“A Prague School Reader in Linguistics”
On peut analyser la phrase de deux points de vue: comme une entité sémiologique dont la plénitude du sens est atteinte au moyen de signes hétérogènes, ou comme une liaison de signes linguistiques. On doit toujours observer la distinction de ces deux points de vue.
Si on analyse la phrase comme une entité sémiologique dont la plénitude du sens est atteinte au moyen de signes hétérogènes, on considère la phrase comme une énonciation ou comme une partie d’une énonciation. M. Vladimir Skalička1 a caractérisé l’énonciation comme une réaction sémiologique totale. Il constate que l’énonciation peut se composer d’une seule phrase ou d’un grand nombre de phrases. L’énonciation devient un tout par le fait qu’elle constitue la totalité de la réaction à. une impulsion donnée. On doit considérer comme une énonciation aussi bien l’affirmation „oui” que la phrase „il fait beau aujourd’hui”, ou qu’un roman en plusieurs volumes.2 Pour M. Skaliika la phrase est qualitativement la même chose que l’énonciation, parce que, si l’énonciation est une réaction sémiologique totale, la phrase est une réaction sémiologique élémentaire.3
Quant à la caractéristique de l’énonciation nous sommes d’accord avec M. SkaliCka. Encore faut-il souligner que la plénitude du sens de l’énonciation n’est pas atteinte seulement au moyen de signes linguistiques, mais par la combinaison de signes linguistiques et d’autres signes de caractère non linguistique. De tels signes non linguistiques sont par exemple: le geste, la force communicative de la situation extérieure, la conviction de l’énonciateur que le récepteur comprend même ce qu’il ne lui communique pas par des signes particuliers, etc. Par ex. quand l’énonciateur dit: „Je l’ai —” et qu’il accompagne ces mots d’un geste approprié, qui est compréhensible pour le récepteur, la plénitude du sens de cette énonciation est atteinte par la combinaison des signes linguistiques et du geste adéquat, et par la conviction de l’énonciateur que le récepteur identifiera le pronom „le” avec la personne à laquelle pense l’énonciateur. D’après la signification du geste le récepteur comprend que l’énonciateur veut dire par cette énonciation: „Je l’ai („le”, c’est-à- dire la personne à laquelle ils pensent tous les deux) embrassé, poussé, frappé, etc.” — Ou bien quand deux hommes sont dans un jardin, qu’ils regardent un arbre et que l’énonciateur dit: „II est vert”, le récepteur comprend, d’après la situation, que l’énonciateur veut dire: „L’arbre que je regarde maintenant, est vert”. On pourrait donner ainsi une infinité d’exemples, car il n’est pas douteux que la plénitude du sens d’une énonciation ne soit atteinte au moyen de la combinaison de signes linguistiques et de signes d’espèce différente.
Cependant, si nous voulons analyser le caractère fondamental de la phrase comme forme linguistique, nous ne pouvons pas la considérer du point de vue de l’énonciation. Lorsqu’on analyse la phrase comme notion linguistique, ce sont seulement ses éléments linguistiques qui entrent en ligne de compte. La seule phrase qu’on puisse considérer comme correcte du point de vue linguistique et qu’on puisse prendre comme objet d’une analyse linguistique est celle qui atteint la plénitude de son sens par des moyens exclusivement linguistiques. Mais nous n’aurons pas plutôt formulé ce postulat fondamental que nous serons forcés, en apparence, de nous en écarter. La phrase qui énonce un fait quelconque pris dans la réalité a sans aucun doute un rapport immédiat et direct avec les phénomènes réels. Si nous ne l’admettions pas, nous serions obligés de ne considérer comme correctes que les phrases des premiers exercices de la grammaire latine, comme „puella cantat”, „dominus laudat puer um” et autres semblables, où certes il n’y a aucun rapport avec la réalité concrète: mais alors elles n’énoncent rien du tout. Mais si l’énonciateur, au lieu de l’énonciation „il est vert”, avait dit: „Cet arbre est vert”, même alors tous les signes linguistiques de cette phrase auraient eu un rapport immédiat et direct avec la réalité. Et, dans cette situation, il importe peu vraiment que l’on désigne l’objet „cet arbre” par des signes linguistiques ou non linguistiques. Il semble que la phrase, qui est chargée de la fonction linguistique la plus essentielle, la communication des faits, soit liée si étroitement aux phénomènes réels qu’elle énonce qu’il soit impossible de séparer, même par hypothèse, les moyens linguistiques de la phrase des faits de la réalité. Il semble alors qu’on ne puisse analyser la phrase que du point de vue de l’énonciation. Ce serait une erreur que de le croire.
Si nous disons avec Saussure que l’appellation est le signe qui représente une idée générale, nous adoptons là une thèse exacte, mais non pas complète. En effet, il faut ici prendre en considération cette idée que V. Mathesius, notamment, a émise en plusieurs endroits:4 la langue sert Io, à nommer les objets; — 2° à indiquer les rapports entre eux. Quand il ne s’agit pour la langue que de nommer, l’appellation est sans doute le signe de l’idée générale. Mais que se passe-t-il lorsque la langue a pour fonction d’indiquer des rapports? — (Il faut tout de suite indiquer que, pour des raisons qui seront éclaircies plus tard, nous nous servons, au lieu du terme: „fonction indicatrice des rapports des objets entre eux”5 de l’expression „fonction phraséistique” ).
Quand l’énonciateur dit: „Cet arbre est vert”, il semble au premier abord que les signes linguistiques „arbre”, „vert”, etc. sont ici des signes représentant des objets concrets. Mais la chose n’est pas aussi simple. Dans cette phrase et dans des phrases semblables, où l’on énonce un fait quelconque tiré de la réalité, il s’agit de l’identification d’une idée générale avec des objets concrets au moyen d’un signe linguistique. Dans la phrase „Cet arbre est vert”, prononcée en qualité d’énonciation dans la situation que nous avons exposée plus haut, l’idée générale ARBRE s’identifie avec un objet concret et unique au moyen d’un signe linguistique, le son [arbr]. Il y a alors un rapport d’identification qui n’est pas d’ordre linguistique. L’appellation [arbr] reste dans la phrase „Cet arbre est vert”, le signe linguistique de l’idée générale ARBRE; mais, par suite de l’identification de l’idée générale ARBRE avec l’objet concret „arbre”, elle se trouve enmême temps être aussi le signe qui représente cet objet concret. La conséquence de ce processus d’identification est la création d’un rapport d’existence, car, par cette identification, le contenu de l’idée générale est posé comme existant dans l’objet concret. Ces deux rapports: identification et existence, sont fondamentaux à chaque phrase.
Dans le cas de la phrase dite à un seul terme, on entend ces deux termes comme n’étant pas séparés et formant un tout. Par exemple, dans la phrase θ?λασσα , cri poussé par les soldats de Xénophon quand dans leur marche ils aperçurent le Pont-Euxin, l’idée générale MER s’identifie avec un certain objet concret et en même temps ce même objet concret est considéré comme existant avec le contenu de l’idée générale MER. Lorsqu’on regarde une pareille phrase à un seul terme du point de vue de l’énonciation, on peut, d’après certains théoriciens, voir dans la phrase θ?λασσα l’attribut d’une phrase,6 comme: „ce que nous voyons est θ?λασσα “, ou bien le sujet d’une phrase,7 „θ?λασσα est devant nous”. Dans le premier cas on comprend le sujet comme indiqué par des moyens sémiologiques non linguistiques, dans le deuxième cas on juge que c’est le prédicat qui est indiqué par ces.moyens sémiologiques non linguistiques (un geste, la compréhension mutuelle entre l’énonciateur et le récepteur, etc.). Mais ces opinions ne sont pas justes. Dans l’expression θ?λασσα , énoncée dans la situation dont nous avons parlé, il s’agit d’une phrase complète et non pas d’une partie d’une énonciation, exprimée par un signe linguistique. La situation ou d’autres moyens sémiologiques ont sans doute ici leur importance, mais elles ne participent pas à la plénitude du sens de la phrase. Nous en parlerons plus loin.
Dans le cas de la phrase dite à deux termes, les rapports d’identification et d’existence s’entendent comme étant non pas un tout, mais une succession. Lorsqu’on énonce un fait quelconque tiré de la réalité, par exemple „cet arbre est vert”, il s’agit là de la démarche suivante: L’idée générale ARBRE est prise comme identique à un certain objet concret dont l’existence est évidente pour l’énonciateur et le récepteur (on est alors en présence des rapports d’identification et d’existence). L’objet réel „verdeur” est énoncé comme existant dans l’objet concret „arbre”, et il est pris comme identique à l’idée générale VERDEUR (et l’on est encore en présence des rapports d’existence et d’identification). Dans la phrase dite à deux termes il y a deux éléments: le sujet et le prédicat. Le sujet est l’élément de la phrase dans lequel est mis en valeur d’abord le rapport d’identification et ensuite le rapport d’existence; le prédicat est l’élément de la phrase dans lequel est mis en valeur d’abord le rapport d’existence et ensuite le rapport d’identification. Comme le montre ce qui a été dit plus haut, dans une phrase par laquelle on énonce un fait réel, l’idée générale fonctionnant comme sujet s’identifie à un certain objet concret au moyen de l’appellation. Cette identification se fait ou bien au moyen d’un pronom démonstratif (cet arbre. . . ), ou bien d’un geste (l’énon- ciateur montre l’objet concret qu’il identifie), ou bien elle résulte de la situation. Les moyens sémiologiques non linguistiques (le geste, la situation, la compréhension mutuelle entre l’énonciateur et le récepteur) ne sont pas là pour compléter le sens de la phrase: ils permettent seulement la démarche d’identification. C’est là la différence fondamentale entre la phrase et l’énonciation. Il en est de même dans le cas de la phrase à un seul terme, par exemple la phrase θ?λασσα: la situation non linguistique permet seulement l’identification de l’idée générale MER avec l’objet concret „mer”. La situation non linguistique n’a pas dans la phrase de valeur sémiologique. Elle n’exprime ni le sujet du prédicat exprimé θ?λασσα , ni le prédicat du sujet exprimé θ?λασσα .
Les phrases du type „cet arbre est vert” par lesquelles on énonce un fait réel, doivent être distinguées des phrases du type „le chien est un mammifère”. Dans les phrases de ce dernier type l’idée générale CHIEN ne s’identifie pas avec un objet concret mais avec elle-même. De même, l’idée générale MAMMIFERE ne se comprend pas comme existant dans un objet réel identifié, mais comme existant dans l’idée générale CHIEN est s’identifie avec elle même et non avec un fait réel. Mais, tout comme dans la phrase „le chien est un mammifère”, on est en présence, dans la phrase „cet arbre est vert”, d’un rapport d’identification et d’existence. Il arrive souvent que les théoriciens ne distinguent pas ces deux types de phrase et se servent pour leurs analyses tantôt de l’un, tantôt de l’autre, ce qui provoque beaucoup de confusions. Mais il y a encore d’autres raisons pour distinguer ces deux types de phrases.
Dans les phrases du type „le chien est un mammifère” la distinction du singulier et du pluriel est neutralisée en ce qui concerne le sujet. Par la phrase „le chien est un mammifère” aussi bien que par la phrase „les chiens sont des mammifères” on énonce que tous les êtres vivants qu’on peut comprendre comme renfermés dans le cadre de l’idée générale CHIEN sont des mammifères. Dans les phrases du type „cet arbre est vert”, il n’y a rien de tel. Aussi bien par la phrase „cet arbre est vert” que par la phrase „ces arbres sont verts” la qualité de „verdeur” est attribuée seulement à un certain nombre donné d’objets concrets, qu’on peut englober dans le cadre de l’idée générale Arbre. Autre chose: Dans les phrases du type: „le chien est un mammifère” le verbe du prédicat est au présent, mais la validité de cette déclaration n’est pas limitée au moment auquel elle est faite. Par contre, dans les phrases du type „cet arbre est vert”, il faut indiquer, au moyen du temps du verbe qui introduit le prédicat ou autrement, quand cette déclaration est valable par rapport au temps où on l’a faite: Cet arbre était vert — cet arbre est vert — cet arbre sera vert.
On a parfois considéré la relation entre le sujet et le prédicat comme une relation entre le déterminé et le déterminant. Entre les appellations „arbre” et „vert” on a vu des rapports déterminatifs égaux, que ce soit dans l’expression „l’arbre vert” ou dans la phrase „l’arbre est vert”. Grâce aux études de N. Troubetzkoy8 ce point de vue est apparu définitivement indéfendable. Troubetzkoy distingue les syntagmes déterminatifs („l’arbre vert”) et les syntagmes prédicatifs („l’arbre est vert”). Nous avons montré plus haut que, pour la liaison du sujet et du prédicat, et en général pour le caractère fondamental de la phrase, c’est surtout le rapport d’existence qui est important. Et puisque le syntagme prédicatif n’existe dans la phrase que comme l’expression formelle d’un rapport d’existence entre le sujet et le prédicat, on peut peut-être appeler ce syntagme prédicatif „syntagme phraséistique”. Nous appelons „fonction phra- séistique” la fonction dite indicatrice des rapports réciproques des objets que l’on trouve dans la phrase.
Nous nous sommes efforcés de montrer ici que dans la phrase il s’agit d’exprimer un rapport d’existence, de désigner la chose nommée comme existante. De ce point de vue, il est possible de définir la phrase comme l’indication de la chose nommée en tant qu’existante. Cela se manifeste dans la forme par le syntagme prédicatif, c’est-à-dire phr aséistique. Il faudrait déterminer la forme de ces syntagmes phraséistiques dans chaque langue et les règles d’après lesquelles on les forme. Mais cela dépasse le but de cet article.
Notes
1. Promluva jako linguisticky pojem (L’énonciation comme notion de la linguistique). Slovo a slove sno st III, 1937, 163—166.
2. O. c.
3. O. c.
4. Pour la dernière fois dans l’étude Řеč a sloh (Le langage et le style), publiée dans l’ouvrage Čtení o jazyce a poesii (Conférences sur la langue et la poésie), Prague 1942 13—102. Rédigé par. Boh. Havránek et Jan Mukařovský.
5. „usúvztažáñovacia funkcia”.
6. Cf. p. ex. R. Jakobson, Beitrag zur allgemeinen Kasuslehre. TCLP VI, Prague 1936, 240 — ZEE.
7. Cf. p. ex. J. Baudiã, Řеč (Le langage). Bratislava, 1926, 41, 46.
*From Recueil Linguistique de Bratislava, I: 39-43 (1948).
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