelle, dont une multiple série de dérivés seraient issus par addition de préfixes, suffixes ou infixes, suivant des règles arbitraires et partant invérifiables ? Pareil découpage fait sur le papier a quelque chose de puéril et d’alarmant. On se demande quelle réalité représente ce jeu de puzzle ; à quel moment, dans quelles conditions, pour quoi et par qui il aurait été effectué. On cherche en vain à se donner idée de la langue à laquelle aboutit ce travail de comparaison si minutieux et si patient. La méthode comparative appliquée à reculer les bornes de la préhistoire doit être employée avec ménagement ; poussée à l’extrême et gonflée outre mesure, elle risque, en voulant tout absorber, de se ruiner elle-même.
C’est ce que Bally avait senti dès le début. Aussi convia-t-il les linguistes à une tâche tout autre, dont il leur montra, dans une série d’articles et d’ouvrages, à la fois l’importance et l’intérêt. Cette tâche consistait à considérer un état de langue en lui-même dans sa réalité totale et complexe et à en étudier le fonctionnement.
Déjà Ferdinand de Saussure lui avait enseigné à distinguer la diachronie de la synchronie. Une langue étant un organisme en mouvement, un même fait de langue peut être considéré ou bien dans ses rapports avec l’état de langue auquel il appartient ou bien dans ses rapports avec les faits qui le précèdent et qui le suivent historique- ment ; c’est-à-dire qu’il peut être considéré ou bien d’après sa place dans le système actuel de la langue ou bien d’après sa place dans la succession continue des effets et des causes. Ce sont deux dimen- sions différentes, correspondant à deux conceptions et à deux dis- ciplines, l’une statique, l’autre dynamique, qui aux yeux de Ferdinand de Saussure se complétaient. Bally fut résolument synchroniste et staticien, et en cela se montre révolutionnaire. Peut-être même sa réaction contre l’histoire fut-elle excessive. Sans doute il ne contestait pas la légitimité de la linguistique historique, dont la merveilleuse réussite éclatait d’ailleurs à tous les yeux. Mais il concevait et il prétendait instituer une linguistique statique dont toute considération historique fût bannie. Or, il paraît impossible, quand on décrit un état de langue, de ne pas tenir compte de l’histoire ; on la rencontre malgré soi.
Un état de langue est complexe et comprend à la même date des éléments qui sont en quelque sorte d’âge différent. On y rencontre à la fois des faits anciens, qui surnagent par accident et que ceux qui parlent utilisent sans les comprendre, et d’autre part des faits nouveaux, à l’état naissant, parfois encore timides et hasardés, mais qui annoncent des développements ultérieurs. Ce sont des indices précieux que le linguiste aurait grand tort de négliger, car ils révèlent les tendances de la langue. Ces tendances apparaissent d’ailleurs dans le fonctionnement de l’analogie, principe créateur, dont les produits ne sont viables que s’ils sont d’avance sanctionnés par l’ensemble de la communauté linguistique. D’autre part, les grandes langues de civilisation entraînent avec elles un bagage littéraire, qui est fait surtout de traditions et de souvenirs du passé. Faudrait-il donc exclure de la description d’une langue les œuvres littéraires, qui débordent toujours sur le moment présent, aussi bien par ce qu’elles comportent d’innovations, parfois téméraires, que par ce qu’elles conservent d’archaïsmes, souvent affectés ? Ces considérations n’échappaient pas au regard pénétrant de Bally ; il s’en est même expliqué à l’occasion. Mais il restait attaché à ce principe, qu’en matière de linguistique statique, le point de vue du linguiste doit être celui du sujet parlant. Or il n’est pas douteux que ceux qui parlent ne s’inquiètent jamais du passé de la langue qu’ils emploient ; le point de vue historique est pour eux inexistant.
En substituant l’étude des états de langue à celle des évolutions de langue, il opérait un changement de direction. L’objet de l’étude était déplacé. Il passait de l’examen des documents écrits, conservés de langues mortes, à l’observation directe des formes utilisées par les langues vivantes. Mais où donc la langue vivante existe-t-elle sinon dans le cerveau de ceux qui parlent ? C’est seulement par l’emploi qu’ils en font qu’on la peut connaître et juger. La linguistique statique est donc essentiellement psychologique ; car rien n’est dit qui n’ait été pensé. Ici intervient alors la distinction fondamentale établie par Ferdinand de Saussure entre la langue et la parole. Bally devait en dégager toutes les conséquences qu’elle comporte. Si la parole est individuelle et traduit la façon dont chacun utilise la langue, la langue est une institution sociale, un produit de l’activité sociale ; elle existe indépendamment de chacun de ceux qui la parlent, bien qu’elle soit faite de toutes les paroles antérieurement accumulées. Toute étude statique du langage relève donc à la fois de la psychologie et de la sociologie ; elle consiste à étudier le fonctionnement d’une langue en tant que celle-ci exprime une pensée collective, la pensée de tout un peuple.
La Pensée et la Langue, c’est le titre d’un beau livre de Ferdinand Brunot. La publication en avait provoqué un fâcheux malentendu, qui doit être ici formellement dissipé. Certains ont cru ou feint de croire que Brunot se serait inspiré des idées de Bally. En fait, bien que la Pensée et la Langue ait paru en 1922, alors que la doctrine de Bally était depuis dix ans connue du public, Brunot ne lui doit certainement rien. Il a condensé et systématisé dans son livre des idées qu’il avait longuement mûries et qu’il expérimentait depuis vingt ans en les exposant à ses élèves de la Sorbonne et de l’Ecole de Sèvres. S’il s’est rencontré sur certains points avec Bally, c’est que l’état même de la science devait amener deux grands esprits, également révolution- naires — si différents qu’ils fussent d’ailleurs — à considérer les problèmes sous des perspectives semblables et à tenter de les résoudre dans les mêmes directions. Les différences entre les deux doctrines sont d’ailleurs assez fortes. Bally a pris soin de les marquer lui-même dans un important article qu’il a donné au Bulletin de la Société de Linguistique, tome XXIII, p. 117 et ss.
Brunot dans son livre faisait place à l’histoire, et Bally n’a pas manqué de le lui reprocher, l’histoire devant rester suivant lui hors de toute description statique. Lui-même ne veut être que psychologue, et pour commencer il s’attache à une question que Brunot n’a pas touchée, celle de la nature du signe linguistique. C’est une question fondamentale de sa doctrine. Il y est revenu à plusieurs reprises, et encore dans les dernières années, où il a défendu contre divers contradicteurs le caractère arbitraire du signe. Il entendait par là que la langue est hors d’état de fournir à ceux qui parlent un motif qui justifie les formes qu’ils emploient. Il n’y a aucune raison pour que la somme de deux et deux soit dénommée quatre plutôt que cinq ou que six ; pas de raison pour que le bœuf s’appelle ainsi plutôt que chien ou cheval. Il ne faut pas être dupe de certaines apparences, qui dans la composition ou la dérivation semblent exclure l’arbitraire : ferblan- tier est tiré de ferblan(c) au moyen d’un suffixe dont le sens est clair pour tout Français ; mais on retombe dans l’arbitraire si l’on cherche à comprendre le sens de ce suffixe. Ainsi la langue impose à ceux qui parlent tout un système de signes qu’elle ne leur explique pas et que ceux-ci doivent accepter aveuglément. Ces signes sont autre chose que de simples indices : l’indice est un fait qui permet de conclure à l’existence d’un autre fait ; le signe est un acte de volition réfléchie. Ainsi la fumée est un indice de feu, mais le tocsin est un signe d’incendie. Dans le langage il ne saurait être question que de signes, car toute parole est un acte.
Cette distinction est subtile sans doute (cf. le Journal de psychologie, d’avril-juin 1939), mais elle est indispensable pour faire comprendre le rôle du signe linguistique. Les signes dont le système constitue la langue ne correspondent à aucune pensée réelle, ils ne désignent qu’une représentation abstraite, un concept virtuel ; ils ont besoin d’être actualisés pour passer dans la parole. Le fonctionnement du langage consiste justement à transformer le virtuel en actuel. Les moyens d’actualisation sont nombreux et varient suivant les langues ; ce sont tous les outils comme la copule, les articles, les adjectifs pronominaux, les prépositions, les conjonctions, ce sont aussi les désinences flexionnelles ou les règles d’ordre des mots. L’étude de ces moyens est le rôle de la grammaire, par opposition à la lexicographie qui n’enregistre que les mots, c’est-à-dire le virtuel du langage. Par l’actualisation, le mot devient un terme de la phrase et par suite est rendu capable d’y avoir une fonction. Il y a d’ailleurs des degrés dans la virtualité. Celle-ci admet des caractérisations qui limitent la portée du concept sans que la virtualité soit entamée. Ainsi le concept virtuel de roi peut être caractérisé en roi cruel, grand roi, roi constitutionnel ou roi absolu ; ce sont autant de sous-concepts qui ont besoin comme les autres d’être actualisés pour figurer dans une phrase.
La grammaire ne s’attache qu’aux formes de la langue ; mais son rôle est capital, car les formes qu’elle étudie représentent des catégories qui sont une réalité pour l’esprit. Ceux qui parlent en démontrent l’existence par l’emploi même qu’ils en font. On a un moyen de s’en rendre compte dans les cas de formes transposées. Bally entend par transposition un procédé dont il a indiqué l’impor- tance au cours de quelques articles, mais sans en présenter une étude d’ensemble qui reste à faire après lui. Il y a transposition quand un signe, sans perdre la valeur que lui attribue sa catégorie naturelle, joue le rôle d’un signe appartenant à une autre catégorie (transposition d’un substantif en adjectif, d’un adjectif en adverbe, ou encore emploi de tours grammaticalement équivalents comme : Pyrrhus déclarer aimer Andromaque, ou qu’il aime Α., ou son amour pour Α.). La transposition sert constamment à l’expressivité. Encore faut-il dis- tinguer deux types de transposition. L’une est devenue un procédé habituel par lequel on fait définitivement passer un signe dans une nouvelle catégorie ; l’autre n’est que le passage occasionnel d’un signe d’une catégorie dans une autre. Cette dernière est la vraie et relève seule de la statique. Dès que la transposition n’est plus réversible, elle relève de l’histoire ; c’est un procès dont la statique n’a plus qu’à constater le résultat comme un fait accompli. Dans un cas, le signe porte un masque qu’il peut enlever à volonté ; dans l’autre, le masque adhère au visage et le remplace.
C’est ainsi que la langue fonctionne pàr des oppositions entre signes. Tout le problème de la statique revient à un problème de délimitation. Il s’agit de marquer les limites de chaque signe à l’intérieur du système et par rapport aux autres signes qui en font également partie. Ce travail exige une technique minutieuse ; mais les critères qu’il fournit sont pour le linguiste d’une utilité exceptionnelle ; ils sont la seule garantie qu’il n’opère pas sur des idées a priori et suit fidèlement les enseignements de l’expérience. C’est aussi le seul moyen qu’il ait de dépasser de l’expérience. C’est aussi le seul moyen qu’il ait de dépasser celle-ci pour atteindre, derrière la masse confuse des formes grammaticales, la pensée qui les ordonne, qui les accorde et qui les éclaire.
On peut juger par ce résumé succinct de la finesse d’analyse de Bally dans sa définition du signe et des progrès qu’il a fait faire à la linguistique statique. Mais il ne s’en est pas tenu là. S’il a pénétré profondément dans les secrets du mécanisme de la langue dont il a démonté tous les ressorts, il s’est demandé à quelles fins la parole utilisait ce mécanisme si délicatement agencé. Et il s’est trouvé d’accord avec Ferdinand Brunot pour reconnaître et proclamer que la parole reflète exactement tous les aspects de la vie. Les pensées qu’elle exprime sont des ‘ pensées vécues ‘, et les pensées vécues sont d’une tout autre étoffe que les idées pures. Elles ne sont jamais essentiellement d’ordre intellectuel ; ce sont des impulsions accom- pagnées d’émotion, qui poussent à l’action ou qui en détournent, ce sont des épanouissements ou des repliements de désirs ou de voli- tions. On retrouve en elles le mouvement même de la vie, avec ses contradictions et ses disparates, ses sursauts et ses dépressions, avec tout ce cortège de passions et de sentiments jamais satisfaits, avec cette poursuite constante et constamment rebutée d’un idéal qui réponde à l’ambition d’être soi-même. En se servant de la langue, qui est un patrimoine commun, chacun de nous, de l’illettré le plus grossier au poète le plus subtil, l’adapte à son tempérament propre. Aucun homme ne vit par la seule intelligence. Les idées générales ne pénètrent en nous qu’en subissant une réfraction. Nous les inclinons vers des fins subjectives en les transformant en jugements de valeur ; et quand nous les exprimons, c’est par des procédés empreints d’affectivité. Le linguiste est donc loin d’avoir achevé sa tâche quand il a repéré et classé toutes les règles de la grammaire logique. Il lui reste à étudier les procédés si variés du langage affectif.
C’est à faire comprendre l’urgence et l’utilité de cette tâche qu’était consacré le petit livre intitulé Le Langage et la Vie, que Bally publia en 1913 et où il reproduisait des conférences faites par lui à Genève et à Paris. Il en donna deux nouvelles éditions, très augmentées, en 1926 et en 1935. On ne vit pas d’abord toute la portée de cet ouvrage. Même il ne manqua pas de soulever des critiques. On fut choqué de ce qu’il contenait de négatif, de la façon tranchante dont il bafouait les règles de la grammaire courante, dont il heurtait les traditions auxquelles les écoliers sont habitués dès l’enfance. On lui reprocha surtout, en affirmant la primauté de l’affectif, d’ouvrir en linguistique la porte au vague et au flou. Le fait est que l’affectivité se laisse plus difficilement réglementer que la logique ; elle a des formes nuancées, fuyantes et sans cesse variables. Mais Bally devait montrer, dans divers articles portant sur de menus détails, combien les règles du langage affectif, pour être d’une subtilité parfois déconcertante, n’en sont pas moins discernables au linguiste exercé, de même qu’elles sont sensibles à ceux qui les appliquent en parlant. Notamment dans ses contributions aux Mélanges Vendryes et aux Mélanges Boyer en 1925, il a présenté à ce sujet de fines observations, appuyées de principes fermes et bien assurés. Qu’on ait mis quelque temps à le reconnaître, c’est ce qui arrive à tous les novateurs. Si la doctrine qu’il apportait avait été évidente par elle-même et d’avance reconnue de tous, il n’aurait eu aucun mérite à la découvrir et à l’enseigner. En fait, les idées de Bally sur l’affectivité dans le langage étaient si justes et si nécessaires qu’aucun linguiste aujourd’hui ne pourrait les ignorer ; elles sont entrées dans le domaine public.
Il les avait d’ailleurs lentement mûries, comme le fruit de longues méditations. Elles forment déjà le fond de son Précis de stylistique, publié en 1905, et de son Traité de stylistique française qui parut peu d’années après. Il y renouvelait la discipline qui porte le nom de stylistique. Que faut-il entendre par là? Voilà un terme malheureux, parce qu’il est ambigu. Comme le mot style, qui comporte des définitions assez différentes, le mot stylistique a été appliqué à des objets qui ne s’accordent pas. Pour certains la stylistique consiste à étudier dans une langue, ou même dans la langue d’un seul écrivain, l’emploi des formes grammaticales ou des tours de syntaxe, à mesurer l’étendue des phrases ou l’ordre des mots, à apprécier la valeur des métaphores ou la variété des synonymes. Pour d’autres la stylistique relève simplement de la critique littéraire, quand ce n’est pas de l’art d’écrire. Bally s’est très clairement expliqué au sujet de la stylistique dans un important travail publié en 1912 dans /’Archiv für das Studium der neueren Sprachen ; il y définit exactement le sens qu’il lui donne.
Pour lui la stylistique est la science des moyens d’expression. Elle consiste à étudier les types expressifs qu’une langue met en œuvre pour rendre les mouvements de la vie de l’esprit. Aussi couvre-t-elle un domaine aussi large que la langue elle-même. Tous les phénomènes linguistiques en effet dénotent quelque chose de la vie de l’esprit et des mouvements de la sensibilité. La stylistique n’est pas l’étude d’une partie du langage, c’est celle du langage tout entier, observé sous l’angle de l’expressivité. La phonétique y est intéressée, comme le vocabulaire et la syntaxe ; car il y a de l’expressivité dans le rythme, dans la mélodie, dans l’intonation et l’accentuation (qu’on pense à l’accent d’insistance) autant que dans la prononciation, y compris les silences et les arrêts, qui ont la valeur du degré zéro. La stylistique ne donne pas la préférence au langage affectif sur le langage intellectuel ; elle les étudie tous les deux dans leurs rapports réciproques et examine dans quelles proportions ils s’allient pour composer tel ou tel type d’expression. Toutefois elle ne borne pas son effort à définir les caractères propres d’une langue par opposition à des langues voisines pour tirer de cette comparaison des indications sur le génie de chacune et sur le caractère des peuples qui les parlent. Ce serait faire de la stylistique objective ou externe. Bally préconise au contraire une stylistique subjective et interne, qui se place uniquement au point de vue de ceux qui parlent et qui définit l’expressivité d’après le sentiment de ceux-ci. Si la comparaison intervient après coup, elle porte alors sur des données fournies par la langue même et non sur le jugement d’un linguiste, toujours recusable, surtout lorsqu’il est étranger.
Après tant de publications variées on pouvait attendre de Bally un ouvrage d’ensemble où se trouverait condensé tout l’acquis de sa vie de penseur et de savant. Il faut se féliciter qu’il ait eu le temps et la force de l’écrire. C’est son beau livre Linguistique générale et linguis- tique française, qui parut en 1932 et dont il donna une seconde édition refondue et augmentée en 1945. On y retrouve dans une synthèse parfaite, remarquablement équilibrée, les idées qu’il avait émises au cours de sa carrière et qui demeuraient éparses en divers ouvrages ou articles ; le groupement qu’il en a fait témoigne de l’unité de sa doctrine et de la fermeté de sa pensée. Ce livre restera comme la somme de ses connaissances, le résultat définitif de ses méditations et de ses recherches. Il y expose une théorie de renonciation, où il reprend et condense toutes ses idées sur la nature du signe linguis- tique ; il y définit la technique des signes matériels (signifiants) dans leur rapport avec les valeurs (signifiés). Et tout cela aboutit à une caractérisation du français, qui est à la fois une illustration et une confirmation de la théorie générale. C’est une bonne fortune pour notre langue que d’avoir servi de motif et de support à une synthèse aussi poussée. On ne peut qu’admirer la finesse des analyses et la justesse des observations qui en sont tirées. Aucune des ressources expressives de la langue n’y est négligée, depuis l’harmonie de la versification jusqu’aux nuances subtiles de la syntaxe.
Bally embrasse le français dans son ensemble, considérant à la fois la langue populaire et la langue littéraire la plus savante. Et cette étude est faite sans aucun dogmatisme, avec une complète indépendance et une grande sûreté de jugement. Il s’y montre homme de goût et fin connaisseur du plaisir esthétique. Lui qu’on avait parfois accusé d’être ennemi du passé, il reste fidèle à la tradition en déplorant la disparition de Y e muet, dont il constate que ‘ l’amuis- sement étend ses ravages ‘. Est-ce donc le fait d’un conservateur misoneiste, d’un adversaire du progrès, que le changement chagrine et inquiète ? C’est bien plutôt le regret d’un artiste, qui connaît les qualités de l’outil dont il a l’habitude et souffre de le voir altérer, estimant qu’en perdant sa finesse il privera la langue d’une ressource qu’elle ne remplacera pas. D’autre part, il tient grand compte des innovations de la langue populaire. C’est déjà ce qu’il avait fait dans un livre publié en 1931 sur la Crise du français, qui avait soulevé en son temps un concert de protestations. On crut qu’il s’y faisait l’apôtre des barbarismes et des solécismes, qu’il justifiait et défendait les pires incorrections. En fait, il y montrait simplement que les erreurs et les impropriétés, proscrites avec raison par la grammaire traditionnelle, sont riches d’enseignement pour le linguiste, auquel elles révèlent les tendances de la langue. A moins de considérer le français comme une langue morte, on doit y admettre la possibilité, la légitimité de la faute. Il y a en fait une grammaire des fautes, dont nul linguiste ne peut méconnaître l’intérêt.
Pour mieux faire ressortir les caractères du français, Bally fait constamment appel à la comparaison de l’allemand ; mais quand il s’agit d’opposer les caractères des deux langues, il se montre prudent et réservé, se gardant bien d’établir un classement entre elles, et leur attribuer un rang. Il y a entre elles des différences qui sautent aux yeux, et qu’on peut dire de notoriété publique, car elles sont cata- loguées dans tous les manuels. Ce sont souvent des habitudes traditionnelles, dont chacune s’accommode et qu’elle conserve sans y prêter attention. L’étranger peut en éprouver une gêne, mais l’indi- géne n’en souffre pas. Bally d’ailleurs ne se dissimule pas certaines faiblesses ou déficiences de notre langue et il n’enregistre pas sans réserve ses qualités les mieux reconnues. On est d’accord pour louer la clarté du français ; et pourtant le français prête largement au calembour (on peut croire cependant que Bally exagère quand il dit que c’est là une plaie du français !). En fait, les Français aiment les idées claires, et il y a dans leur littérature d’incomparables modèles de clarté. Mais en dehors d’un don naturel, la clarté exige un long apprentissage et une application soutenue. C’est le résultat de l’éducation, et il dépend de l’écrivain de s’en assurer le profit. Voltaire est toujours parfaitement clair, au point qu’on a pu l’accuser — bien à tort — de manquer de profondeur. Mais les gens qui écrivent par humeur, comme Saint-Simon, ne sont pas clairs. Et si l’on peut apprécier chez Maupassant la clarté, ce n’est pas cette qualité qui domine chez Marcel Proust.
Par comparaison avec l’allemand, le français a donné lieu à des jugements contradictoires. Lequel est plus abstrait ou plus concret ? Lequel plus analytique ou plus synthétique ? Cela dépend du sens qu’on attache à ces mots. Bally juge le français analytique, par opposition au caractère synthétique de l’allemand. Mais il estime que le français est en train de s’acheminer vers une nouvelle forme de synthèse en constituant des unités par groupes de mots, que l’aiÍemand continue à séparer. Qu’est-ce à dire ? C’est qu’il faut se garder d’attribuer à un état de langue donné ce qui n’est vrai que d’un état antérieur. La loi des langues est le changement, et Bally rappelle avec raison cette antinomie linguistique, que d’une part les langues changent sans cesse, et que d’autre part elles ne peuvent fonctionner qu’en ne changeant pas. En d’autres termes, s’il est fatal que les langues changent, il est nécessaire que ceux qui parlent ne s’en aperçoivent pas. Toute langue est à chaque moment le produit d’un équilibre transitoire, qui se détruit constamment pour se rétablir aussitôt. C’est une conclusion d’une grande portée, et que l’on peut même étendre à d’autres matières que le langage.
Après qu’on a fait le tour des idées linguistiques de Charles Bally, on est tenté de se demander ce qui en restera. Qu’elles soient un jour dépassées, c’est souhaitable, à moins de désespérer de la science ; et on peut être convaincu qu’il l’aurait souhaité lui-même. Mais l’œuvre qu’il a bâtie est vaste et solide ; telle qu’elle est actuellement, elle restera longtemps encore riche d’enseignements utiles et variés ; car elle donne sans cesse à penser. Les jeunes linguistes y trouveront une masse abondante d’idées fécondes, de raisonnements rigoureux, de critiques pénétrantes et ils y goûteront cette forme élégante et précise, qui est une joie pour l’esprit. Bally leur laisse de plus un modèle à suivre, dont le mérite ne vieillira pas. C’est qu’il ne s’est pas contenté d’appliquer, en élève zélé, l’enseignement de ses maîtres ; il a tenu à faire œuvre personnelle en examinant, et de près, le bien fondé des principes qu’ils lui inculquaient. Il a jeté son regard, d’une singulière acuité, sur le champ immense de la science linguistique, ne laissant aucun coin sans l’explorer. Afin de mieux saisir la valeur et la portée du détail, il a voulu au préalable acquérir une juste vue de l’ensemble. Il a soumis les théories en cours à une critique implacable, sans se laisser impressionner par l’éclat des titres ou la durée des succès. Son œuvre, si riche de fond comme de forme, est en outre le triomphe de la probité intellectuelle, de la curiosité scientifique et du libre examen.
Source : J. Vendryes, ‘ L’œuvre linguistique de Charles Bally,’ Cahiers Ferdinand de Saussure 6.47-62 (1946-1947). By permission of Cahiers Ferdinand de Saussure.
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