“A Prague School Reader in Linguistics”
Du Dualisme Asymétrique du Signe Linguistique*
Le signe et la signification ne se recouvrent pas entièrement, leurs limites ne coïncident pas dans tous les points: un même signe a plusieurs fonctions, une même signification s’exprime par plusieurs signes. Tout signe est virtuellement « homonyme » et « synonyme », à la fois, c’est-à-dire qu’il est constitué par le croisement de ces deux séries de faits pensés.
En tant que mécanisme sémiologique, une langue se meut entre deux pOles qu’on peut caractériser comme le général et l’individuel, l’abstrait et le concret.
D’une part, la langue doit fournir un moyen de communi- cation entre tous les membres de la communauté linguistique: mais elle doit, d’autre part, servir également à l’expression de soi-même à chacun des individus de cette collectivité, et si « so- cialisées » que soient les formes de notre vie psychique, l’individuel ne peut pas être ramené au social. — Les valeurs sémio- logiques d’une langue auront nécessairement un caractère virtuel et par conséquent général afin que la langue demeure au-dessus des états d’humeur de l’individu et au-dessus des individus eux- mêmes. Ces signes virtuels doivent cependant s’appliquer à la réalité concrète toujours nouvelle.
Si les signes étaient immobiles et n’avaient chacun qu’une seule fonction, la langue deviendrait un simple répertoire d’éti- quettes. Mais il est également impossible de concevoir une langue dont les signes seraient mobiles au point de ne rien signi- fier en dehors de situations concrètes. — Il s’ensuit que la nature d’un signe linguistique doit être stable et mobile, tout à la fois. Appelé à s’adapter à une situation concrète, il ne peut se modifier que partiellement, il faut que par l’immobilité de l’autre partie, le signe reste identique à soi-même.
Que devant une situation concrète, notre attention se porte de préférence sur le nouveau, l’inconnu, ou sur l’ancien, le connu, la présence simultanée de ces deux éléments est indispensable pour tout acte de compréhension (ou de reconnaissance). Le nouveau est incorporé dans les cadres anciens, il est reconnu comme un genre nouveau d’une espèce ancienne. Mais c’est tou- jours un genre et non un individu. Reconnaître ou comprendre un fait signifie l’incorporer dans l’ensemble de nos connaissances, établir les coordonnées au croisement desquelles il peut être retrouvé. Or ce qu’il y a là de véritablement nouveau, c’est leur rapport, leur croisement et non les coordonnées elles-mêmes. — Il va de soi qu’un acte de connaissance ne peut atteindre 1’« individuel » proprement dit. Le réel est infini, nous ne faisons, à propos de chaque situation, que d’en retenir certains éléments en rejetant tout le reste comme quantité négligeable au point de vue de nos intérêts. Nous aboutissons par là à un concept, produit schématique d’une intégration, appelé dès sa naissance à servir de type général.
Le signe linguistique, dans sa structure intérieure, cor res- pond à un croisement de coordonnées de divers degrés de géné- ralisation, suivant le plan sémiologique dont il relève.1 Ce qu’il y a de véritablement nouveau, p. ex. dans un mot qui vient d’être créé, c’est le croisement de coordonnées et non les coordonnées elles-mêmes. Il n’en saurait point être autrement, car dès son apparition tout mot désigne un genre et non un individu. Si nous assistons à un déplacement de la frontière entre le sème et le morphème à l’intérieur d’un mot, ce qui arrive souvent dans l’étymologie enfantine, p. ex. Mamagei, nanOHT , etc. ce phéno- mène n’est possible que grâce à l’existance dans la langue de mots comme Papagei et M3.MOHT qui se trouvent eux-aussi affectés par le déplacement des coordonnées. Au moment même de son « invention » une coordonnée est nécessairement générale et non individuelle, crée ad hoc pour un fait unique. On pourrait pre - tendre qu’il est impossible de créer un mot unique, et qu’on ne peut créer que deux mots à la fois, au moins.
Le général et l’individuel, dans tout système sémiologique, sont donnés non comme des entités, mais en tant que rapports de deux coordonnées ou deux séries de valeurs sémiologiques, l’une servant à différencier l’autre. — On ne saurait assez in- sister sur le caractère différentiel du signe linguistique. Dans l’introduction à notre Système du verbe russe, nous disions ceci: « Il est devenu lieu commun d’affirmer que les valeurs linguis- tiques n’existent qu’en vertu de leur opposition entre elles. Sous cette forme, cette idée conduit à une absurdité: un arbre est un arbre parce qu’il n’est ni maison, ni cheval, ni rivière. . . L’op- position pure et simple conduit nécessairement à un chaos et ne peut servir de base à un système. La vraie différenciation sup- pose une ressemblance et une différence simultanées. Les faits pensés forment des séries fondées sur un élément commun et ne s’opposent qu’à l’intérieur de ces séries. . . C’est ainsi que devient possible et se justifie l’homophonie, quand deux valeurs appartenant à deux séries différentes. ..se trouvent avoir un même signe phonique. »
Il est absurde de se demander p. ex. quelle est, dans le russe, la valeur de l’a en tant que morphème. Il faut tout d’abord établir les séries de valeurs communes à l’intérieur desquelles apparaît cet a. Ainsi p. ex. CTOJI, CTOJIa, CTOjiy..., napyca, napycoB .... sreHa, :KeHH ..., etc. C’est alors seulement que nous pourrons comprendre quelle valeur de différenciation, et dans quelle série, est introduite par ce morphème. .
Si un même signe phonique, dans les séries différentes, peut, comme nous venons de le voir, servir à traduire des valeurs diffé- rentes, l’inverse en est également possible: une même valeur, à l’intérieur des séries différentes, peut être représentée par des signes différents, ainsi le nom. pl. CTOJTbL, napyca, KpeCTBHHe, etc. L’homophonie est un phénomène général, l’homonymie n’en est qu’un cas particulier se manifestant dans les plans conceptuels de la langue; le phénomène opposé2 se manifeste dans les plans conceptuels comme synonymie. Or ce ne sont-là que deux faces d’un même principe général et qui pourrait, très inexactement d’ailleurs, être formulé de la façon suivante: tout signe linguis- tique est virtuellement homonyme et synonyme, à la fois. Autre- ment dit, il appartient simultanément à une série de valeurs transposées du même signe et à une série de valeurs analogues mais exprimées par des signes différents. Ce n’est là qu’une conséquence logique se déduisant du caractère différentiel du signe, et un signe linguistique doit nécessairement être différen- tiel, autrement il ne se distinguerait en rien d’un signal.
L’homonymie et la synonymie, dans le sens que nous leur donnons ici, 3 fournissent deux coordonnées corrélatives, les plus importantes parce que les plus mobiles et souples et le mieux capables d’atteindre la réalité concrète.
Une série homonymique est d’essence plutOt psychologique et repose sur des associations. La seconde est plutfit de caractère logique car ses membres sont pensés comme variétés différentes d’une même classe de faits. Cependant le nombre de ses membres n’est pas défini, la série reste toujours ouverte: elle peut même demeurer virtuelle, mais la possibilité de faire rentrer la signi- fication donnée dans une classe subsiste nécessairement. C’est cette idée de classe qui, en contact avec la situation concrète, devient un centre de rayonnement de valeurs analogues.
Une série homonymique reste elle aussi ouverte, dans ce sens qu’il est impossible de prévoir oïi le signe donné peut être entraîné par le jeu des associations. Cependant, à chaque mo- ment concret, nous nous trouvons en présence de deux chaînons seulement se rapportant l’un à l’autre comme signe transposé au signe « adéquat », et maintenu en contact par un « tertium com- parationis ». Le centre de rayonnement des homonymes, c’est l’ensemble de représentations associées à la valeur du signe, ces éléments varient d’une situation à l’autre et c’est la situation concrète qui fournit le tertium comparationis.
Dans un signe « complet » (tel un mot comparé à un mor- phème), il y a deux centres opposés de fonctions sémiologiques, l’un groupe autour de lui les valeurs formelles, l’autre les valeurs sémantiques. Les valeurs formelles d’un mot (genre, nombre, cas, aspect, temps, etc.) représentent les éléments de significations connus de tous les sujets parlants et qui sont pour ainsi dire à l’abri de toute interprétation subjective de la part des interlocu- teurs; elles sont censées demeurer identiques à elles-mêmes!?.? dans toutes les situations. La partie sémantique du mot est, par contre, une espèce de résidu résistant à toute tentative de le décomposer en éléments aussi « objectifs » que le sont les valeurs formelles. La valeur sémantique exacte d’un mot n’est suffisam- ment établie qu’en fonction de la situation concrète. Seule la valeur des termes scientifiques est fixée une fois pour toutes (et encore!) par leur inclusion dans des systèmes d’idées. Or il s’en faut de beaucoup pour parler d’un « système » à propos de l’ensemble de nos idées qui correspond à ce qu’on pourrait dé- signer comme 1’« idéologie de la vie quotidienne ».
Aussi chaque fois que nous appliquons un mot, en tant que valeur sémantique, à la réalité concrète, recouvrons-nous par lui un ensemble de représentations plus ou moins nouveau. Autre- ment dit, nous transposons continuellement la valeur sémantique de notre signe. Mais nous ne nous en apercevons que lorsque l’écart entre la valeur « adéquate » (usuelle) du signe et sa va- leur occasionnelle est suffisamment grand pour nous impres- sionner. L’identité du signe est cependant maintenue: le signe subsiste, dans le premier cas, parce que notre pensée portée à intégrer renonce à tenir compte des modifications survenues dans l’ensemble de représentations; il a l’air de subsister dans le second cas également parce que, ayant introduit un tertium comparationis, nous avons motivé par là la valeur nouvelle de l’ancien signe.
Si concrète que soit telle transposition, elle n’atteint pas l’individuel. Dès son apparition, la nouvelle création se présente comme un signe, c’est-à-dire qu’elle est capable de signifier des situations analogues, elle est déjà générique et se trouve être incluse dans une série synonymique. Supposons que dans une conversation quelqu’un ait été surnommé ptl6a . On a créé par là un homonyme de ptlfia, poisson (un cas de transposition), mais en même temps on a ajouté un nouveau membre à la série synonymique: $J1erMaTMK, B5IJIBIM , ÔeCyBCTBeHHBIM, XOJIOflHHM, etc.
L’autre centre des valeurs sémiologiques du mot, à savoir le groupement des valeurs formelles, peut aussi être transposé. En voici un exemple de transposition de la fonction grammaticale: l’impératif exprime un acte volitionnel du sujet parlant devant lequel s’éclipse le rôle de l’interlocuteur en tant qu’agent du procès, ainsi 3aMOJmn! Cependant cette forme apparaît avec une nouvelle fonction dans TOJI&KO noceSJIH, a M0p03 H yflapB (tertium comparationis: acte inattendu, partant « arbitraire » de l’agent du procès) ou bien dans CMOJHIM OH, BCë <5h OÔOlUJlOCb (tert. comp. : acte imposé à l’agent du procès); enfin, l’impératif trouve des homophones dans Toro H rJiaflM et To M 3HaM , etc. La forme impérative possède naturellement des synonymes, p. ex. 3aM0jmaTb! MojmaHMe! Tec !. . etc.!4
Dans ces traits essentiels, la transposition grammaticale est analogue à la transposition sémantique. Les deux s’effectuent en fonction de la réalité concrète. Nous ne pouvons pas nous arrêter ici sur ce qui les distingue. Notons cependant une différence essentielle entre les deux. Les valeurs formelles sont naturellement plus générales que les valeurs sémantiques et doivent servir de types encadrant chacun un nombre quasiment illimité de significations sémantiques. C’est pourquoi les valeurs grammaticales sont plus stables, leurs transpositions moins fréquentes et plus « régulières ». Les déplacements d’un signe grammatical soit sur la ligne homonymique soit sur la ligne synonymique peuvent jusqu’à une certaine mesure être, sinon pré- vus, tout au moins enregistrés. Il est impossible de prévoir où pourra être entraîné un signe par suite de ses déplacements sémantiques. Cependant, dans le domaine de la grammaire, les subdivisions vont toujours par deux, et les deux valeurs corré- latives s’opposent comme contraires.5 Nous savons d’ailleurs, qu’en fonction de certaines situations concrètes, les valeurs aussi différentes que les aspects perfectif et imperfectif peuvent cesser de s’opposer.6 Il faudrait donc que dans la « syntaxe » on étudiât, non seulement les déplacements homonymiques et synonymiques de chaque forme (ce qui serait d’ailleurs l’unique moyen de com- prendre en quoi consiste la fonction propre de chaque forme) mais qu’on essayât de déterminer, dans quelle situation concrète et en fonction de quelles notions, la valeur du signe aboutit à son con- traire.
On pourrait recourir au schéma suivant pour illustrer le caractère asymétrique du signe
Le signifiant (phonique) et le signifié (fonction) glissent con- tinuellement sur la « pente de la réalité ». Chacun « déborde » les cadres assignés pour lui par son partenaire: le signifiant cherche à avoir d’autres fonctions que sa fonction propre, le signifié cherche à s’exprimer par d’autres moyens que son signe. Ils sont asymétriques; accouplés, ils se trouvent dans un état d’équilibre instable. C’est grâce à ce dualisme asymétrique de la structure de ses signes qu’un système linguistique peut évoluer: la position « adéquate » du signe se déplaçant continuellement par suite d’adaptation aux exigences de la situation concrète.
Notes
1. Sur les plans sémiologiques de la langue, v. l’Introduction à notre Système du verbe russe, Prague, 1927.
2. « Polyvocité » ou hétérophonie.
3. Nous réservons ici le terme d’homonymes aux signes transposés; là oïi la valeur transposée n’est plus sentie, il serait plus exact de parler d’homophonie (ainsi KJUCm clef, et KJIEoy, source, sont des homophones). Mais ces deux termes ne s’appliquent, dans toute leur rigueur, qu’à des cas limités.
4. Rappelons les synonymes des phrases ci-dessus citées: Только посеяли, вдруг ударил мороз ET Если бы смолчал он, все бы обошлось.
5. Systeme du Verbe russe, pp. 22, 23 et passim.
6. Ib., pp. 118—119.
*From Tr avaux du Cer cle Linguistique -de -Pr ague, I: 33-38 (1929).
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