“A Prague School Reader in Linguistics”
A côté de la phonologie, qui étudie le système des phonèmes considérés comme étant les idées acoustico-motrices, significatives dans une langue donnée, les plus simples, et de la morphologie, qui étudie le système des morphèmes, la grammaire doit comprendre encore un chapitre particulier, qui étudie l’utilisation morphologique des différences phonologiques, et qui peut être appelée la « morpho-phonologie » ou, en abrégeant, la « morphonologie ».
Ce n’est pas dans toutes les langues que les morphèmes représentent une alternance de formes phoniques, mais, en tout cas, la majorité des langues indo-européennes et dans ce nombre, toutes les langues slaves, se rapportent Ճ ce type. Dans les langues slaves, un seul et même morphème se présente sous différentes formes phoniques en fonction des autres morphèmes avec lesquels il forme combinaison et s’unit pour constituer un tout lexical ou syntaxique. Ainsi, dans les mots russes рука etpy4HOH, les ensembles phoniques рук et руч sont sentis comme deux formes phoniques d’un seul et même morphème, qui vit, dans la conscience linguistique, Ճ la fois dans ces deux formes phoniques, ou, plus précisément, sous une forme py ob est une idée complexe: « les phonèmes К et 4 , susceptibles de se remplacer l’un l’autre en fonction des conditions de structure morphologique du mot ». Ces idées, complexes, de deux ou plusieurs phonème s susceptibles, en fonction des conditions de structure morphologique du mot, de se remplacer l’un l’autre au sein d’un seul et même morphème, peuvent être appelées des « morpho-phonèmes » ou des « morphonèmes » (le terme de « morpho-phonème » et son abréviation « morphonème » ont été inventés par M. H. Ulaszyn, mais pris par lui dans un autre sens). Il y a lieu de souligner particulièrement qu’il est ici question, très précisément, de phonèmes, et non de sons, susceptibles d’alterner. Ainsi, dans le mot russe рука, le son К est postpalatal, dans le mot руки le son К est palatal, mais ces deux sons ne sont que deux réalisations phonétiques d’un seul et même phonème, le choix de l’une ou de l’autre dépendant exclusivement de circonstances phonétiques extérieures: devant le phonème « a», le phonème «K » se réalise toujours comme postpalatal, devant le phonème « i », il se réalise toujours comme occlusive sourde palatale; la morphologie n’a rien ՝ե voir ici. Il en va tout autrement du rapport entre к et 4 dans le cas рука : ручной. D’abord, к et 4 sont deux phonèmes qui peuvent figurer dans des positions phonétiques identiques, en créant par leur différence une différence de sens (par ex. кума : чума , кот : чот). L’un et l’autre phonèmes peuvent figurer et devant « a » (par ex. каша : чаша) et devant « н » (на кнут : начнут). Aussi l’alternance de ces deux phonèmes que l’on observe dans le cas рука : ручной n’est-elle pas due à un agencement phonétique, mais Ճ la structure morphologique du mot, — fait d’un tout autre ordre que l’alternance d’explosive postpalatale et d’occlusive palatale observée dans le cas рука:руки.
Pour que des formes phonétiques différentes d’un seul et même phonème soient senties comme se remplaçant l’une l’autre, il est indispensable que le nombre des morphonèmes existant dans une langue donnée soit rigoureusement déterminé et délimité. Il n’existe dans chaque langue slave qu’un nombre limité de ces morphonèmes. La place que peut occuper un morphonème donné ն l’intérieur d’un morphème est également rigoureusement délimitée et déterminée. Ainsi, par ex., dans toutes les langues slaves contemporaines, les morphonèmes k: č et x : ã ne sont admis que comme éléments finaux de morphèmes: en russe, dans les cas du type рука : ручной ou ухо : ушной, les alternances k : č et x : š n’affectent pas l’unité des morphèmes, alors que dans des cas comme коса : чесать ou ходить : шедший, les mêmes alternances k : č et x : š rendent impossible toute conscience d’une unité des morphèmes (en dépit du fait que, dans des cas analogues, comme воз : везет ou водить : ведший, l’alternance v : v’ n’empêche nullement la conscience de l’unité des morphèmes). Il en est absolument de même dans les autres langues slaves: les alternances k : č et x : š n’y sont pas admises au commencement du morphème: 1à oïi elles ont eu lieu historiquement (comme dans kosa : Cesati, xoditi : äbdii), le lien est déjà, perdu entre les deux formes phonétiques du morphème, et dans la conscience linguistique, ce n’est plus un morphème unique, mais deux morphèmes indépendants qui existent. Outre la place occupée par le morphonème à l’intérieur du morphème, sont également rigoureusement déterminées les catégories de morphèmes qui admettent, d’une manière générale, des mor- phonèmes donnés. Si les morphonèmes qui ne sont admis que dans les morphèmes radicaux et suffixaux ne le sont pas dans les morphèmes préfixaux, d’autres (par ex. en tchèque les morphonèmes -i, ) le sont également dans les morphèmes suffixaux etc. . . Finalement, on peut distinguer les fonctions mêmes des morphonèmes: il existe des morphèmes qui conservent une seule forme phonétique Ճ travers toutes les formes de flexion et qui ne présentent une alternance de formes phonétiques que dans les formes de formations de radicaux, tandis que d’autres accusent des alternances de formes phonétiques même dans les formes de flexion; il y a des morphonèmes qu’admettent seulement les morphèmes de la première de ces deux catégories, etc. . .
Les systèmes morphonologiques des langues slaves sont passablement variés. Chaque langue slave a son système propre, qui se distingue essentiellement de celui des autres langues slaves. Or, d’ordinaire, cette diversité s’efface dans les grammaires des différentes langues slaves. Juste dans l’exposé des faits de morphonologie, les slavistes tombent ordinairement dans la grammaire historique, effaçant ainsi l’originalité individuelle de chaque système morphonologique existant. D’habitude, on procède ն une simple énumération de tous les types d’alternances phonétiques existant dans une langue donnée sans faire aucune distinction entre types « vivants » et les types « morts » ni tenir compte des conditions spéciales qui déterminent l’existence d’un type d’alternances phonétiques, et même, souvent, les alternances morphonologiques sont confondues avec des alternances, conditionnées de l’extérieur (phonétiquement), de réalisations phonétiques diverses d’un seul et même phonème (par ex. le remplacement des consonnes sourdes par des sonores devant sonore, et des consonnes sonores par des sourdes devant consonne sourde). De cette façon, on aboutit Ճ une représentation entièrement faussée de la morphonologie, ou, plus précisément, l’idée même de la morphonologie comme division particulière de la grammaire descriptive disparaît complètement, et l’on n’a qu’une énumération de quelques données morphonologiques, dont tout le sens consiste en la possibilité qu’on se donne de renvoyer, en exposant plus loin la morphologie, dans les différents cas isolés à cette énumération. Or, la morphonologie, qui réalise une union de la morphologie avec la phonologie, occupe dans la vie de la langue une place extrêmement importante. Il ne faut jamais perdre de vue le système morphonologique dans l’étude non seulement statique-descriptive (synchronique), mais aussi historique (diachronique) de la langue, et dans les recherches non seulement de langues particulières, «mais aussi de dialectologie. La morphonologie est souvent un facteur qui favorise, ou au contraire, gêne l’expansion des changements phonétiques ou morphologiques particuliers. Beaucoup de ces changements ont été suscités directement par le besoin d’un réaménagement du système morphonologique. En tout cas, il y a lieu, dans l’étude des changements phonétiques et morphologiques, de toujours éclaircir si un changement donné n’a pas provoqué de décalage dans le système morphonologique.
En conséquence de tout ce qui vient d’être indiqué, il sied de formuler le voeu de voir les slavistes s’attacher sérieusement ՝ճ la description précise des systèmes morphonologiques dans le sens ci-dessus exposé, et compter avec la morphonologie dans leurs études tant de diachronie et de dialectologie que de synchronie.
Notes
1. La notice présente ne prétend à rien d’autre qu’à exprimer les voeux de l’auteur au 1er Congrès des Philologues Slaves à Prague.
*From Travaux du Cercle Linguistique de Prague I: 85-88 (1929).
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