“A Prague School Reader in Linguistics”
Projet d’une Nouvelle Definition du Phonème*
Il est tout naturel que les phonologistes aient inauguré la phonologie justement par leur réaction contre les excès de la phonétique. Le point de départ de tous les raisonnements est dans le fait que chaque nuance acoustique dévoilée par la phonétique expérimentale (instrumentale) dans certaine « parole » n’est pas saisissable du même coup par la conscience linguistique des sujets parlant la « langue » respective. Partant de là, on est parvenu à une distinction très féconde, à savoir entre « phonème » et « variante combinatoire ». Cette distinction a jeté les bases fondamentales de la nouvelle discipline linguistique connue désormais sous le terme de « phonologie ».
Pour pouvoir distinguer un phonème d’une variante combinatoire, il n’a pas suffi de formuler uniquement la définition du phonème. On a dû parallèlement élaborer une série de règles pratiques pour servir à reconnaître les phonèmes, d’une part, des variantes combinatoires, de l’autre.1 Ainsi comprend-on que certains termes, comme par ex. « neutralisation», ont été créés en phonologie pour les faits de la réalisation phonétique des phonèmes.2 De plus, il a fallu parfois presque calculer, surtout au moyen des règles positionnelles, pour pouvoir décider lequel, de deux ou plusieurs sons, doit être qualifié, en même temps, comme phonème et lequel, au contraire, comme variante.
Or, il n’est pas surprenant que même les définitions du phonème, dont on a proposé jusqu’à présent un nombre assez considérable, 3 ne manquent pas de survivances phonétiques. Il en est ainsi non seulement dans la terminologie, ce qui serait d’ailleurs dans une certaine mesure compréhensible et sans inconvénient, mais aussi dans l’interprétation des faits linguistiques en tant que tels. Certes, les travaux des membres du Cercle Linguistique de Prague ont réussi à se débarrasser de ces survivances phonétiques plus efficacement que les études des linguistes restant en dehors de l’École de Prague.
Néanmoins, même dans le Projet de terminologie phonologique standardisée, 4 élaboré par le Cercle Linguistique de Prague, on trouve, dans le chapitre 2, intitulé Notions phonologiques fondamentales, les définitions que voici:
Opposition phonologique: Différence phonique susceptible de servir, dans une langue donnée, ‘å la différenciation des significations intellectuelles.
Unité phonologique: Terme d’une opposition phonologique quelconque.
Système phonologique: Ensemble d’oppositions phonologiques propres ïi une langue donnée.
Phonème: Unité phonologique non susceptible d’être dis- sociée en unités phonologiques plus petites et plus simples.
Les définitions citées sont suivies immédiatement d’une Note: Principes de délimitation d’un phonème, 5 contenant plusieurs règles pratiques et commodes. Il n’y a pas lieu de sous-estimer ici l’importance des définitions et des règles en question et leur grande influence sur le développement des études phonologiques en général. Mais la manière dont la série des définitions citées est formulée ne peut pas, selon nous, rester sans modification. On y parle de « différence phonique susceptible de servir, dans une langue donnée, “à. la différenciation des significations intellectuelles » et, ailleurs, on insiste sur la nécessité de distinguer, en dehors des phonèmes, des variantes extraphonologiques, surtout combinatoires.6
Mais les variantes combinatoires n’ont pas d’existence réelle7 et c’est pourquoi il n’est pas juste non plus de se poser la question de savoir lesquelles des variantes représentent par lk même des phonèmes. Et il n’est pas moins juste de faire introduire ce point de départ dans la définition du phonème ( « Différence phonique susceptible de servir. . .»).
A notre avis, il importe de fonder la définition du phonème uniquement sur la conscience des sujets parlants qui est directement déterminée par la structure interne du système de la langue respective.8 Dans la conscience linguistique des sujets parlants, il est exclu de confondre normalement deux phonèmes distincts même si les réalisations phonétiques respectives en sont compliquées. Le fait qu’il s’agit des oppositions est le caractère essentiel de toute la structure interne de la langue et non seulement de celle de son corps phonique. Par conséquent, ce caractère doit être sous-entendu. Voilà pourquoi nous nous voyons autorisés d’aller proposer une définition9 telle qu’elle embrasse le tout linguistique et dont voici le texte:
Par « phonème s » on entend les éléments les plus petits de la langue non susceptibles d’être partagé s davantage et qui se voient dégagés grâce au croisement simultané de toutes les fonctions internes de la langue projetées sur la forme de la même langue.
Par cette nouvelle définition nous ne voudrions pas simplement accroître le nombre des définitions jusqu’ici élaborées. Mais il nous paraît juste de la proposer parce qu’elle ne déborde pas le plan de la « langue » en se servant uniquement des termes et, par conséquent, des notions concernant la « langue ». Si cette définition contenait par ex. une formule comme la définition officielle du Cercle Linguistique de Prague, à savior « différence phonique susceptible de servir. . . », cela pourrait suggérer la fausse idée que voici: il serait pour ainsi dire sous- entendu que, en dehors de ces «différences phoniques susceptibles de servir. . . », il y en a, en réalité, qui ne le sont pas.
En outre, notre définition embrasse même les faits du « sandhi » et les alternances dépendantes10 de toute sorte dont nous avons parlé ailleurs.11 En d’autres termes, cette définition saisit toutes les fonctions internes de la langue: sémantiques, morphologiques, syntaxiques etc., y compris même toutes les fonctions purement formelles concernant aussi bien le « signifié » que le « signifiant ». Sont exclues, au contraire, de cette définition toutes les survivances phonétiques, par ex. les notions qui reflètent les faits de la physiologie des sons ou des combinaisons des sons de la parole, extraphonologiques par excellence.
Par la « forme de la langue », il faut comprendre le corps phonique de la langue, en tant qu’il s’interprète uniquement par la conscience des sujets parlants, donc le corps phonique de la langue existant grâce à sa valeur phonologique.
La seule objection que l’on pourrait opposer, à. notre avis, à cette nouvelle définition du phonème consisterait à faire remarquer qu’elle recourt à une analogie prise à la géométrie. En effet, on ne sait comment l’immense système de la langue, à structure extrêmement compliquée, est « localisé » dans la mémoire ou dans la conscience des sujets parlants. Ce ne sont pas Ici, d’ailleurs, des problèmes de linguistique, mais de psychologie ou, en dernière analyse, de noétique et, dans certaines écoles philosophiques, de métaphysique. Mais, d’autre part, les notions de l’espace et du temps12 traversent tout le contenu de notre conscience et, visant le caractère « linéaire » de la langue dans le sens saussurien, on est tout à fait en droit d’en tirer les dernières conséquences même pour la définition du phonème.
Celles des définitions du phonème qui ont eu pour point de départ la notion d’opposition phonologique, répétons-le, ont oublié, pour ainsi dire, que le caractère d’opposition constaté, pour la première fois, par de Saussure appartient ci la langue comme un tout et que ce ne sont Ici que des mots qui sont opposés les uns aux autres et non pas des oppositions binaires de phonèmes en tant que tels.
Enfin, la définition proposée embrasse, en même temps, tous les faits de la phonologie du mot aussi bien que ceux de la phonologie syntaxique. Dans cette dernière branche de la phonologie, certains faits, par ex. les alternances dépendantes du « sandhi », ont été souvent omis par les définitions anciennes.
Nous avons démontré ailleurs13 quelles sont les conséquences de notre définition pour les autres notions phonologiques, surtout pour celles de « neutralisation », d’« alternation » et de « corrélation ».
Notes
1. Voir par ex. N. Troubetzkoy, Polabische Studien, Wien I929, pp. 113 s., ou plus récemment dans l’oeuvre instructive du même auteur, intitulée Anleitung zu phonologischen Beschrei- bungen, Brno 1935, pp. 7 s.
2. Quant au terme « neutralisation », voir plus récemment surtout les études suivantes: N. Troubetzkoy, Die Aufhebung der phonologischen Gegens’àtze, Travaux du Cercle Linguistique de Prague (= Travaux CLP) t. VI, 1936, pp. 29 s.; A. Martinet, Neutralisation et archiphonème, ib. 46 s.; B. Trnka, Poznámky ke kombinatorním variantám a k neutralisaci, tirage à part de Casopis pro moderni filologii t. XXIV.
3. Cf. par ex. dans l’étude critique de M. B. Trnka, O definici fonématu, Slovo a slovesnost (=SS), List Prazského linguistického krouzku, t. I, 1935, 238 s.
4. Voir dans les Travaux CLP t. IV, 1931, p. 315. La formule des Thèses dans les Travaux CLP t. I, 1929, pp. 10- 11, est encore trop psychologiste. Par la synthèse de cette formule surtout avec celle de M. V. Mathesius, présentée dans son étude Ziele und Aufgaben der vergleichenden Phonologie, Xenia Pragensia E. Kraus. . . et J. Janko. . . oblata, Pragae 1929, p- 435, on est arrivé à. la formule du IVe tome des mêmes Travaux.
5. Travaux CLP t. IV, pp. 315-316.
6. Voir dans les Travaux CLP t. IV, pp. 318 s.
7. Même ‘å cet égard il y a des théories contraires. Cf. par ex. la thèse de M. V. Skalicka selon laquelle la variante appartient sans aucun doute à la langue (« Varianta je песо, co naprosto zretelné patri k langue », SS. t. II, 1936, p. 194).
8. Cf. le résumé de notre conférence sur la base noétique de la phonologie faite ‘å la Société de Linguistique de Paris, le 17 février 1934, dans le fase. 1 du tome XXXe, 1934, du BSL, pp. XVII-XVIII.
9. Cette définition, nous l’avons, pour la première fois, formulée dans notre étude, restée jusqu’à présent en manuscrit et présentée, en 1934, à la Section finno-ougrierme du prof. A. Sauvageot à l’École Nationale des Langues orientales vivantes à Paris (Essai d’une typologie de la langue finnoise, pp. 56). — En slovaque j’ai formulé la définition en question dans mon étude K základnfm otázkam strukturálneho jazykospytu, publiée dans le XVe tome, 1937, du Sbornik Matice slovenskej (=SMS), pp. 13. Comme elle est plus expressive en slovaque, j’en donne ici le texte: « Fonémy su najmensie, d’alej nedelitel’né prvky jazyka, ktoré sa vydel’ujù priesecíkmi vsetkych jazykovych funkeií na jazykovej forme. » — M. J. M. Korinek, dans sa lettre du 23 décembre 1937, a bien voulu me faire savoir qu’une définition presque pareille a été élaborée par M. B. Trnka, mais celui-ci n’en a pas publié le texte jusqu’ici.
10. Pour ces termes voir notre étude Fonologia a studium slovenciny, Spisy Jazykového odboru Matice slovenskej N° 2, Turc. Sv. Martin 1934 (avec un résumé en français).
11. Cf. nos études 1. Základná jednotka gramatického systému a jazyková typologia, SMS t. XIV, 1936, pp. 3 s.; 2. L’harmonie vocalique et les alternances consonantiques dans les langues ouralo-altaïques, surtout finno-ougriennes, Notes synchroniques et diachronique s, Travaux CLP t. VI, p. 81 s.; 3. Quelques remarques sur le système phonologique du hongrois, Études Hongroises t. XIV et XV, Paris 1937, 219 s. — Pour la première étude (1.) voir aussi C. E. Bazell, Analogical System, Transactions of the Philological Society 1938, 113 s.
12. Les termes temporels ont été introduits dans la définition du phonème surtout par M. J. Vachek. Voir ces études 1. Can the phoneme be defined in terms of time? Mélanges de Linguistique et de Philologie offerts à Jacq. van Ginneken, Paris 1937, pp. 101 s.; 2. en tchèque Casové pojmy v definici fonému, SS t. III, 1937, pp. 59 s.; 3. Phonemes and phonological units, Travaux CLP t. VI, 235 s.; 4. More thoughts on phonemes and phonological units, SMS t. XV, 24 s.
*From Travaux du Cercle Linguistique de Prague, VIII: 66-70 (1939).
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